

La vie moderne rendant la mort plus effrayante que jamais, elle dispose d’autant plus à rêver d’une victoire technologique sur celle-ci. De tels rêves, en retour, achèvent de marginaliser et d’étouffer toutes les sagesses, religieuses et philosophiques, qui faisaient place à la finitude. Dans le désert symbolique qui en résulte, la mortalité est une horreur insoutenable qui, si on y pense, laisse terrassé, anéanti avant l’heure.
Pour un humain à l’ancienne, chaque « augmentation » sera perçue comme une excroissance, comme une déformation de son être. Pour un humain dispersé en une pluralité de fonctions il n’y a pas d’être à déformer, et chaque augmentation, en tant qu’elle accroît une capacité ou en ajoute une nouvelle, apparaîtra comme souhaitable.
Qu’est-ce que le transhumanisme tel qu’il se présente à nous ? Rien d’autre que le prolongement d’une logique de découpage de la vie en fonctions, chacune susceptible d’être appareillée, « augmentée » par implémentation du dispositif adéquat. On ne peut même exclure que l’évolution de l’environnement social rende de tels dispositifs nécessaires, et que des prothèses incorporées deviennent aussi indispensables à la vie en société que le sont devenues en très peu de temps ces prothèses encore détachables que sont la carte de crédit ou le téléphone portable.
Ce qui est proposé à l’individu comme une possibilité supplémentaire, propre à lui faciliter la vie, pourrait rapidement se révéler une obligation, sous peine de bannissement du monde commun. En témoigne la part grandissante, « contrainte », de la technologie dans le « budget des ménages », au détriment de l’alimentation qui s’ajuste à la baisse : le branchement au réseau se fait plus vital que la nourriture elle-même. Le transhumanisme ne cesse d’en appeler à l’imaginaire de la souveraineté individuelle, mais ne laisse présager qu’une radicalisation de l’aliénation. Il promet d’étendre les pouvoirs de l’individu mais, en réalité, il est porteur d’une exigence d’adaptation à un environnement technologique si hégémonique qu’il ne respecte même plus l’intégrité corporelle.
Structurellement instables, les sociétés modernes ne demeurent viables qu’au prix d’une évolution permanente, et même de plus en plus rapide – le changement accéléré fait partie de leurs conditions d’existence. Cette accélération continuelle du métabolisme économique et social, au sein d’un monde qui a ses rythmes propres, conduit inévitablement à des effondrements, d’autant plus catastrophiques que le processus aura été entretenu plus longtemps. Cependant, le coût d’une sortie immédiate est tel qu’il exerce un effet dissuasif et que la dynamique se poursuit. […]
Ce type de tenaille – entre persévérer sur une voie sans issue, et s’en extraire à un coût immédiat énorme – est une situation générale. Le « développement », en détruisant la nature, les aptitudes et les savoir-faire traditionnels, a en large partie supprimé les possibilités de vivre sans lui, et rendu de ce fait un changement d’orientation trop périlleux pour qu’on s’y résolve. Seule une sortie de route y pourvoira.
[Quatre définitions théoriques de la vie :]
Cet embarras quant à ce qui mérite d’être appelé vivant pourrait sembler anecdotique. Il se peut cependant qu’il ne soit pas pour rien dans les ravages dont la nature – rebaptisée biosphère – est l’objet : on a du mal à respecter ce qu’on avoue avoir tant de mal à reconnaître. Sans doute le biocide en cours commence-t-il là.
L’attitude la plus répandue chez les biologistes consistent à carrément écarter la question.
[La] comparaison, entre intelligence artificielle et intelligence humaine, suppose une assimilation préalable de l’intelligence à la puissance de calcul, qui ignore par principe certains caractères essentiels de l’intelligence humaine. […] Discerner le bien du mal, est-ce bien une question de puissance de calcul ?
[Dans le tableau La chute d’Icare de Brueghel l’Ancien], Icare est englouti pour n’avoir pas su habiter la terre – au contraire du cultivateur au premier plan, du berger, du pêcheur à la ligne, des marins sur un bateau à voile.
Il arrive que des habitants des grandes métropoles mesurent la précarité de leur situation et prennent conscience, dans un vertige, de la contradiction entre la liberté dont ils se targuent et leur état de totale dépendance. Quelques-uns s’inscrivent à des stages de survie [… mais ils seront] loin d’avoir retrouvé l’autonomie de leurs ancêtres qui, eux, ne survivaient pas, mais vivaient.
La perte de confiance dans le progrès doit être compensée par une inflation de ce qu’il est censé apporter : plus le monde va mal et menace de s’écrouler, plus il faut arracher l’adhésion à cette course à l’abîme par des promesses exorbitantes.
Une réalité qui rend particulièrement réceptif au discours transhumaniste est l’état de diminution dans lequel se trouve aujourd’hui l’être humain. Quoique enclin à considérer avec condescendance ou commisération tous ceux qui l’ont précédé depuis que sur la terre il y a des hommes, l’individu contemporain est moins assuré de lui-même que l’ensemble de ses prédécesseurs. Sous ses rodomontades, il est rongé par le sentiment de son insuffisance.
Jamais nous ne nous sommes sentis aussi pressés par le temps qu’aujourd’hui où nous sommes bardés de dispositifs et d’appareils destinés à nous en faire gagner. Ce manque de temps nous dispose à adopter toute innovation qui permet d’aller plus vite, mais, ces innovations étant adoptées par tout le monde, le rythme général du monde s’accélère encore, et chacun éprouve encore plus de difficultés à le suivre. D’où l’appétence pour des innovations qui permettent d’aller plus vite, etc. Les puissants sont encore plus prisonniers de cette spirale que les humbles – ce qui les rend d’autant plus avides de se consoler en dominant ces derniers.
[Pour] le transhumanisme, le corps est une machine parmi d’autres.
[L]e décalage ne fait que s’accroître entre les facultés naturelles des hommes et ce qui est exigé d’eux. Le monde devrait leur être de mieux en mieux adapté, et voilà que ce sont eux qui sont sommés de s’adapter à un monde qu’ils ont de plus en plus de mal à suivre. […] De là le nombre croissant de personnes menacées d’« exclusion », réduites à vivre d’expédients ou d’assistance. Et du côté des « inclus », cela ne va pas si bien : […] une société de la fatigue.
Les Grecs savaient – d’un savoir qui se dit dans les mythes, non dans la logique – que l’arrachement à la nature, quand il se veut complet, se résout en son contraire. Œdipe, lorsque la vérité finit par éclater, se crève les yeux qui, parce qu’il s’en était trop exclusivement remis à eux, l’avaient rendu insensible à ce qui ne se voit pas. La paternité, la maternité ne se voient pas, elles sont des relations, constitutives du sujet.
Les transhumanistes sont eux aussi de ces voyants aveugles. Ils imaginent des implants rétiniens capables de les faire voir la nuit comme en plein jour, mais la vie intérieure leur est totalement obscure. Ils entendent s’affranchir, par la technologie, de toutes les déterminations naturelles, et ne se rendent pas compte qu’en s’engageant sur cette voie, ils sont plus que jamais déterminés par des pulsions très primaires de domination, des fantasmes régressifs de souveraineté totale.
Pourquoi l’environnement se trouve-t-il dans un état si défaillant qu’il faille le « protéger » ? Nos mousquetaires de la technologisation se gardent bien de dire que c’est précisément à cause des ravages provoqués par le flot de « nouveaux procédés et dispositifs » qui ne cesse de déferler sur le monde, et dont ils réclament l’intensification.
Ce qui est dramatiquement ignoré dans l’affaire, par bêtise ou par cynisme (les cas et les dosages varient), c’est que l’essence d’une activité, et le caractère de ses effets, changent avec l’échelle. Autrement dit, ce qui est humanisant à un certain stade peut devenir déshumanisant à un autre. Ainsi avec la technique.