Aldo Leopold
Quelques extraits
• Une éthique de la terre affirme son droit à perdurer
Toutes les éthiques développées jusqu’à nos jours se fondent sur une seule prémisse : l’individu est un membre d’une communauté formée de parties interdépendantes. Ses instincts le poussent à disputer sa place, mais son éthique le porte aussi à coopérer (peut-être pour qu’il puisse exister une place à disputer). […]
Une éthique de la terre ne peut certes pas empêcher l’altération, la gestion et l’usage de ces « ressources », mais elle affirme leur droit à perdurer et, du moins par endroits, à le faire à l’état naturel.
Bref, cette éthique modifie le rôle de l’Homo Sapiens, muant ce conquérant de la communauté de la terre en simple citoyen et membre de celle-ci. Elle implique un respect envers tous ses autres membres et la communauté en tant que telle.
• La plupart des membres de la communauté biotique n’ont aucune valeur économique
Une des principales faiblesses d’un système de protection de la nature purement fondé sur des motivations économiques est que la plupart des membres de la communauté de la terre n’ont pas de valeur économique. […] Pourtant, ce sont des membres de la communauté biotique, et si (comme je le crois) la stabilité de celle-ci dépend de son intégrité, ils ont le droit d’être préservés.
• Le rôle du conquérant est finalement contre-productif
L’histoire des hommes nous a (j’espère) appris que le rôle du conquérant est finalement contre-productif. Pourquoi ? Parce que ce rôle comprend implicitement l’idée qu’un homme d’un tel calibre sait, de manière infaillible, tout ce qui fait tourner les rouages de la communauté, tout ce qui est précieux ou non dans la vie de cette société. Or, il s’avère toujours qu’il l’ignore complètement, et c’est pour ça que ses conquêtes finissent par échouer.
• L’éthique permet de développer des symbioses
Écologiquement parlant, l’éthique est une limitation de la liberté d’action dans la lutte pour la vie et, philosophiquement, la différenciation d’une conduite sociale d’avec un comportement antisocial. Ce sont deux définitions d’une même chose, issue de la tendance des individus ou des groupes interdépendants à développer des modes de coopération que l’écologiste nomme symbioses.
• Nature sauvage et économie sont mutuellement exclusives
[L]es espaces vierges ne peuvent s’intégrer à nulle autre entité. La nature sauvage et l’économie sont, à tous égards, mutuellement exclusives. Si la première doit vraiment perdurer, ce sera dans des zones uniquement destinées à ce but.
• Seule la montagne sait écouter
Seule la montagne a vécu assez longtemps pour écouter avec discernement le hurlement d’un loup.
• Notre illusion de maîtrise de l’environnement
[J]e tiens à souligner que dans cette ruée, tête baissée, vers la vitesse et les chiffres, nous écrasons les derniers vestiges d’un patrimoine qui devrait être préservé pour le bien spirituel et physique des futurs [humains …].
À défaut, il me semble que nous échouerons au test ultime de la supériorité dont l’homme s’enorgueillit : la maîtrise de l’environnement. Nous retomberons au niveau biologique du doryphore qui a détruit la pomme de terre, et s’est ainsi détruit lui-même.
• L’éthique, un instinct communautaire en gestation ?
Une éthique peut être considérée comme un guide, qui aide à faire face à des situations écologiques si inédites ou si complexes, au causant des réactions à si long terme, que l’individu moyen ne parvient pas à distinguer la voie de l’intérêt social. De même, l’instinct animal est un autre guide qui lui permet d’affronter de telles situations. Peut-être l’éthique est-elle un instinct communautaire en gestation.
• Autre obstacle : la nature perçue comme un adversaire
Autre obstacle tout aussi sérieux à l’éthique de la terre : l’attitude du fermier pour qui la nature est toujours un adversaire, ou un tyran qui le maintient en esclavage.
• C’est toujours l’intérêt, personnel et économique, qui gouverne
[L]’éducation actuelle n’impose pas de devoirs à l’égard de la terre, hormis ceux que dicte l’intérêt personnel […]
L’éthique de l’usage de la terre est toujours entièrement gouvernée par l’intérêt économique, comme l’éthique sociale, il y a un siècle.
• Obstacle : plus de relation vitale avec la terre
Pour moi, il est inconcevable qu’une relation éthique à la terre puisse exister sans respect, amour et admiration pour la nature, et sans une haute considération pour sa valeur – j’entends « valeur » au sens philosophique.
Peut-être le plus sérieux obstacle à l’évolution d’une éthique de la terre est-il le fait que notre système économique et éducatif s’éloigne d’une conscience profonde de la nature, au lieu de s’en rapprocher. L’homme moderne est séparé de la terre par de nombreux intermédiaires, et une multitude de gadgets. Il n’a pas de relation vitale avec elle ; pour lui, la terre n’est que l’espace, entre les villes, ménagé aux cultures.
• Se dégager du seul déterminisme économique
Examinez chaque question à l’aune, non seulement de son opportunité économique, mais également de sa valeur éthique et esthétique. Une chose est bonne quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique, et mauvaise dans le cas contraire.
Il va de soi que la faisabilité économique serre la bride à ce qui peut être fait ou non pour la terre. Il en a toujours été ainsi. Le sophisme que les tenants du déterminisme économique ont lié autour du cou de l’humanité, et dont elle doit maintenant se dégager, est la certitude que l’économie détermine tous les usages de la terre. […] La plupart des relations à la terre dépendent d’investissements immatériels – temps, prévoyance, foi, compétence – et non pas financiers. L’utilisateur de la terre se définit par sa façon de penser.
• Un processus à la fois intellectuel et émotionnel
L’évolution d’une éthique de la terre est un processus à la fois intellectuel et émotionnel. La protection de la nature est pavée de bonnes intentions qui se révèlent stériles, voire dangereuses, car elles ne partent pas d’une compréhension critique de la terre ni de son utilisation économique.
• Concevoir la terre comme un mécanisme biotique
Une éthique vouée à guider et à compléter la relation économique à la terre présuppose de concevoir la terre comme un mécanisme biotique. On ne peut avoir d’attitude morale qu’envers une chose visible, perceptible, compréhensible, aimable ou en laquelle, par ailleurs, on a foi.
• Deux dangers spirituels à n’avoir pas de ferme
On court deux dangers spirituels à n’avoir pas de ferme. L’un est de penser que le petit déjeuner pousse dans les épiceries, l’autre de supposer que la chaleur provient de la chaudière.
Pour éviter le premier, on doit planter un jardin, de préférence loin d’un épicier qui pourrait compliquer les choses.
Pour éviter le second, il faut poser sur ses chenets une bûche d’un bon chêne, de préférence loin d’une chaudière, et s’y réchauffer les tibias pendant que, dehors, un violent blizzard agite les arbres. Si l’on a coupé, fendu, transporté et empilé les bûches de son chêne, et laissé en même temps son esprit travailler, on se rappellera bien des choses sur la provenance de la chaleur, avec un luxe de détails qui échappent à ceux qui passent le week-end en ville, à cheval sur un radiateur.
• Les devoirs n’ont pas de sens sans conscience
[L]es devoirs n’ont pas de sens sans conscience, et notre problème consiste à convaincre les hommes d’étendre leur conscience sociale à la terre.
Aucune évolution éthique majeure n’a jamais été faite sans que l’homme change profondément ses valeurs intellectuelles, ses engagements, ses affections et ses convictions. La protection de la nature n’a pas encore touché ces fondements de la conduite humaine.
• Pas encore d’éthique de la terre, qui reste considérée comme une propriété
Les premières éthiques, tel le décalogue de Moïse, portaient sur les relations interindividuelles. Les ajouts ultérieurs touchent les relations entre les individus et la société. La règle d’or tente d’intégrer l’individu dans la société ; et la démocratie tâche d’intégrer l’organisation sociale dans l’individu.
Il n’existe pas encore d’éthique de la relation de l’homme à la terre, aux plantes et aux animaux. La terre, comme les esclaves d’Ulysse, reste considérée comme une propriété. La relation à la terre est toujours strictement économique : elle comporte des privilèges, mais n’impose pas de devoirs.
• Trop de sécurité n’apporte que le danger
[N]ous partageons tous le même but : mener une vie paisible. Il est bon d’y parvenir dans une certaine mesure, et peut-être est-ce une condition nécessaire à la réflexion objective, mais à long terme, trop de sécurité ne semble apporter que le danger. C’est peut-être ce que suggère la maxime de Thoreau : le salut du monde est dans l’état sauvage. Peut-être est-ce le sens caché de la plainte du loup, connu par les montagnes depuis la nuit des temps, mais que les hommes perçoivent rarement.