Dominique Bourg
Quelques extraits
• L’esprit relève de la relation et du réseau
[L]’esprit ne relève pas de l’ordre de la substance, mais de la relation et du réseau ; autrement dit, le cogitamus précède et rend possible tout cogito. Un seul individu, et plus encore un cerveau nu, ne saurait penser, accéder à l’esprit.
• Le dualisme matière-esprit ne tient pas
Un strict dualisme matière-esprit n’est guère envisageable non plus. Que l’on opte pour la théorie de l’émergence selon laquelle un certain degré d’organisation de la matière ferait apparaître des propriétés nouvelles, mentales, ou pour une posture métaphysique moniste, il n’en reste pas moins que la réalité humaine est biface, nécessairement physique et mentale. Ce disant, on rejoint l’expérience spirituelle des peuples oraux, inséparable de la vitalité expressive des lieux qu’ils habitent, et pour qui l’idée grecque de pur esprit n’a aucun sens, pas plus qu’elle n’en avait à l’intérieur d’un corpus comme celui des évangiles aux origines.
• L’idée de progrès devenue étrangère au cours des choses
C’est même l’idée de progrès, qui était apparue au début du XVIIe siècle avec Bacon et Descartes, pour s’imposer au XVIIIe siècle, qui semble être devenue étrangère au cours des choses. On ne voit guère en quoi, effectivement, l’effondrement des populations de vertébrés sauvages ou d’insectes volants, le réchauffement climatique, ou encore l’acidification et la désoxygénation des océans, constitueraient des progrès.
Je ne vois pas non plus en quoi l’avènement d’une intelligence artificielle surpuissante et autonome, hors contrôle, pour prendre au pied de la lettre les fantasmes transhumanistes, constituerait un progrès.
• Notre écoumène se réduit
[L]e dualisme homme-nature n’est plus tenable au regard de l’Anthropocène. Il n’est plus possible d’affirmer qu’il existe deux ordres de réalité, possédant chacun sa dynamique propre, celui de l’histoire des êtres humains et celui de l’évolution de la Terre. L’histoire du système Terre est devenue, pour un temps au moins, difficilement discernable de la saga humaine. Les catastrophes naturelles en cours ne connaîtraient pas la hauteur qu’elles connaissent désormais sans nos interférences avec les grands cycles biogéochimiques. […]
[Hypothèse probable] et bien terrestre celle-ci : le fait que nous soyons conduits à vivre à moyen terme sur un écoumène réduit – du fait de la montée du niveau des mers et du devenir aride ou inhabitable de régions entières –, beaucoup plus hostile au séjour humain, avec des ressources tant biotiques qu’abiotiques plus pauvres, et ce pour un temps très long, plurimillénaire.
• Des dommages transcendantaux
[I]l n’est pas de modernité sans désir de maîtrise. Tous semblent souscrire au credo apparu avec la modernité d’une manipulation de la nature comme du dehors, parvenant immanquablement à ses fins. Or, telle n’est pas ce que nous enseigne notre expérience de la seconde moitié du XXe siècle, ni l’idée de notre appartenance au système Terre […]. Les surprises quant aux effets non voulus de nos actions se sont accumulées au cours du siècle dernier, de la découverte des effets délétères des radiations nucléaires, des dégâts dans la stratosphère des gaz CFC ou de ceux des perturbateurs endocriniens et autres pesticides, jusqu’aux conséquences climatiques de l’accumulation atmosphérique de gaz à effet de serre.
Les suites non désirées de nos actions, produites par notre appartenance au système Terre, pourraient prendre, avec le développement des dynamiques de l’Anthropocène (climat et autres changements en cours), une tout autre dimension. C’est pourquoi j’ai proposé la catégorie de « dommages transcendantaux ». Ces derniers ne concernent plus la détérioration de tel ou tel aspect de notre environnement, de notre cadre de vie, mais les conditions mêmes d’habitabilité de la Terre, pour le genre humain et les autres espèces.
• L’intérêt pour le donné naturel semble réapparaître
Selon le mode moderne de relation au monde, ce qui advient spontanément à l’existence – le donné naturel – n’a aucune valeur en lui-même. Ce qui est ne vaut que pour autant qu’il est destiné à la transformation et à l’exploitation humaines. Or, par-delà les écrans quantitatifs et techniques, l’intérêt pour le donné naturel lui-même, sous des formes diverses, semble réapparaître. Ces formes vont de l’intérêt pour la sensation elle-même et la venue à la présence du donné, pour le cogito préréflexif, pour notre insurmontable ancrage terrestre (toutes choses liées à la phénoménologie, du dernier Husserl à Merleau-Ponty), jusqu’à la reconnaissance de la valeur des êtres non humains et de l’écocide, à l’attention portée aux peuples premiers et à leurs cultures orales, au retour des spiritualités, etc. Qu’on me permette de déceler là les prémices d’un mouvement souterrain et profond, celui de la tectonique des plaques mentales, lequel pourrait conduire l’humanité à refonder les relations qu’elle noue avec elle-même, avec les autres vivants et avec la nature.
• Caducité du dualisme homme-nature et de l’idée de maîtrise
L’idée même d’une maîtrise de la nature présuppose une sorte de face à face homme-nature, avec une humanité quasi extérieure à la nature, la manipulant comme du dehors, à la manière d’un metteur en scène agençant sur la scène d’un théâtre quelque décor, sans en être partie prenante. Or, ce qui se joue avec l’Anthropocène, une forme d’entrelacs inextricable entre phénomènes humains et naturels, rend au contraire caducs tant l’idée de maîtrise que le dualisme qui lui était attaché.
• Incertitude quant au devenir physique du monde
Des siècles d’arrachement forcené à la nature nous ont conduits à un entrelacs où ce qui est naturel est tout autant artificiel, et vice versa, pour pasticher Descartes. Il n’est plus de cyclones, de tempêtes, de sécheresses ou autres inondations qui ne portent la marque de nos consommations fossiles. Nous sommes en un sens revenus aux temps apocalyptiques, ceux où la folie des hommes pouvait attirer sur eux les foudres du ciel, sans que quelque démarcation ontologique, quelque mur spéculatif, ne les sépare. Josué n’arrête plus le soleil dans sa course, mais il l’accélère désormais. La maîtrise que nous avions cru exercer sur la nature nous revient en boomerang, nous exposant à nombre d’impuissances. Jamais le monde ne fut si proche de l’idée que s’en faisait Montaigne, celle d’une « branloire pérenne ». Tout est sens dessus dessous.
Les cartes semblent devoir être rebattues, mais sur une table elle-même mouvante. Le degré d’incertitude quant à l’avenir du monde n’a en effet probablement jamais été aussi élevé. À l’incertitude chronique qui caractérise l’action des êtres humains et le cours de l’histoire, s’ajoute désormais l’incertitude quant au devenir physique du monde. Les changements en cours relatifs au système Terre, que l’on regroupe sous l’appellation d’Anthropocène, pourraient aboutir à une dégradation notable de son habitabilité, à vrai dire d’ores et déjà en cours.
• Une autre modernité
[E]squisser la figure d’une autre modernité, non plus dualiste mais moniste, consciente de l’irréductibilité de ses fondements spirituels, ayant renoncé au mythe d’une croissance infinie, soucieuse des contradictions entre marché et libertés, ayant relativisé la notion de risque, réinterprétant les droits humains en tournant le dos tant à un anthropocentrisme qu’à un individualisme forcenés, redécouvrant la nature spéculative du savoir, et discernant dans les techniques plus un accompagnement de la nature qu’une domination-destruction.
• Terriens nous sommes
[L]’Anthropocène nous reconduit, sous une forme certes très différente, à notre attachement initial à la Terre, alors que la modernité prétendait pourtant s’arracher à la nature. Terriens nous sommes et Terriens nous resterons, sans pouvoir nous émanciper de la finitude de la planète.
• Humanité infantile
[O]n peut douter que la seule augmentation de nos capacités de calcul suffise à extraire l’humanité de l’infantilisme collectif qui est manifestement le sien.
• La spiritualité, deux fonctions d’extériorité
J’entends […], en un premier sens, par spiritualité la fonction qui met en forme le mode particulier de relations qu’une société noue avec ce qu’elle appréhende comme un dehors, avec ce en quoi et à partir de quoi elle se développe.
Le second sens que j’entends conférer au mot « spiritualité » est plus classique. Je pars de l’hypothèse qu’il n’est pas de société sans un ou plusieurs modèles d’accomplissement ou de dépassement de soi. […] J’entends donc, en ce second sens, par spiritualité une seconde fonction d’extériorité, celle qui conduit les sociétés à suggérer des modèles de réalisation de soi aux individus.