

Le communisme de la cabane consiste à refuser les intermédiaires. L’ermite sait d’où vient son bois, son eau, la chair de ce qu’il mange et la fleur d’églantier qui parfume sa table. Le principe de proximité guide sa vie. Il refuse de vivre dans l’abstraction du progrès et de ponctionner une énergie dont il ignore tout. Être moderne : refuser de se préoccuper de l’origine des bienfaits du progrès.
Vivre ne devrait consister qu’en ceci : prononcer sans cesse des actions de grâce pour remercier le destin du moindre bienfait. Être heureux c’est savoir qu’on l’est.
Je me fis alors le serment de vivre plusieurs mois en cabane, seul, avant mes quarante ans. Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus chers que l’or. Sur une Terre surpeuplée, surchauffée, bruyante, une cabane forestière est l’eldorado. À mille cinq cents kilomètres au sud, vibre la Chine. Un milliard et demi d’êtres humains s’apprêtent à y manquer d’eau, de bois, d’espace. Vivre dans les futaies au bord de la plus grande réserve d’eau douce du monde est un luxe. Un jour, les pétroliers saoudiens, les nouveaux riches indiens et les businessmen russes qui traînent leur ennui dans les lobbys en marbre des palaces le comprendront.Il sera temps alors de monter un peu plus en latitude et de gagner la toundra. Le bonheur se situera au-delà du 60° parallèle Nord.
Habiter joyeusement des clairières sauvages vaut mieux que dépérir en ville. Dans le sixième volume de L’Homme et la Terre, le géographe Élisée Reclus – maître anarchiste et styliste désuet – déroule une superbe idée. L’avenir de l’humanité résiderait dans « l’union plénière du civilisé avec le sauvage ». Il ne serait pas nécessaire de choisir entre notre faim de progrès technique et notre soif d’espaces vierges.
Les meuglements raclaient la vallée. Les enfants couraient après les yacks et les rabattaient vers les enclos, les roulant comme des jouets vers le fond du canyon. À coups de fronde, ces mômes d’un mètre de haut menaient la coulée. Le moindre coup d’encolure les aurait éventrés mais les énormes herbivores acceptaient d’être menés par ces petits bipèdes. La masse s’était soumise. Cela s’était passé dans le Croissant fertile, quinze mille ans avant la naissance de l’anarchiste crucifié. Les hommes avaient rassemblé de grands troupeaux. Les bovins avaient troqué leur liberté contre la sécurité. Leur gène se souvenait du pacte. Ce renoncement menait les bêtes à l’enclos, et les hommes à la ville. J’étais de cette race des hommes-bovins : je vivais dans un appartement. L’autorité régentait mes faits et gestes et s’impatronisait dans mes libertés de détail. En échange, on me fournissait le tout-à-l’égout et le chauffage central – le foin, en d’autres termes. Cette nuit, les bêtes rumineraient en paix, c’est-à-dire en prison. Pendant ce temps les loups fouilleraient la nuit, les panthères rôderaient, les mouflons trembleraient accrochés aux parois. Que choisir ? Vivre maigre sous les voies lactées ou ruminer au chaud dans la moiteur de ses semblables ?
La vie en cabane est un papier de verre. Elle décape l’âme, met l’être à nu, ensauvage l’esprit et embroussaille le corps, mais elle déploie au fond du cœur des papilles aussi sensibles que les spores. L’ermite gagne en douceur ce qu’il perd en civilité. « Peut-être notre ancêtre était-il plus gracieux devant le plaisir, plus conscient de son bonheur, dans la proportion où il était moins délicat dans la souffrance », écrit Bachelard dans La psychanalyse du feu.
S’il veut garantir sa santé mentale, un anachorète jeté sur un rivage doit habiter l’instant. Qu’il commence à échafauder des plans, il versera dans la folie. Le présent, camisole de protection contre les sirènes de l’avenir.
Il y a une joie dans ces bois mais pas une once d’humour. Voilà peut-être ce qui rend le visage des ermites si graves et les écrits de Thoreau si sérieux.
Penser qu’il faudrait le prendre en photo est le meilleur moyen de tuer l’intensité d’un moment.