Sylvain Tesson

Portrait de Tesson

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• L’ermite gagne en douceur ce qu’il perd en civilité

La vie en cabane est un papier de verre. Elle décape l’âme, met l’être à nu, ensauvage l’esprit et embroussaille le corps, mais elle déploie au fond du cœur des papilles aussi sensibles que les spores. L’ermite gagne en douceur ce qu’il perd en civilité. « Peut-être notre ancêtre était-il plus gracieux devant le plaisir, plus conscient de son bonheur, dans la proportion où il était moins délicat dans la souffrance », écrit Bachelard dans La psychanalyse du feu.

S’il veut garantir sa santé mentale, un anachorète jeté sur un rivage doit habiter l’instant. Qu’il commence à échafauder des plans, il versera dans la folie. Le présent, camisole de protection contre les sirènes de l’avenir.

page(s) 255-256
• Pauvreté et attention

Avoir peu à faire entraîne à porter attention à toute chose.

page(s) 166
• Le luxe d'attendre l’improbable

On attendait une ombre, en silence, face au vide. C’était le contraire d’une promesse publicitaire : nous endurions le froid sans certitude d’un résultat. Au « tout, tout de suite » de l’épilepsie moderne, s’opposait le « sans doute rien, jamais » de l’affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l’improbable !

page(s) 110
• Joie des bois, mais absence d’humour

Il y a une joie dans ces bois mais pas une once d’humour. Voilà peut-être ce qui rend le visage des ermites si graves et les écrits de Thoreau si sérieux.

page(s) 149
• La machinerie de l’ordre et de la beauté

Il nous rappelait la fulgurance d’Aristote : « Chaque animal réalise sa part de vie et de beauté. » Dans les Parties des animaux, le philosophe définissait par cette seule phrase toute la conduite sauvage. Aristote bornait le destin animal aux fonctions vitales et à la perfection formelle, hors de toute considération morale. L’intuition du philosophe était parfaite, superbement pesée, noblement formulée, totalement efficace – grecque, quoi ! Les bêtes occupent leur juste place, sans dépasser les parapets institués par les tâtonnements de l’Évolution, puissance d’équilibre. Chacune constitue un élément de la machinerie de l’ordre et de la beauté. La bête est un joyau serti dans la couronne. Dût le diadème se laver de sang. La morale n’est pas invitée dans ces ordonnancements, ni la cruauté dans les dévorations. La morale est cette invention de l’homme qui avait quelque chose à se reprocher. La vie ressemblait à une partie de mikado et l’homme s’avérait brutal pour ce jeu délicat. Il avait débarqué avec une violence pas toujours nécessaire à la survie de sa race et par surcroît, sortant des cadres légaux par lui-même institués !


« Chaque animal distribue sa part de mort », aurait pu ajouter Aristote. Vingt-trois siècles plus tard, Nietzsche confirmait le postulat dans Humain trop humain : « Et la vie au moins ce n’est pas la morale qui l’a inventée. » Non, c’était la vie elle-même et son impératif d’expansion qui avait inventé la vie. Les bêtes de notre vallon et celles du monde connu vivaient par-delà le bien et le mal. Elles n’étanchaient pas une soif d’orgueil ou de pouvoir.

Leur violence n’était pas la rage, leurs chasses n’étaient pas des rafles.

La mort n’était qu’un repas.

page(s) 130-131
• Être heureux c’est savoir qu’on l’est

Vivre ne devrait consister qu’en ceci : prononcer sans cesse des actions de grâce pour remercier le destin du moindre bienfait. Être heureux c’est savoir qu’on l’est.

page(s) 223
• Elle était là et le monde s’annulait

[La panthère, j]e la croyais camouflée dans le paysage, c’était le paysage qui s’annulait à son apparition. Par un effet d’optique digne du zoom arrière cinématographique, à chaque fois que mon œil tombait sur elle, le décor reculait, puis se résorbait tout entier dans les traits de sa face. Née de ce substrat, elle était devenue la montagne, elle en sortait. Elle était là et le monde s’annulait. Elle incarnait la Physis grecque, natura en latin, dont Heidegger donnait cette définition religieuse : « ce qui surgit de soi-même et apparaît ainsi » [Remarques sur Art-Sculpture-Espace]

page(s) 106-107
• Sobriété et luxe de l’ermite

La sobriété de l’ermite est de ne pas s’encombrer d’objets, ni de semblables. De se déshabituer de ses anciens besoins.

Le luxe de l’ermite, c’est la beauté. Son regard, où qu’il se pose, découvre une absolue splendeur. Le cours des heures n’est jamais interrompu [sauf accident]. La technique ne l’emprisonne pas dans le cercle de feu des besoins qu’elle crée.

page(s) 48-49
• Inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir

S’asseoir devant la fenêtre le thé à la main, laisser infuser les heures, offrir au paysage de décliner ses nuances, ne plus penser à rien et soudain saisir l’idée qui passe, la jeter sur le carnet de notes. Usage de la fenêtre : inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir.

page(s) 43
• Consentement : amour

Les champions de l’espérance appellent « résignation » notre consentement. Ils se trompent. C’est l’amour.

page(s) 146
• Se taire

J’avais pris dans les villes l’habitude de dégoiser à tout propos. Le plus difficile consistait à se taire.

page(s) 15
• La cabane est un laboratoire

Une fuite, la vie dans les bois ? La fuite est le nom que les gens ensablés dans les fondrières de l’habitude donnent à l’élan vital. Un jeu ? Assurément ! Comment appeler autrement un séjour de réclusion volontaire sur un rivage forestier avec une caisse de livres et des raquettes à neige ? Une quête ? Trop grand mot. Une expérience ? Au sens scientifique, oui. La cabane est un laboratoire. Une paillasse où précipiter ses désirs de liberté, de silence et de solitude. Un champ expérimental où s’inventer une vie ralentie.

Les théoriciens de l’écologie prônent la décroissance. Puisque nous ne pouvons continuer à viser une croissance infinie dans un monde aux ressources raréfiées, nous devrions ralentir nos rythmes, simplifier nos existences, revoir à la baisse nos exigences. On peut accepter ces changements de plein gré. Demain, les crises économiques nous les imposeront.

page(s) 48
• La bête est une clef

Rencontrer un animal est une jouvence. L’œil capte un scintillement. La bête est une clef, elle ouvre une porte. Derrière, l’incommunicable.

page(s) 110
• Liberté intérieure

Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en cabane.

page(s) 94
• Couper du bois, un art martial

Ce soir, je fends du bois dans la clairière. Il faut d’abord coincer le merlin d’un coup puissant dans la chair du bois. Une fois le métal profondément engagé, il faut soulever d’un geste la hache et le rondin qui la retient et abattre la tranche de la cognée de toute sa force sur le billot de coupe. Si le coup est bien porté le tronc se fend en deux. Ensuite, avec la hachette il n’y a plus qu’à débiter des bûchettes. Le geste rentre et il ne m’arrive plus de rater la cible. Il y a un mois, il me fallait trois fois plus de temps pour rentrer ma corvée de bois. Dans quelques semaines, je serai une machine à débiter. Quand le métal frappe parfaitement où il faut et que la bûche se fend dans un claquement de fibres, j'en arrive à me convaincre que couper du bois est un art martial.

page(s) 122
• Gagner en poésie

Privé de conversation, de contradiction et des sarcasmes des interlocuteurs, l’ermite est moins drôle, moins vif, moins incisif, moins mondain, moins rapide que son cousin des villes. Il gagne en poésie ce qu’il perde en agilité.

page(s) 63
• Solitude et silence, dernières joies des malheureux

Quelle place restait-il aux chouettes dans un monde laser ? Comment reviendraient les panthères dans cette haine mondiale de la solitude et du silence, dernières joies des malheureux ?

page(s) 166
• Parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles

« J’ai beaucoup circulé, j’ai été regardé [par les animaux sauvages] et je n’en savais rien » : c’était mon nouveau psaume et je le marmonnais à la mode tibétaine, en bourdonnant. Il résumait ma vie. Désormais, je saurais que nous déambulions parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles. Je m’acquittais de mon ancienne indifférence par le double exercice de l’attention et de la patience. Appelons cela l’amour.

page(s) 48
• Jamais aussi vivant que mort au monde

Dans un ermitage, on se contente d’être aux loges de la forêt. Les fenêtres servent à accueillir la nature en soi, non à s’en protéger. On la contemple, on y prélève ce qu’il faut, mais on ne nourrit pas l’ambition de la soumettre. La cabane permet une posture, mais ne donne pas un statut. On joue à l’ermite, on ne peut se prétendre pionnier.

L’ermite accepte de ne plus rien peser dans la marche du monde, de ne compter pour rien dans la chaîne des causalités. Ses pensées ne modèleront pas le cours des choses, n’influenceront personne. Ses actes ne signifieront rien. (Peut-être sera-t-il encore l’objet de quelques souvenirs.) Qu’elle est légère, cette pensée ! Et comme elle prélude au détachement final : on ne se sent jamais aussi vivant que mort au monde !

page(s) 197-198
• Ce à quoi nous avons renoncé

Avec Munier, je commençais à saisir que la contemplation des bêtes vous projette devant votre reflet inversé. Les animaux incarnent la volupté, la liberté, l’autonomie : ce à quoi nous avons renoncé.

page(s) 64