Dans les forêts de Sibérie

Gallimard, 2011
14 cm x 21 cm, 270 pages
Folio, 2018


Couverture de Dans les forêts de Sibérie
Couverture poche de Dans les forêts de Sibérie

Extraits de l'ouvrage

• Devoir de vertu du solitaire

« Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s’épuise pas… » écrit Rousseau dans les Rêveries.

L’épreuve de la solitude, Rousseau la perçoit dans la cinquième de ses promenades. Le solitaire doit s’astreindre au devoir de vertu, dit-il, et ne peut se permettre la cruauté. S’il se comporte mal, l’expérience de son érémitisme lui imposera une double peine : d’une part, il aura à supporter une atmosphère viciée par sa propre méchanceté et, de l’autre, il lui faudra subir l’échec de n’avoir pas été digne du genre humain. « L’homme civil veut que les autres soient contents de lui, le solitaire est forcé de l’être lui-même ou sa vie est insupportable. Aussi, le second est forcé d’être vertueux. » La solitude de Rousseau génère la bonté. Par effet de retour, elle dissoudra le souvenir des vilenies humaines. Elle est le baume appliqué sur la plaie de la méfiance à l’égard de ses semblables : « J’aime mieux les fuir que les haïr », écrit-il des hommes dans la sixième promenade.

C’est dans l’intérêt du solitaire de se montrer bienveillant avec ce qui l’entoure, de rallier à sa cause bêtes, plantes et dieux. Pourquoi ajouterait-il à l’austérité de son état le sentiment de l’hostilité du monde ? L’ermite s’interdit toute brutalité à l’égard de son environnement. C’est le syndrome de saint François d’Assise. Le sait parle à ses frères oiseaux, Bouddha caresse l’éléphant enragé, saint Séraphin de Sarov nourrit les ours bruns, et Rousseau cherche consolation dans l’herborisation.

page(s) 101-102
• Le non-agir aiguise la perception

Mais garde ! Le non-agir chinois n’est pas l’acédie. Le non-agir aiguise la perception de toute chose. L’ermite absorbe l’univers, accorde une tension extrême à sa plus petite facette. Assis en tailleur sous l’amandier il entend le choc du pétale sur la surface de l’étang. Il voit vibrer le bord de la plume de la grue en vol. Il sent monter dans l’air l’odeur de fleur heureuse dont s’enveloppe le soir.

page(s) 117
• Se défaire de toute identité

La retraite est révolte. Gagner sa cabane, c’est disparaître des écrans de contrôle. L’ermite s’efface. Il n’envoie plus de traces numériques, plus de signaux téléphoniques, plus d’impulsions bancaires. Il se défait de toute identité. Il pratique un hacking à l’envers, sort du grand jeu. Nul besoin d’ailleurs de gagner la forêt. L’ascétisme révolutionnaire se pratique en milieu urbain. La société de consommation offre le choix de s’y conformer. Il suffit d’un peu de discipline. Dans l’abondance, libre aux uns de vivre en poussah mais libre aux autres de jouer les moines et de vivre amaigris dans le murmure des livres. Ceux-ci recourent alors aux forêts intérieures sans quitter leur appartement. […]

La société de consommation est une expression légèrement infâme, née du fantasme de grands enfants déçus d’avoir été trop gâtés. Ils n’ont pas la force de se réformer et rêveraient qu’on les contraigne à la sobriété.

page(s) 120-121
• Couper du bois, un art martial

Ce soir, je fends du bois dans la clairière. Il faut d’abord coincer le merlin d’un coup puissant dans la chair du bois. Une fois le métal profondément engagé, il faut soulever d’un geste la hache et le rondin qui la retient et abattre la tranche de la cognée de toute sa force sur le billot de coupe. Si le coup est bien porté le tronc se fend en deux. Ensuite, avec la hachette il n’y a plus qu’à débiter des bûchettes. Le geste rentre et il ne m’arrive plus de rater la cible. Il y a un mois, il me fallait trois fois plus de temps pour rentrer ma corvée de bois. Dans quelques semaines, je serai une machine à débiter. Quand le métal frappe parfaitement où il faut et que la bûche se fend dans un claquement de fibres, j'en arrive à me convaincre que couper du bois est un art martial.

page(s) 122
• Faible rayonnement d’énergie grise

Vivre replié dans un espace que le regard embrasse, qu’une journée de marche permet de circonscrire et que l’esprit se représente.

Mes dîners du Baïkal contiennent un faible rayonnement d’énergie grise. L’énergie grise explose quand la valeur calorifique des aliments est inférieure à la dépense énergétique nécessaire à leur production et à leur acheminement.

page(s) 130
• Joie des bois, mais absence d’humour

Il y a une joie dans ces bois mais pas une once d’humour. Voilà peut-être ce qui rend le visage des ermites si graves et les écrits de Thoreau si sérieux.

page(s) 149
• Tenir en équilibre dans le présent

Les chiens se ruent dans mes jambes à tout moment. Ils ont trouvé chez moi un répondant à leur tendresse. Ils ne spéculent pas ni ne se complaisent dans leurs souvenirs. Entre l’envie et le regret, il y a un point qui s’appelle le présent. Il faudrait s’entraîner à y tenir en équilibre comme ces jongleurs qui font tourner leurs balles, debout sur le goulot d’une bouteille. Les chiens y parviennent.

page(s) 162
• Pauvreté et attention

Avoir peu à faire entraîne à porter attention à toute chose.

page(s) 166
• Ne rien posséder

On dispose de tout ce qu’il faut lorsque l’on organise sa vie autour de l’idée de ne rien posséder.

page(s) 176
• Tuer l’intensité d’un moment

Penser qu’il faudrait le prendre en photo est le meilleur moyen de tuer l’intensité d’un moment.

page(s) 178
• Jamais aussi vivant que mort au monde

Dans un ermitage, on se contente d’être aux loges de la forêt. Les fenêtres servent à accueillir la nature en soi, non à s’en protéger. On la contemple, on y prélève ce qu’il faut, mais on ne nourrit pas l’ambition de la soumettre. La cabane permet une posture, mais ne donne pas un statut. On joue à l’ermite, on ne peut se prétendre pionnier.

L’ermite accepte de ne plus rien peser dans la marche du monde, de ne compter pour rien dans la chaîne des causalités. Ses pensées ne modèleront pas le cours des choses, n’influenceront personne. Ses actes ne signifieront rien. (Peut-être sera-t-il encore l’objet de quelques souvenirs.) Qu’elle est légère, cette pensée ! Et comme elle prélude au détachement final : on ne se sent jamais aussi vivant que mort au monde !

page(s) 197-198
• Être heureux c’est savoir qu’on l’est

Vivre ne devrait consister qu’en ceci : prononcer sans cesse des actions de grâce pour remercier le destin du moindre bienfait. Être heureux c’est savoir qu’on l’est.

page(s) 223
• Une profession de foi énergétique

La vie dans la cabane est une profession de foi énergétique aux antipodes du prométhéisme historique. La hache du bûcheron et le panneau solaire pourvoient lumière et chaleur. La frugalité énergétique ne pèse pas. Ni la joie de se savoir autosuffisant et le sentiment religieux d’être bénéficiaire des prodigalités du soleil. Les panneaux photovoltaïques captent l’averse de photons tombés des cieux. Le bois – qui est le fossile de la lumière solaire – libère son énergie dans le feu.

Chaque calorie tirée de la pêche ou de la cueillette, chaque photon assimilé par le corps est dépensé pour pêcher, cueillir, puiser de l’eau et couper du bois. L’homme des bois est une machine de recyclage énergétique. Le recours aux forêts est recours à soi-même. Privé de voiture, l’ermite marche. Privé de supermarché, il pêche. Privé de chaudière, son bras fende le bois. Le principe de non-délégation concerne aussi l’esprit : privé de télé, il ouvre un livre.

page(s) 254
• Communisme de la cabane

Le communisme de la cabane consiste à refuser les intermédiaires. L’ermite sait d’où vient son bois, son eau, la chair de ce qu’il mange et la fleur d’églantier qui parfume sa table. Le principe de proximité guide sa vie. Il refuse de vivre dans l’abstraction du progrès et de ponctionner une énergie dont il ignore tout. Être moderne : refuser de se préoccuper de l’origine des bienfaits du progrès.

page(s) 254
• L’ermite gagne en douceur ce qu’il perd en civilité

La vie en cabane est un papier de verre. Elle décape l’âme, met l’être à nu, ensauvage l’esprit et embroussaille le corps, mais elle déploie au fond du cœur des papilles aussi sensibles que les spores. L’ermite gagne en douceur ce qu’il perd en civilité. « Peut-être notre ancêtre était-il plus gracieux devant le plaisir, plus conscient de son bonheur, dans la proportion où il était moins délicat dans la souffrance », écrit Bachelard dans La psychanalyse du feu.

S’il veut garantir sa santé mentale, un anachorète jeté sur un rivage doit habiter l’instant. Qu’il commence à échafauder des plans, il versera dans la folie. Le présent, camisole de protection contre les sirènes de l’avenir.

page(s) 255-256
• À la seule appréciation des âmes détachées de toute ambition

Ces montagnes n’offrent rien qu’une profusion de sensations à éprouver sur-le-champ. L’homme ne les bonifiera jamais. Dans ce paysage sans promesse, écartelé de grandeur, les calculateurs en seront pour leurs frais. Rien ne soumettra cette nature. Elle repose, à la seule appréciation des âmes détachées de toute ambition.

page(s) 260
• Je vais enfin savoir si j’ai une vie intérieure

Le camion n’est plus qu’un point. Je suis seul. Les montagnes m’apparaissent plus sévères. Le paysage se révèle, intense. Le pays me saute au visage. C’est fou ce que l’homme accapare l’attention de l’homme. La présence des autres affadit le monde. La solitude est cette conquête qui vous rend jouissance des choses.

Il fait -33°C. Le camion s’est fondu à la brume. Le silence descend du ciel sous la forme de petits copeaux blancs. Être seul, c’est entendre le silence. Une rafale. Le grésil brouille la vue. Je pousse un hurlement. J’écarte les bras, tends mon visage au vide glacé et rentre au chaud.

J’ai atteint le débarcadère de ma vie.

Je vais enfin savoir si j’ai une vie intérieure.

page(s) 36
• Matière à ralentir le temps

Je voulais régler un vieux contentieux avec le temps. J’avais trouvé dans la marche à pied matière à le ralentir.

page(s) 39
• Union plénière du civilisé avec le sauvage

Je me fis alors le serment de vivre plusieurs mois en cabane, seul, avant mes quarante ans. Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus chers que l’or. Sur une Terre surpeuplée, surchauffée, bruyante, une cabane forestière est l’eldorado. À mille cinq cents kilomètres au sud, vibre la Chine. Un milliard et demi d’êtres humains s’apprêtent à y manquer d’eau, de bois, d’espace. Vivre dans les futaies au bord de la plus grande réserve d’eau douce du monde est un luxe. Un jour, les pétroliers saoudiens, les nouveaux riches indiens et les businessmen russes qui traînent leur ennui dans les lobbys en marbre des palaces le comprendront.Il sera temps alors de monter un peu plus en latitude et de gagner la toundra. Le bonheur se situera au-delà du 60° parallèle Nord.

Habiter joyeusement des clairières sauvages vaut mieux que dépérir en ville. Dans le sixième volume de L’Homme et la Terre, le géographe Élisée Reclus – maître anarchiste et styliste désuet – déroule une superbe idée. L’avenir de l’humanité résiderait dans « l’union plénière du civilisé avec le sauvage ». Il ne serait pas nécessaire de choisir entre notre faim de progrès technique et notre soif d’espaces vierges.

page(s) 41
• Ne pas peser trop à la surface du globe

La vie dans les bois permet de régler sa dette. Nous respirons, mangeons des fruits, cueillons des fleurs, nous baignons dans l’eau de la rivière et puis un jour, nous mourons sans payer l’addition à la planète. L’existence est une grivèlerie. L’idéal serait de traverser la vie tel le troll scandinave qui court la lande sans laisser de traces sur les bruyères. […]

L’essentiel ? Ne pas peser trop à la surface du globe. Enfermé dans son cube de rondins, l’ermite ne souille pas la Terre. Au seuil de son isba, il regarde les saisons danser la gigue de l’éternel retour. Privé de machine, il entretient son corps. Coupé de toute communication, il déchiffre la langue des arbres. Libéré de la télévision, il découvre qu’une fenêtre est plus transparente qu’un écran. Sa cabane égaie la rive et pourvoit au confort. Un jour, on est las de parler de « décroissance » et d’amour de la nature. L’envie nous prend d’aligner nos actes et nos idées. Il est temps de quitter la ville et de tirer sur les discours le rideau des forêts.

La cabane, royaume de simplification. Sous le couvert des pins, la vie se réduit à des gestes vitaux. Le temps arraché aux corvées quotidiennes est occupé au repos, à la contemplation et aux menues jouissances. L’éventail de choses à accomplir est réduit. Lire, tirer de l’eau, couper le bois, écrire et verser le thé deviennent des liturgies. En ville, chaque acte se déroule au détriment de mille autres. La forêt resserre ce que la ville disperse.

page(s) 42-43
• Inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir

S’asseoir devant la fenêtre le thé à la main, laisser infuser les heures, offrir au paysage de décliner ses nuances, ne plus penser à rien et soudain saisir l’idée qui passe, la jeter sur le carnet de notes. Usage de la fenêtre : inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir.

page(s) 43
• La cabane est un laboratoire

Une fuite, la vie dans les bois ? La fuite est le nom que les gens ensablés dans les fondrières de l’habitude donnent à l’élan vital. Un jeu ? Assurément ! Comment appeler autrement un séjour de réclusion volontaire sur un rivage forestier avec une caisse de livres et des raquettes à neige ? Une quête ? Trop grand mot. Une expérience ? Au sens scientifique, oui. La cabane est un laboratoire. Une paillasse où précipiter ses désirs de liberté, de silence et de solitude. Un champ expérimental où s’inventer une vie ralentie.

Les théoriciens de l’écologie prônent la décroissance. Puisque nous ne pouvons continuer à viser une croissance infinie dans un monde aux ressources raréfiées, nous devrions ralentir nos rythmes, simplifier nos existences, revoir à la baisse nos exigences. On peut accepter ces changements de plein gré. Demain, les crises économiques nous les imposeront.

page(s) 48
• Sobriété et luxe de l’ermite

La sobriété de l’ermite est de ne pas s’encombrer d’objets, ni de semblables. De se déshabituer de ses anciens besoins.

Le luxe de l’ermite, c’est la beauté. Son regard, où qu’il se pose, découvre une absolue splendeur. Le cours des heures n’est jamais interrompu [sauf accident]. La technique ne l’emprisonne pas dans le cercle de feu des besoins qu’elle crée.

page(s) 48-49
• Rayonnement du coureur de bois

Les coureurs de bois sont des centrales irradiant de force vitale. Lorsqu’ils entrent dans une pièce, leur rayonnement emplit l’espace.

page(s) 63
• Gagner en poésie

Privé de conversation, de contradiction et des sarcasmes des interlocuteurs, l’ermite est moins drôle, moins vif, moins incisif, moins mondain, moins rapide que son cousin des villes. Il gagne en poésie ce qu’il perde en agilité.

page(s) 63
• Seule vertu, l’acceptation

Dans une perspective naturaliste, l’homme révolté est une chose inutile. La seule vertu, sous les latitudes forestières, c’est l’acceptation.

page(s) 68
• Ingrédients de la vie sans entraves

Sur l’île, il jouit de deux ingrédients nécessaires à la vie sans entraves : la solitude et l’immensité.

page(s) 92
• Liberté intérieure

Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en cabane.

page(s) 94

Quatrième de couverture

« Assez tôt, j'ai compris que je n'allais pas pouvoir faire grand-chose pour changer le monde. Je me suis alors promis de m'installer quelque temps, seul, dans une cabane. Dans les forêts de Sibérie.

J'ai acquis une isba de bois, loin de tout, sur les bords du lac Baïkal. Là, pendant six mois, à cinq jours de marche du premier village, perdu dans une nature démesurée, j'ai tâché d'être heureux. Je crois y être parvenu. Deux chiens, un poêle à bois, une fenêtre ouverte sur un lac suffisent à la vie.

Et si la liberté consistait à posséder le temps ? Et si le bonheur revenait à disposer de solitude, d'espace et de silence – toutes choses dont manqueront les générations futures ?

Tant qu'il y aura des cabanes au fond des bois, rien ne sera tout à fait perdu. »