Sylvain Tesson

Portrait de Tesson

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Elle était là et le monde s’annulait

[La panthère, j]e la croyais camouflée dans le paysage, c’était le paysage qui s’annulait à son apparition. Par un effet d’optique digne du zoom arrière cinématographique, à chaque fois que mon œil tombait sur elle, le décor reculait, puis se résorbait tout entier dans les traits de sa face. Née de ce substrat, elle était devenue la montagne, elle en sortait. Elle était là et le monde s’annulait. Elle incarnait la Physis grecque, natura en latin, dont Heidegger donnait cette définition religieuse : « ce qui surgit de soi-même et apparaît ainsi » [Remarques sur Art-Sculpture-Espace]

page(s) 106-107
• Un totem de la discrétion

[L]e blaireau était haï dans les campagnes et irrépressiblement détruit. On l’accusait de fouir le sol, de percer les haies. On l’enfumait, on le crevait. Méritait-il l’acharnement des hommes ? C’était un être taciturne, une bête de la nuit et de la solitude. Il demandait une vie dissimulée, régnait sur l’ombre, ne souffrait pas les visites. Il savait que la paix se défend. Il sortait de ses retraites à la nuit pour rentrer à l’aube. Comment l’homme aurait-il supporté l’existence d’un totem de la discrétion érigeant la distance en vertu et se faisant un honneur du silence ?

page(s) 18-19
• Un art fragile et raffiné

C’était un art fragile et raffiné consistant à se camoufler dans la nature pour attendre une bête dont rien en garantissait la venue. On avait de fortes chances de rentrer bredouille. Cette acceptation de l’incertitude me paraissait très noble – par là même antimoderne.

page(s) 15
• Rayonnement du coureur de bois

Les coureurs de bois sont des centrales irradiant de force vitale. Lorsqu’ils entrent dans une pièce, leur rayonnement emplit l’espace.

page(s) 63
• La plus belle récompense

[L]’apparition d’une bête représente la plus belle récompense que la vie puisse offrir à l’amour de la vie[.]

page(s) 17-18
• Le luxe d'attendre l’improbable

On attendait une ombre, en silence, face au vide. C’était le contraire d’une promesse publicitaire : nous endurions le froid sans certitude d’un résultat. Au « tout, tout de suite » de l’épilepsie moderne, s’opposait le « sans doute rien, jamais » de l’affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l’improbable !

page(s) 110
• Êtres vivants parfaitement souverains

Je tenais ces heures pour l’une des plus belles soirées de ma vie. Je venais de rencontrer une troupe d’êtres vivants parfaitement souverains. Eux ne se débattaient pas pour échapper à leur condition.

page(s) 19
• Pauvreté et attention

Avoir peu à faire entraîne à porter attention à toute chose.

page(s) 166
• Solitude et silence, dernières joies des malheureux

Quelle place restait-il aux chouettes dans un monde laser ? Comment reviendraient les panthères dans cette haine mondiale de la solitude et du silence, dernières joies des malheureux ?

page(s) 166
• À la seule appréciation des âmes détachées de toute ambition

Ces montagnes n’offrent rien qu’une profusion de sensations à éprouver sur-le-champ. L’homme ne les bonifiera jamais. Dans ce paysage sans promesse, écartelé de grandeur, les calculateurs en seront pour leurs frais. Rien ne soumettra cette nature. Elle repose, à la seule appréciation des âmes détachées de toute ambition.

page(s) 260
• Gagner en poésie

Privé de conversation, de contradiction et des sarcasmes des interlocuteurs, l’ermite est moins drôle, moins vif, moins incisif, moins mondain, moins rapide que son cousin des villes. Il gagne en poésie ce qu’il perde en agilité.

page(s) 63
• Liberté intérieure

Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en cabane.

page(s) 94
• Un scintillement de la source égarée

Chaque bête constituait un scintillement de la source égarée. Un instant, notre tristesse s’atténuait de ne plus palpiter dans le sommeil de la déesse-méduse.

page(s) 57
• Se défaire de toute identité

La retraite est révolte. Gagner sa cabane, c’est disparaître des écrans de contrôle. L’ermite s’efface. Il n’envoie plus de traces numériques, plus de signaux téléphoniques, plus d’impulsions bancaires. Il se défait de toute identité. Il pratique un hacking à l’envers, sort du grand jeu. Nul besoin d’ailleurs de gagner la forêt. L’ascétisme révolutionnaire se pratique en milieu urbain. La société de consommation offre le choix de s’y conformer. Il suffit d’un peu de discipline. Dans l’abondance, libre aux uns de vivre en poussah mais libre aux autres de jouer les moines et de vivre amaigris dans le murmure des livres. Ceux-ci recourent alors aux forêts intérieures sans quitter leur appartement. […]

La société de consommation est une expression légèrement infâme, née du fantasme de grands enfants déçus d’avoir été trop gâtés. Ils n’ont pas la force de se réformer et rêveraient qu’on les contraigne à la sobriété.

page(s) 120-121
• Parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles

« J’ai beaucoup circulé, j’ai été regardé [par les animaux sauvages] et je n’en savais rien » : c’était mon nouveau psaume et je le marmonnais à la mode tibétaine, en bourdonnant. Il résumait ma vie. Désormais, je saurais que nous déambulions parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles. Je m’acquittais de mon ancienne indifférence par le double exercice de l’attention et de la patience. Appelons cela l’amour.

page(s) 48
• Le non-agir aiguise la perception

Mais garde ! Le non-agir chinois n’est pas l’acédie. Le non-agir aiguise la perception de toute chose. L’ermite absorbe l’univers, accorde une tension extrême à sa plus petite facette. Assis en tailleur sous l’amandier il entend le choc du pétale sur la surface de l’étang. Il voit vibrer le bord de la plume de la grue en vol. Il sent monter dans l’air l’odeur de fleur heureuse dont s’enveloppe le soir.

page(s) 117
• Regarder le monde de toutes ses forces

Une fois chez moi, je continuerais à regarder le monde de toutes mes forces, à en scruter les zones d’ombre. Peu importait qu’il n’y eût pas de panthère à l’ordre du jour. Se tenir à l’affût est une ligne de conduite. Ainsi la vie ne passe-t-elle pas l’air de rien.

page(s) 164
• Seule vertu, l’acceptation

Dans une perspective naturaliste, l’homme révolté est une chose inutile. La seule vertu, sous les latitudes forestières, c’est l’acceptation.

page(s) 68
• Se taire

J’avais pris dans les villes l’habitude de dégoiser à tout propos. Le plus difficile consistait à se taire.

page(s) 15
• Inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir

S’asseoir devant la fenêtre le thé à la main, laisser infuser les heures, offrir au paysage de décliner ses nuances, ne plus penser à rien et soudain saisir l’idée qui passe, la jeter sur le carnet de notes. Usage de la fenêtre : inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir.

page(s) 43