Geneviève Azam

Portrait de Azam

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Martyrisée par la religion de la croissance

Toi qui viens du fonds des temps, nous t’avons exclue de notre histoire. Tu y fus admise à la marge, comme une ressource pour la production matérielle, dont la croissance fut érigée en principe d’émancipation et de civilisation. Or tu es martyrisée par cette nouvelle religion, tu étouffes et tu débordes.

page(s) 12
• Accélérer la fuite ?

L’heure n’est plus à temporiser et à pactiser avec les puissants qui, pour sauver la Planète – c’est ainsi qu’ils te nomment pour mieux t’extérioriser, sauver l’Humanité, le Climat, ces mots aux « majuscules tueuses », écrirait la philosophe Simone Weil – sont occupés à perpétrer un écocide, à tuer la vie concrète, les vies en minuscules. Ceux-là ont déjà fait sécession et leur vie est off shore, en quelque sorte déjà post-humaine. Comme si le No future, surgi des banlieues industrielles de l’Angleterre il y a près d’un demi-siècle, au lieu d’être entendu comme une sommation, une condamnation sans appel d’un monde fini et exténué, était devenu au contraire une incitation à accélérer la fuite, à brûler et à laisser consumer tout ce qui peut l’être encore.

page(s) 30
• Terre-mère, source de sens, inspiratrice de respect

[M]a langue ne te distingue pas du sol nourricier, de la terre écrite en minuscule. J’aime lire dans cette heureuse confusion la trace d’une nostalgie féconde, d’un temps où tu étais vue et ressentie comme un organisme vivant, une mère nourricière. Une Terre-mère de toute créature vivante, source de sens, inspiratrice de normes culturelles et éthiques invitant à ne pas te profaner, à alléger notre présence matérielle.

Ce passé n’est heureusement pas épuisé. Pendant plusieurs siècles, il a été enfoui sous les strates d’une épopée coloniale, industrielle et technique qui t’a malmenée, toi devenue objet inerte à éventrer, transformer, maîtriser, dominer.

page(s) 18
• Une communauté tissée de relations asymétriques

Je voudrais réduire ce qui nous oppose : tu es « une communauté à laquelle nous appartenons » [Aldo Leopold]. Communauté non fusionnelle, tissée de relations asymétriques, puisque, si toi, tu peux poursuivre sans nous ta vie de planète dans l’univers, nous, nous n’avons pas d’autre habitat que le tien.

page(s) 29
• Un voile sur ta présence concrète et sensible

Je t’écris pour ne plus parler de toi à la troisième personne. J’ai le sentiment que la multiplication des études te concernant, tables rondes, conférences internationales, aussi nécessaires qu’elles soient et auxquelles il m’arrive de participer, fait écran et jette un voile sur ta présence concrète et sensible. Et cela, malgré les rappels violents que tu nous infliges. Ou peut-être, plus justement, à cause de la démesure de ces immenses événements, chaos climatique, extinction de la vie, aux effets difficilement imaginables, voilés par des annonces chiffrées si écrasantes qu’elles restent des abstractions lointaines et irréelles.

page(s) 13
• Juste intuition des premiers socialistes

En ces moments présents, lourds d’inquiétudes, je trouve un réconfort à plonger dans l’histoire, à lire ou relire les textes des premiers socialistes, hommes et femmes souvent issus des cercles fouriéristes et de l’associationnisme. Ils avaient pressenti les menaces contenues dans ta mise à mort.

page(s) 19
• Un outil de dérangement intellectuel

Être terrestre, c’est partager une intimité : tu es en nous, humains et autres que les humains, et en retour nous te constituons. C’est aussi te savoir radicalement étrangère, réfractaire, in-humaine ou a-humaine. En ces temps tourmentés et lourds de menaces, cette part qui nous échappe, cette part extérieure, insoumise est une ouverture vers des futurs impensés échappant à une illimitation meurtrière. En te soulevant violemment, tu sapes les délires de puissance, tu défies les petits calculs et les propriétés, tu te moques des prétentions dominatrices et tu démolis les rêves prométhéens. Pour nous, humains, tu es « un outil de dérangement intellectuel » [Eduardo Viveiros de Castro], de dérangement total.

page(s) 13-14
• Un oïkos bourgeois

Tu as pu, en d’autres temps, faire naître l’émotion du sublime, de l’effroi devant l’inhumain, l’inconnu, l’imprévisible. Mais la croyance en un Progrès linéaire inéluctable et l’empire du calcul fabriquant un monde isotrope et prévisible ont failli avoir raison de ces sentiments. Toute évocation d’une catastrophe possible fut reléguée à l’univers irrationnel et réactionnaire, à la superstition, à un catastrophisme messianique. Les capitaines d’industrie, colonisateurs et aménageurs, tout en épousant depuis plusieurs siècles l’idée d’une Nature livrée à la guerre et à une concurrence impitoyable pour la vie, ont cru pouvoir sans dommage te transformer en une Terre à leur disposition, ordonnée et tranquille. Un oïkos bourgeois en quelque sorte, une grande maison dans laquelle il suffirait de se répartir les étages et les pièces et de choisir meubles et rideaux. Tu t’y es vite sentie à l’étroit.

page(s) 16
• Possibilité majeure d’un futur pour tous grâce aux artisans de la vie

Tu es [la Terre-mère] pour les jardiniers et les artisans de la vie, pour les femmes « expertes en diversité » [Maria Mies & Vandana Shiva], terriennes ou citadines, conscientes que le rôle mineur auquel elles sont assignées, entretien de la vie, soin, réparation, éducation, tissage d’un monde, contient la possibilité majeure d’un futur pour tous.

page(s) 21
• Déterrestrés, hors sol

Cette aliénation, c’est la croyance en une vie dématérialisée, en état d’apesanteur. Comme si nous étions déterrestrés, hors sol et hors monde.

page(s) 15
• Les désastres nous affectent ensemble

Tu ne supportes plus le poids de nos délires expansionnistes et l’annexion de la vie par l’économie globale. Pas plus que les sociétés, chacune à sa manière, ne les supportent. Les désastres nous affectent ensemble.

page(s) 27
• L’énergie du deuil d’un monde définitivement invivable

Heureusement, tu es tenace, tu es bien là, tu es ! Nous sommes nombreuses et nombreux à être là aussi. À tenir à ce qui nous attache. En retrouvant les gestes et les mots qui nous relient, nous éprouvons aussi ce qui nous sépare, ta part sauvage qui exige le retrait. De cette expérience de terrestre, j’espère puiser et partager l’énergie du deuil d’un monde définitivement invivable, indésirable, un monde à déserter massivement pour ne plus le fabriquer et pour trouver le courage de nommer et affronter les forces destructrices qui désenchantent les mondes auxquels nous tenons.

page(s) 30-31
• Nietzsche nous a mis en garde

Nietzsche nous a mis en garde : « Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui parlent d’espérances au-delà de la terre ! Ils vous empoisonnent, qu’ils l’ignorent ou ne l’ignorent pas. »

page(s) 23