Vinciane Despret

Portrait de Despret

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Avec l’autre

[C]e que Smuts met en scène, c’est la possibilité de devenir non pas exactement l’autre dans la métamorphose, mais avec l’autre, non pas pour ressentir ce que l’autre pense ou ressent comme le proposerait l’encombrante figure de l’empathie mais pour, en quelque sorte, recevoir et créer la possibilité de s’inscrire dans une relation d’échange et de proximité qui n’a rien d’une relation d’identification. Il y a, en fait, une sorte d’« agir comme si » qui aboutit à la transformation de soi, un artefact délibéré qui ne peut ni ne veut prétendre à l’authenticité ou à une sorte de fusion romantique souvent convoquée dans les relations homme-animal.

page(s) 31
• Tragique expérience de la séparation

[I]l est évident que nombre d’animaux – la plupart même – qui sont convoqués pour être montrés dans des zoos ou dans des cirques, vivent au quotidien la tragique expérience de la séparation entre « eux » et « nous ». C’est parce qu’ils sont des animaux, et non des humains, qu’ils sont ainsi exhibés, enfermés, donnés en pâture au regard et contraints à exécuter quantité de choses qui visiblement n’ont aucun intérêt pour eux et les rendent malheureux.

page(s) 48
• Apprendre d’abord à se reconnaître

[C]es situations dans lesquelles des êtres apprennent à soit demander que soit pris en compte ce qui importe, soit à répondre à une telle demande. Et ils l’apprennent avec une autre espèce. C’est ce qui donne ce goût si remarquable et si particulier à ces projets scientifiques, ceux pour lesquels apprendre à connaître ceux qu’on observe se subordonne au fait d’apprendre, d’abord, à se reconnaître.

page(s) 35
• Dans la grâce et la joie

[B]êtes et hommes œuvrent ensemble. Et ils le font dans la grâce et la joie de l’œuvre à faire. Si je me laisse convoquer par ces termes, c’est parce que j’ai le sentiment qu’ils sont à même de nous rendre sensibles à cette grâce et à chaque événement qu’elle accomplit. N’est-ce pas finalement ce qui importe ? Accueillir des manières de dire, de décrire et de raconter qui nous font répondre, de manière sensible, à ces événements.

page(s) 16
• Une conscience morale chez les animaux

Hribal va s’intéresser à ce qui, pendant très longtemps, a reçu la dénomination d’« accidents » dans les zoos et les cirques, et qui implique, notamment, des éléphants. Ces « accidents » au cours desquels des animaux attaquent, blessent ou tuent des êtres humains, s’avéreraient en fait des actes de révolte et plus particulièrement encore de résistance face aux abus dont ils sont victimes. Hribal va même plus loin : ces actes traduiraient en fait, derrière leur brutalité apparente, une conscience morale chez les animaux.

page(s) 40-41
• L’humain est-il un sujet social ?, se demande le babouin

En fait, tout vient de la conception des animaux qui guide les recherches : le chercheur est celui qui pose les questions ; il est souvent à mille lieues de s’imaginer que les animaux se posent autant de questions à son sujet et, parfois, les mêmes que lui ! Les gens peuvent demander si les babouins sont, ou ne sont pas, des sujets sociaux, sans penser que les babouins doivent se poser exactement la même question à l’égard de ces étranges créatures au comportement si bizarre, « est-ce que les humains le sont ? », et répondre que, visiblement, non. Et agir en fonction de cette réponse, par exemple, fuir l’observateur ou ne pas agir comme d’habitude ou, encore, agir étrangement parce qu’ils sont déroutés par la situation.

page(s) 30
• Qui s’accorde aux usages de l’autre ?

L’anthropocentrisme de Zahavi, tel que le lui reproche Jon, en définitive, ne consiste pas à attribuer au cratérope des motifs proprement humains dans la résolution de ses problèmes sociaux, mais consiste à penser que l’oiseau utilise les procédures cognitives des amateurs – récolter des anecdotes, les interpréter, faire des hypothèses quant aux motifs et aux intentions…

La question de savoir qui s’accorde aux usages de l’autre, des oiseaux et des scientifiques, reste bien sûr ouverte.

page(s) 67
• Il sait se voir comme les autres le voient

Cette compétence [d’une certaine dimension de la conscience de soi, non plus comme un processus cognitif mais comme un processus inter-relationnel] est perceptible dans l’exact complémentaire de la capacité de se penser comme se montrant, donc de se voir comme les autres vous voient ; le complémentaire, et non le contraire, comme on pourrait le croire, du fait de s’exhiber, c’est le fait de se cacher. Car c’est bien de la même compétence, de cette compétence-là qu’on doit parler lorsqu’un animal se cache en sachant qu’il se cache : il sait se voir comme les autres le voient, et c’est ce qui lui permet d’imaginer ou de prédire l’efficacité du fait de se cacher. Se cacher en sachant qu’on se cache indique, en d’autres termes, la mise en œuvre d’un processus consistant dans la possibilité d’adopter la perspective de l’autre : « Du lieu où il est, il ne peut me voir. »

page(s) 51
• Manque d’imagination

Les scientifiques n’ont pas voulu s’engager dans le difficile travail de suivre les êtres dans leurs usages du monde et des autres, ils ont imposé aux singes les leurs sans s’interroger un seul instant sur la manière dont ces singes interprètent la situation qui leur est soumise. […]

En prétendant mettre à l’épreuve les capacités imitatives, les chercheurs ont en fait tenté de fabriquer de la docilité. Comment dire autrement l’exigence d’imiter notre manière d’imiter ? Et ils ont échoué, tout en renvoyant l’échec aux singes. Le fait que les enfants aient exagéré l’imitation aurait dû pourtant leur mettre la puce à l’oreille : les enfants ont saisi l’importance, pour le chercheur, de la fidélité de leurs actes. Les singes ont eu, à cet égard, une attitude moins complaisante et surtout plus pragmatique. Ils ne poursuivaient pas les mêmes buts.

Ou peut-être les singes n’ont-ils jamais imaginé qu’on attendait d’eux une chose aussi stupide que d’imiter, geste après geste, et sans écart, des humains pourvoyeurs de friandises ? Sans doute est-ce cela qui finalement manque à ces animaux : l’imagination.

page(s) 26-27
• La grâce de l’accord entre les êtres

Cet enchantement [au spectacle d’un éléphant que son dresseur fait dessiner] émerge de l’attention soutenue de l’animal, de chacun des traits tracés par cette trompe, sobres, précis et décidés, se suspendant toutefois, à certains moments, dans quelques secondes d’hésitation, offrant un subtil mélange d’affirmation et de retenue. L’animal est, dira-t-on, tout à son affaire. Mais cet enchantement, surtout, affleure à la grâce de l’accord entre les êtres. Il tient à l’accomplissement de personnes et d’animaux qui travaillent ensemble et qui semblent heureux – je dirais même fiers – de le faire, et c’est cette grâce que reconnaît et applaudit le public qui s’enchante. Le fait qu’il y ait ou non « truc de dressage », comme le fait d’indiquer à l’éléphant le sens du trait qui doit se dessiner, n’est pas ce qui importe pour ceux qui assistent au spectacle. Ce qui intéresse ces personnes, c’est que ce qui est en train de se dérouler reste délibérément indéterminé, que l’hésitation puisse être maintenue – qu’elle soit requise ou librement permise.

page(s) 13-14
• Richesses de l’imitation

Quand elle intéresse les chercheurs, l’imitation se définit comme l’expédient du pauvre, permettant à l’animal de simuler des capacités cognitives qu’il n’a, en fait, pas. C’est un « truc » pas cher, un faute de mieux, une feinte, une route facile pour donner l’apparence de compétences réelles. L’imitation est l’antithèse de la créativité[. …]

D’une part, l’imitation requiert de l’imitateur qu’il ait compris le comportement de l’autre comme un comportement dirigé qui traduit des désirs et des croyances. D’autre part, son exercice conduit à des facultés plus nobles encore ; d’abord, la possibilité de comprendre les intentions d’autrui mène au développement de la conscience de soi, ensuite, le mode de transmission qu’autorise l’imitation serait un vecteur de la transmission de type culturel.

page(s) 22