La forme du monde

Arthaud, 2019
13 cm x 21 cm, 140 pages


Couverture de La forme du monde

Extraits de l'ouvrage

• Plus large que l’ego

La montagne éveille un sentiment de l’existence plus large que l’ego étroit, une perception de la continuité du tissu du monde dans lequel nous sommes insérés, et de sa beauté.

page(s) 117
• Le sens est le désir

Marcher, désirer : j’ai compris que la question du sens de l’existence était mauvaise car elle n’appelait, en guise de réponse, que le sentiment de l’absurde. Lorsqu’on désire, ou qu’on est joyeux, se demande-t-on jamais à quoi bon vivre ? On vit et tout semble à sa place. Le désir est la réponse en acte à la question du sens. Le sens est le désir. Le désir est joie et sens.

page(s) 12
• Le plaisir traverse quand même la souffrance

Voici une chose qu’on ne pourra jamais expliquer à qui n’aime pas marcher : la montée comporte, on le sait d’avance, des moments de souffrance, et pourtant on a désiré y aller et malgré cette souffrance on y trouve une forme de plaisir – ou plutôt le plaisir la traverse quand même…

page(s) 14
• Respirer plus haut, plus librement, plus justement

Lorsque je marche, dans la haute solitude de la montagne, mon esprit est transformé en raison de ce que je vois mais aussi du simple fait de l’exercice du corps, il s’élargit et envisage l’existence autrement. Expérience proche de celle de l’écoute de la musique, art si physique – résonances, rythmes, vibrations – qui, modifiant profondément ma pensée, me fait respirer plus haut, plus librement, plus justement (les petits tracas semblent alors peu de chose, la vie m’apparaît dans sa grandeur et sa dignité, comme dépassant les aléas des jours).

page(s) 17-18
• Analogie de l’écriture et de la marche en montagne

Écrire au long cours implique la régularité, le labeur retrouvé chaque matin, la patience – combien de patience ! –, ainsi qu’une sorte de mesure. La marche en montagne me paraît un assez juste équivalent de cette activité : la pente m’obligeant à accroître mon effort, j’éprouve avec plaisir la résistance du sol qui tend mes muscles et ajoute à l’effort ordinaire de la marche l’intensité – mon orient.

page(s) 18
• Grandiose et bouleversant

[M]’apparut soudain l’énormité de la montagne enneigée. Je dis énormité parce que je ne sais ni décrire le spectacle ni en exprimer l’effet considérable sur moi. Aujourd’hui je parlerais plutôt de sublime – colossal, dépassant mes possibilités de description, grandiose et bouleversant, élevant mon esprit et comme l’anoblissant…

page(s) 23
• Ouvrir notre esprit au plus vaste que nous

La dernière fois que j’ai vécu à nouveau le sentiment océanique, j’étais devant une gorge encaissée en Corse – la montagne encore. Ainsi s’exprime le très puissant lien spirituel (parole d’athée) qui m’attache à la montagne. Expérience unique de la grandeur du monde que d’autres, je peux l’imaginer, connaissent peut-être devant le désert ou la mer. J’ai écrit grandeur du monde, il faudrait parler de l’univers, qui nous inclut, humains qui le traversons et sommes capables de le voir et de le dire. Or, à rester confinés dans les villes, nous manquons d’ouvrir notre esprit à ce qui, beaucoup plus vaste que nous, nous transforme et transforme notre manière d’habiter sur Terre.

page(s) 27
• La beauté extrême est douloureuse

[J]e me rappelle, en même temps que la joie liée à cette nouvelle manifestation du sublime, un peu de souffrance : la beauté extrême est douloureuse, je ne sais pourquoi. Par impossibilité de la retenir ? Comme expérience accélérée de la fugacité de l’existence ? Je suis vivante, au sein de ce monde désirable, et je passerai, comme s’achèvera tout à l’heure ma rencontre avec cette splendeur.

page(s) 28
• Partager le fardeau de la beauté

[C]et irrépressible besoin de partager [ses émerveillements] ne s’explique-t-il pas en partie ainsi : « Regarde ! Regarde ! », dit-on à qui nous accompagne, avec l’espoir secret et informulé de lui faire porter avec nous le fardeau de la beauté.

page(s) 28
• Une confuse rêverie des origines

Lorsque je regarde le chaos pétrifié – strates, plissements, élèvements, fouillis, élongements, hausses, nappes, creusements –, j’éprouve immanquablement un saisissement devant l’étrange contraste entre la riche variété des formes et l’élémentaire roche qui la soutient. Ce spectacle suscite en moi une confuse rêverie des origines, des temps de la formation du monde.

page(s) 30
• Éprouver le passage du temps

Dans la marche d’altitude, qui est aussi une affaire de temps, on déroule une sorte d’immense ruban où chaque enjambée vaut une fraction de temps et où chaque but peut s’exprimer en temps d’accès. Ainsi, en avançant sur les sentiers, éprouvons-nous dans notre pas, dans notre corps, le passage du temps.

page(s) 35
• Vif sentiment de notre impermanence

Je m’en suis souvent désolée : à présent, lever les yeux vers la voûte céleste ne nous donne plus, ou moins, le sentiment du temps long, car elle n’a plus cette admirable immuabilité qui permettrait sans doute à nos ancêtres d’être conscients de leur place fugace dans l’éternité d’un univers constant. Sachant que leurs aïeux au fil des générations avaient contemplé le même ciel, les mêmes étoiles fixes, la lune se levant aux mêmes endroits (selon les saisons) et le soleil aussi, quelle merveilleuse valeur ils devaient accorder à notre précarité, et quelle humilité, si opposée à notre hubris, devait être la leur.

Face au temps long, le sentiment vif de notre impermanence. La montagne et le cosmos sont les deux « lieux » dont le spectacle me fait éprouver le sentiment de la durée. D’où mon regret quand s’y inscrivent les traces de notre humanité, c’est-à-dire de notre brièveté.

page(s) 39
• Le monde a une forme

Au fil de l’ascension, une belle montagne, sur l’autre versant de la vallée, se révéla progressivement dans toute sa masse et m’apparut comme un cône gigantesque : je puis dire qu’elle « prit forme » tandis que je m’élevais, son dessin d’ensemble ne me devenant perceptible que quand j’eus atteint une certaine altitude. Ce n’est pas qu’elle était si belle, d’ailleurs. Mais voici l’intérêt de prendre de la hauteur : la forme du monde, cachée pour le passant des fonds de vallée, nous apparaît miraculeusement à mesure que nous montons. À la réflexion, elle devait être assez somptueuse, cette montagne, car je me rappelle m’être émue d’un petit banc, vraiment tout seul sur un épaulement, posé devant la majesté de la chaîne comme au bord de l’infini.

Bien sûr, il n’y a pas une forme mais des formes diverses qui, ailleurs qu’en montagne, sont presque toujours invisibles – souterraines. Mais voici ce que j’essaie d’exprimer par ces mots de « forme du monde » : habituellement, nous marchons sur le monde et, qu’il soit plat ou vallonné, nous le percevons (si nous prenons le temps d’y songer) comme une surface amorphe qui soutient nos pieds. Tandis qu’au cours de l’ascension, ses figures se révèlent, extraordinairement variées, et nous prenons conscience que le monde a une forme.

page(s) 42-43
• Forme du monde

La beauté est la forme du monde.

page(s) 44
• Élargissement général du corps-esprit

[M]a mère, pure Méditerranéenne, a toujours déclaré que la montagne l’angoissait. Bien que je ne le partage pas, je comprends ce sentiment, d’ailleurs assez répandu. Récemment, une amie normande devant qui j’évoquais ce livre me disait, en secouant les épaules d’effroi : « Ces masses noires qui nous écrasent… » Toutes deux se sentent désagréablement dominées là où je me sens aspirée vers le haut et dans une respiration plus ample – il m’arrive quelque fois, en montant les sentiers, d’écarter brièvement les bras, comme pour étreindre le monde et accentuer l’élargissement général de mon corps-esprit…

page(s) 49-50
• Fraîcheur, propreté, pureté

[L]e souci écologique. Je peux dire que je l’ai appris au berceau. Car concevoir, ainsi que le faisait mon père, le monde comme la maison commune, entraînait le devoir de le choyer, de le préserver et de s’y comporter en hôtes respectueux. J’aime d’ailleurs passionnément, dans la montagne, l’impression de fraîcheur et de propreté, de pureté même qui s’en dégage. Ces tapis d’herbes et de plantes basses, ces entiers moelleux, ces rochers décorés de lichens, ces ruisseaux clairs et l’air délicieux me donnent le sentiment d’avancer dans un monde préservé du désastre causé « en bas » par notre hubris et notre désinvolture. D’où l’inquiétude sourde, à Chamonix, devant la rétractation des glaciers perceptible d’une année sur l’autre – confirmation que même dans cet ultime havre la nature subit les conséquences de notre irresponsabilité.

page(s) 51-52
• Rendez-vous avec soi-même

Si le récit maritime est un récit d’aventures, tendu par la difficulté du franchissement et par la promesse de la découverte, rien de tel dans le récit de montagne. Car on n’y va nulle part : où qu’on se rende, la plupart du temps on en reviendra. On ne découvre personne : c’est avec soi-même qu’on a rendez-vous, soi-même qu’on éprouve (dans les deux sens du terme, sentiment et épreuve). Il n’y a guère là de quoi nourrir un récit à sensation. Cheminement intérieur et vive conscience de soi sont au principe de la marche d’altitude.

page(s) 56-57
• La montagne oblige à l’émerveillement

J’aime la solitude, je la recherche et je la choie. Dans le silence et l’isolement, mon esprit devient plus fécond, j’invente plus aisément, je me concentre et trouve les circonstances propices à l’émerveillement. L’émerveillement qui m’intéresse est celui que je qualifie de modeste : non parce qu’il manquerait de puissance mais parce qu’il est suscité par des spectacles humbles – à notre portée quotidienne. Surtout, il n’est rendu possible que par un état intérieur favorable – concentration, vigilance, ouverture, disponibilité à l’hors-de-soi et à l’instant présent. État qui exige un travail sur moi, car ma situation intérieure la plus habituelle consiste à être la proie de mon désir de faire, de vivre, d’avancer – un désir qui m’entraîne souvent dans un mouvement trop rapide pour que j’aie le temps de m’émerveiller. Je force le trait car, si loin que je me souvienne, je me suis toujours émerveillée, mais je crois que la tâche qui m’incombe pour les années à venir est d’apprendre à ralentir, comme le petit escargot sur le mont Fuji – ne cherché-je pas depuis longtemps à acquérir un véritable savoir-vivre ?

La montagne dispense d’avoir à trouver cet état : elle oblige. Lorsque je monte, le spectacle est si puissant et si captivant que j’accède à l’émerveillement quelle que soit ma situation intérieure de départ. Commencer à marcher, c’est entendre en soi la joie lever.

page(s) 63-64
• L’effort relève du jeu

Gris, maussades (?], immobiles. [Ces deux ânes] me firent songer que jouir de l’effort est le propre de l’homme. Aucune bête ne se livre à des efforts inutiles, j’imagine. Quand on les y oblige, les animaux domestiques sont capables d’en faire de prodigieux, mais aucun, domestique ou sauvage, ne le ferait pour jouir de la contraction de ses muscles, du contrôle de la respiration, de la limite de la fatigue repoussée. En contrepartie, je suppose qu’aucun n’admire les paysages…

Écrivant ce qui précède, je revois soudain les bonds et les cavalcades, les courses gratuites des chats, des chiens, des chevaux… Tous les êtres vivants dépensent – dilapident – joyeusement leur énergie, car ils fêtent ainsi la vie qui bat en eux. Mais autre chose est l’effort continu, à la limite du pénible, non pas le fruit d’un élan, mais celui d’une décision, et dont la réalisation est lente. Lorsque la marche devient difficile, la fatigue lourde, je souhaite ardemment être arrivée. Pourtant, au moment où je peine le plus, même si j’en ai la possibilité, je ne ferais rien pour abréger mon parcours. Je veux réaliser mon intention jusqu’au bout. Plaisir étrange qui passe par une forme de souffrance, je crois que l’effort relève du jeu. Par ce terme je veux décrire une activité gratuite, c’est-à-dire sans visée utilitaire, ne répondant pas à un besoin, mais à un désir. « L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin », écrit Gaston Bachelard dans La psychanalyse du feu. Par le jeu, qui est une manifestation du désir, nous inventons le réel et le configurons à notre guise, nous éprouvons notre force et notre résistance. Ainsi nous savons-nous éminemment vivants, et libres.

page(s) 67-69
• La solitude, caisse de résonance

[M]archer seule. Cette concentration qui récompense l’effort de la marche en altitude, cette centration qui permet d’être à la fois recueillie, rassemblée en soi-même et le regard projeté loin au-dehors, à la rencontre du monde, s’atteint plus aisément seule. La solitude crée en soi une merveilleuse caisse de résonance, un état de réceptivité à nul autre pareil.

page(s) 69
• Sachant gré à la beauté du monde de nous servir d’écrin

Nous sommes en train de prendre acte d’une modification dans la conception du sujet humain : il n’est pas seulement en relation avec les autres (humains) mais encore avec l’univers lui-même, depuis son souffle sur notre peau jusqu’aux plus lointaines étoiles, en passant par les montagnes, les fleuves et les bêtes. Inutile de s’attarder sur la juste dénonciation, maintenant courante, de l’homme maître et propriétaire de la nature : nous savons à présent combien, par les excès qu’elle a entraînés, cette croyance était néfaste pour la planète et donc pour nous. Sans compter que ces derniers temps, durant le triomphe de l’individu réduit à lui-même oui, on avait fini par se sentir un peu seul, un peu coupé de tout. Or, voici que s’impose l’idée que nous sommes reliés à ce qui nous entoure, sachant gré à la beauté du monde de nous servir d’écrin.

page(s) 74-75
• Laisser son regard se déployer dans l’ouvert

[D]ans la maison commune, tous ne sont pas égaux : seul l’homme a la puissance d’inventer de quoi détruire son environnement. Comme il a, aussi, celle de protéger le faible. Une lecture plus juste de Darwin nous a appris que la naturaliste ne croyait pas que notre prééminence provînt d’une loi naturelle du plus fort qui nous plaçait au sommet de la hiérarchie des espèces. Au contraire, à partir du moment où il y eut une espèce et une société humaines, la nature a sélectionné certains instincts cognitifs et sociaux comme l’empathie, l’altruisme et la solidarité : elle a éliminé l’élimination des plus faibles. La capacité de les protéger, de les inclure et de leur permettre d’exister a constitué le privilège et forgé la puissance de l’espèce humaine. « Puissance de la douceur. »

Ce souci de la fragilité, c’est sur la planète tout entière qu’aujourd’hui il nous échoit de le faire porter. Car ce non-moi, cet Autre, n’est pas un étranger – il est mon proche, mon horizon, mon entour et mon attachement. Il est aussi la source vive de notre chant, car l’humain sait répondre à la prodigalité de l’univers par la générosité du geste esthétique, il peut faire (poiésis) quelque chose de la beauté du monde quand il laisse son regard se déployer dans l’ouvert.

Montagnes, hautes solitudes où je me sens pourtant reliée comme jamais, montagnes dont la splendeur s’impose et dont l’immensité fait taire mes habitudes perceptives : enfin je vois vraiment, mon esprit fait silence et j’ai le sentiment de saisir le réel lui-même dans sa forme jaillissante, avant toute configuration par le langage. Alors, j’entre dans l’émerveillement, verticale, vivante, joyeuse.

page(s) 75-76

Quatrième de couverture

« Au fil de l’ascension, une belle montagne, sur l’autre versant de la vallée, se révéla progressivement dans toute sa masse et m’apparut comme un cône gigantesque : elle prit forme tandis que je m’élevais, son dessin d’ensemble ne me devenant perceptible que quand j’eus atteint une certaine altitude. Voici l’intérêt de prendre de la hauteur : la forme du monde, cachée pour le passant des fonds de vallée, nous apparaît miraculeusement à mesure que nous montons. Elle devait être assez somptueuse cette montagne, car je me rappelle m’être émue d’un petit banc, vraiment tout seul sur un épaulement, posé devant la majesté de la chaîne comme au bord de l’infini. »

Belinda Cannone est une marcheuse, et même lorsqu’elle danse, elle marche encore puisqu’elle pratique le tango. La randonnée de haute montagne, dans les Alpes surtout, a constamment nourri son imaginaire, sa vision du monde et ses métaphores. Ce nouvel essai, qui s’inscrit dans le prolongement de S’émerveiller et de Un Chêne, enrichit sa réflexion sur les manières d’habiter poétiquement notre monde fragile.