Anne Dufourmantelle

Portrait de Anne Dufourmantelle

Anne Dufourmantelle (1964-2017) était une psychanalyste, philosophe, éditrice, chroniqueuse et romancière française.

Dans ses livres, on devine une analyste extrêmement attentive à la souffrance de ses analysants. Cela témoigne de l'humanité accomplie de la personne, ce que confirme sa mort prématurée en juste, alors qu'elle tentait de sauver un enfant emporté par une mer démontée.

Un certain nombre de ses ouvrages sont centrés sur une vertu. Parmi eux, Éloge du risque et Puissance de la douceur traitent de deux vertus chevaleresques que le méditant authentiquement engagé sur la voie fera siennes.

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Vies blanches

Il y a des vies blanches sans autre signe extérieur de leur destruction que d'appartenir à l'absence – à soi, aux autres, au monde.

page(s) 88
• La douceur est inquiétante

La douceur est inquiétante. Nous la désirons, mais elle est irrecevable. Quand ils ne sont pas méprisés, les doux sont persécutés ou sanctifiés. Nous les abandonnons parce que la douceur comme puissance nous oppose en réalité à notre propre faiblesse.

page(s) 16
• Qui-vive

Les valeurs auxquelles s'accorde la douceur sont parfois exténuantes, elles exigent un savoir-vivre très loin de ce qui nous est proposé comme édulcorant à nos vies. Un qui-vive.

page(s) 38
• Regarder, sans condamner, la dévastation

[C]e sera toujours la noblesse des doux de pouvoir, sans condamner, poser un regard sur ce qui dévaste et sur ce que dévastent les violents.

page(s) 30
• Pourquoi ne pas risquer l’amitié avec la peur ?

On vit dans la peur sans le savoir, on est environné par elle comme par une présence fantomatique, une apparition. La peur nous inquiète et nous sidère, et pourtant… pourquoi ne pas en risquer l’amitié comme on approche, de nuit, certains grands animaux ? En allant d'abord, et de nuit, à sa rencontre. Nous croyons être retenus par nos peurs, nous croyons ne pas avoir la force de les affronter, car ce serait alors les connaître, mais aussi les aimer, s'y attacher même.

Nos peurs sont le visage de notre émerveillement futur, le commencement de toute création. Elles sont les rebuts cristallisés de nos plus infimes émotions, elles courent sous nos doigts et nous les laissons filer, regrettant de ne pas les avoir gardées.

Nous faisons front contre nos peurs et, silencieusement, nous sommes retenus intérieurement par le souvenir d'espérances très anciennes. Nous vivons sous anesthésie locale, sous enveloppe de cellophane, cherchant désespérément quelle substance, quel amour pourrait nous éveiller sans crainte.

page(s) 77
• La folie douce

« " Il n'y a, à mes yeux, de grandeur que dans la douceur " (Simone Weil) Je dirais plutôt : rien d'extrême que par la douceur. La folie par excès de douceur, la folie douce. » Maurice Blanchot

page(s) 110
• Paradoxale sauvagerie de la douceur

De l’animalité, la douceur garde le secret. Une fondamentale et paradoxale sauvagerie, aussi étrangère à toute forme d'apprivoisement que l'enfance. Ne relevant pas de la seule condition humaine, elle en trace les limites. Si proche de l'animalité qu'elle s'y confond parfois, la douceur s'éprouve au point de rendre possible l'hypothèse d'un instinct qui lui serait propre. Elle serait le trait d'une « pulsion de douceur » première, de protection, de compassion – de bonté même. Un instinct au plus près de l'être, qui ne serait pas seulement affecté à la conservation de soi, mais à la relation.

page(s) 23
• Une société menacée par le rapport à l'absolu

[C]eux qu'on a appelés les innocents ne se savent pas porteurs d'une douceur qui les voue à l'errance et à la solitude. Sa contiguïté avec la bonté et la beauté la rend dangereuse pour une société qui n'est jamais autant menacée que par le rapport d'un être à l'absolu.

page(s) 13
• La douceur peut retourner le mal

Dans l'ordre du symbolique comme dans certains arts martiaux, la douceur peut retourner le mal et le défaire mieux qu'aucune autre réponse. Rien ne peut l'obliger ni y commettre autrui.

De nos jours, la douceur nous est vendue sous sa forme frelatée de mièvrerie. En l'exaltant dans l'infantile, l'époque la dénie. C'est ainsi que l'on tente de venir à bout des hautes exigences de sa subtilité, non plus en la combattant mais en la lénifiant. Le langage lui-même s'en trouve perverti : ce que notre société destine aux êtres humains qu'elle broie « en douceur », elle le fera au nom des valeurs les plus élevées : bonheur, vérité, sécurité.

page(s) 13
• Douceur & retrait

Il est devenu intolérable sous nos latitudes de « se retirer » ou alors ce retrait doit être annoncé, programmé et inscrit. Le jardin secret est prévenu d'une pancarte, c'est-à-dire qu'il n'est plus secret. La douceur est dans ce retrait, qui s'accompagne de ses vertus secondes : le tact, la subtilité, la réserve, la discrétion.

page(s) 85
• Ne pas mourir de notre vivant

Et si ne pas mourir de notre vivant était le premier de tous les risques, qui se réfractait dans la proximité humaine de la naissance et de la mort ?

Le risque est un kairos, au sens grec de l'instant décisif. Et ce qu'il détermine n'est pas seulement l'avenir, mais aussi le passé, en arrière de notre horizon d'attente, dans lequel il révèle une réserve insoupçonnée de liberté. Comment nommer ce qui, en décidant de l'avenir, réanime de fait le passé, l'empêchant de se fixer ? […] L'instant de la décision, celui où le risque est pris, inaugure un temps autre, comme le traumatisme. Mais un trauma positif. Ce serait, miraculeusement, le contraire de la névrose dont la marque de fabrique est de prendre aux rets l'avenir de telle sorte qu'il façonne notre présent selon la matrice des expériences passées, ne laissant aucune place à l'effraction de l'inédit, au déplacement, même infime qu'ouvre une ligne d'horizon.

page(s) 13-14
• Cet espace « autre » à l’intérieur de soi

Obéir à soi, ce serait respecter que nous ne sommes pas entièrement subjectifs, que le moi n'est qu'une part de nous-même, qui nous gouverne certes, et fonde notre identité. Mais certaines expériences ne demandent pas l'assentiment d'un sujet, cela « arrive » et nous arrive, voilà tout, et nous sommes à cet endroit-là juste un moment, un événement de ce monde.

Obéir « à soi », c'est reconnaître qu'il existe un lieu inaliénable que le subjectif ne contient pas entièrement. Le for intérieur, au Moyen-Âge, désignait peut-être mais sous des couleurs clairement spirituelles, cet espace « autre » à l'intérieur de soi qui, même sous la torture, ne pouvait pas se rendre, je veux dire par là que même avouant, il ne pouvait offrir au bourreau ce lieu imprenable, universel, de sa liberté.

page(s) 29-30
• La douceur résiste

[L]a douceur résiste. À la perversion. Comme avant et après elle, la folie, mais la folie abdique le commerce avec le monde dit réel. La douceur, non.

page(s) 43
• Trauma & création

La douceur est ce qui retourne l'effraction traumatique en création. Ce qui sur la nuit hantée pose de la lumière, sur le deuil un visage aimé, sur l'effondrement de l'exil une promesse de rive où se tenir. C'est ainsi qu'entre la lumière, empreinte plus forte que l'envie d'y revenir, plus forte que l'objet perdu de la mélancolie ou du renoncement.

Pour approcher, voire guérir d'un trauma, il faut pouvoir aller jusque-là où le corps a été atteint. Il faut coudre une autre peau sur la brûlure de l'événement. Fabriquer une enveloppe protectrice ad minima sans quoi aucune délivrance n'est possible, car alors le trauma fera hantise dans la vie de l'individu. La douceur est l'une des conditions de cette reconstruction.

Le trauma est un ravissement négatif. Le sujet est ravi à lui-même, son moi ne gouverne plus, il est emporté, démâté, quelque chose le saisit qui le fait revenir à ce moment de l'existence où il n'était pas encore constitué ni construit mais déjà entièrement existant. Le trauma est une subversion qui ordonne un exil. De n'en rien vouloir savoir fait le lit de toutes les dépressions, du régime du renoncement le plus radical à celui en demi-teintes de la dépression blanche. Et des médicaments rafistoleront l'envie d'exister ou le chagrin d'amour ou l'échec professionnel ou le sentiment d'imposture, car rien ne vient recoudre cette plaie. Rien d'autre que la création, qui la rouvre aussi autrement et ailleurs, mais sur un terrain moins mouvant.

La douceur peut venir quand cesse la douleur traumatique. Ce retour à la liberté d'un corps non violenté, d'une parole saine est déjà une création. C'est retrouver des sensations primitives de commencement du désir, de commencement du temps aussi peut-être. Sortir du trauma allège des contraintes que la douleur exerçait. La convalescence offre une saveur telle qu'elle est en soi une sorte de miracle qu'on ne goûtera que cette unique fois.

page(s) 119-121
• Ce qui dans la douceur fait lien

[C]e à quoi [la douceur] nous convoque : penser la valeur de ce qui nous altère « vers le bien » et se dispense en conscience est essentiel. Parce qu'elle suppose un rapport du sujet à l'altérité, sa qualité ne désigne pas seulement la substance ou l'atmosphère qu'elle délivre, mais ce qui en elle fait lien : « intelligere ». Son privilège est l'accord. Elle tient compte de la cruauté, de l'injustice du monde. Être doux avec les choses et les êtres, c'est les comprendre dans leur insuffisance, leur précarité, leur immaturité, leur bêtise. C'est ne pas vouloir ajouter à la souffrance, à l'exclusion, à la cruauté et inventer l'espace d'une humanité sensible, d'un rapport à l'autre qui accepte sa faiblesse ou ce qu'il pourra décevoir en soi.

page(s) 29
• Douceur, violence et pouvoir

La douceur provoque de la violence car elle n'offre aucune prise possible au pouvoir.

page(s) 12
• Choisir consciemment la vie

On ne se remet pas de son enfance sans choisir une seconde fois, consciemment, la vie. Naître ne suffit pas. Les joies, les attentes, les ennuis de l'enfance sont des événements qui nous rassemblent dans une intensité qui va donner le « la » à toute une existence. En ce sens toute l'enfance est « traumatique » non dans un sens dramatique, mais du fait d'atteindre en nous des territoires psychiques d'abord par la perception et la sensibilité. Et qu'être entièrement là, sans reste, est rare et devient plus rare au cours de la vie, au fur et à mesure que notre moi dispersé, fragmenté, prend la relève, que l'absence à nous-même devient la règle.

page(s) 133
• Aux confins

Il y a la douceur de la mère envers son enfant, la caresse de l'amant, celle de l'animal, il y a la douceur d'une atmosphère et celle d'un état d'esprit. La subtilité vient du précieux de chacune de ces occasions. Ce qui est touché ou gardé ou ressenti diffuse une qualité qu'il est difficile de cerner sur le moment mais qui nimbe le réel. La bonne distance qu'invente la douceur permet à chacun d'exister dans son propre espace ; elle est le contraire de l'effraction.

Comment nommer cette part sauvage de nous-même qui va chercher aux confins de ce retrait qu'on appelle « être seul », le commencement de cette vie choisie et non subie ?

page(s) 122
• Renoncer à devenir soi-même

Prendre le risque de l'immanence, ne serait-ce pas commencer à renoncer à devenir soi-même ? Au sens où ce qu'on définit par « soi-même » et que l'on voudrait à tout prix nous faire reconnaître et aimer mieux, c'est encore et toujours une projection imaginaire née de nos attachements, nos peurs, nos attentes…

Les expériences les plus fortes qui nous sont données de vivre dissolvent le « soi-même » plus qu'aucune résolution négative. Dans la perception élargie de l'instant et du monde, dans la joie instantanée qu'elles infusent, dans le retournement intérieur qu'elles provoquent et l'allègement de toute angoisse, il se passe une étrange réconciliation, comme si le réel ne s'opposait plus.

page(s) 71
• Le corps déserté par la douceur

L’angoisse vient dans le corps lorsqu'il est déserté par la douceur.

page(s) 129