Le parti pris des animaux

Christian Bourgois, 2013
12 cm x 20 cm, 130 pages


Couverture de Le parti pris des animaux

Extraits de l'ouvrage

• La grande fugue dans un monde sans mots

[A]u régime nominal les animaux échappent sans fin, […] ils sont cette échappée même[… L]eur vie, qui ne conjugue que les verbes de leur action, passe entre les noms sans les voir et les entendre et […] nous, qui les appelons et les nommons, sommes incapables par ce trait, si fin soit-il, de les rejoindre ou de les toucher. […] Ce qui se joue, se rejoue chaque fois que nous est accordée une certaine durée du contact, c’est justement la grande fugue, c’est le mouvement souverain par lequel chaque animal s’emporte vivant dans un monde sans mots qui nous longe et qui aussi, c’est une façon de parler, mais elle est juste, nous parle.

page(s) 103-104
• La mobilité par laquelle la vie s’éprouve

« Et ce sont les étants, plus nombreux que l’Un, qui se meuvent. », phrase [de Xénophane] que j’ai toujours lue comme la production, dans un éclat presque visible, d’une propriété qui serait en premier chef celle des animaux : celle d’être parmi les étants ceux à qui a été remise la tâche de la motion, de la mobilité par laquelle la vie s’éprouve et par laquelle le verbe être s’anime et se conjugue.

page(s) 106
• Aborder par le contact

Je crois qu’il faut […] aborder [les animaux], c’est-à-dire aborder l’étonnant et fulgurant paysage de leur différence, par le contact, si furtif et si insatisfaisant que celui-ci puisse être.

page(s) 116
• Joie d’assister à la vie sans nous

[R]ien n’est plus troublant que ce qui a lieu lorsque l’on croise le regard d’un animal non familier, celui, par exemple, d’une chauve-souris (car il faut toujours le rappeler, elles ne sont pas du tout aveugles). Mais la plupart des approches en nature sont liées à des observations qui se tiennent sur un bord, et la plupart des regards y sont des opérations d’identification et de reconnaissance qui non seulement n’impliquent pas un rapport mais cherchent au contraire à l’éviter. Souvent aussi, et c’est toujours joyeux, il arrive que l’on débouche inopinément sur un individu ou un groupe auquel on ne s’attendait pas et qui ne nous a pas repérés. La sensation, alors, est d’assister à un épisode de la vie d’avant, je veux dire de la vie d’avant nous, ou sans nous, et ce qui est étrange, c’est que cette éviction produit toujours une parenthèse heureuse.

page(s) 118
• Une forme de vie qui nous est refusée

[L]e vol, qui est le signe et la métaphore de l’oiseau, nous demeure […] inaccessible. Même ce qui peut lui ressembler (le parachute, ou les formes d’aviation légère, planeur ou ULM) n’est possible qu’au prix de prothèse voyantes – rien de notre corps ou dans notre structure ne nous permettant d’échapper plus d’un instant à l’attraction terrestre, et le saut, qui est cet instant, ayant toujours et d’abord le statut et l’allure d’une chute à peine différée. De telle sorte que les oiseaux incarnent pour nous exemplairement une forme de vie qui nous est refusée et il était bien naturel que ce soit par eux d’abord que l’ouvert se soit ouvert devant Rilke.

page(s) 122
• Le vif

Le vif, ce que je cherche à attraper par ce mot, ce n’est pas seulement le vivant, c’est la vivacité d’allure de ces temps enchevêtrés que nous ne croisons que rarement, sauf peut-être, même si c’est de façon quelque peu faussée, dans les espaces artificiels des zoos ou semi artificiels des réserves. Mais à traverser ces rencontres, dont la temporalité réelle, en nature, est toujours éphémère et furtive, ce qui est entrevu, c’est cet autre temps, ce sont ces autres habitations du temps. Si le temps du contact avec les bêtes est, le plus souvent, le vif et l’éphémère, il reste que nous rejoignons à travers lui […] cette autre couche de temps où se rechargent les horloges internes des animaux et où peut-être il serait bon que nous rechargions aussi la nôtre pour améliorer notre pesanteur, nos envols (nos pensées) et notre vue.

page(s) 131
• Éclipse, intermittence, effacement

[L]’invisibilité est un contenu du visible : ce que l’on voit (et c’est évident partout, en forêt, dans la savane africaine, au bord des rivières, des étangs, et même en ville pour certaines espèces), ce sont des cachettes. La présence elle-même, loin de pouvoir être consignée, encagée ou mise en scène dans la visibilité pure et simple, se décline en une gamme infinie qui comporte l’éclipse, l’intermittence, l’effacement. C’est dans l’espace de cette présence absentée que se manifestent les indices, les signaux et les traces.

page(s) 30-31
• Une hirondelle vaut ici une pensée

L’ouvert est non seulement la co-présence de tous les territoires et de tous les êtres qui les habitent et les parcourent, il est fait aussi de ce qui ne réside pas, de ce qui s’écarte, s’enfuit, s’en va. Une hirondelle vaut ici une pensée ou est exactement comme une pensée que nous devrions avoir.

page(s) 33
• Une surface d’étonnement

Au commencement de toute considération sur les animaux il y a ou il devrait y avoir la surprise, la surprise qu’ils existent. [… C]’est d’abord comme un détachement – il y a une surface d’étonnement où la pensée glisse toute seule devant ce qu’elle voit, qui est alors ce que elle a cessé de rapporter à une conduite ou à une fin.

page(s) 35
• Une pensivité faite avant tout d’écoute et d’attention extrêmes

La forme, toute forme, est un rêve du monde qui se pense en se faisant et, de cette pensée infiniment pensante, de cette pensivité faite avant tout d’écoute et d’attention extrêmes (la vie en dépend), les animaux sont comme les estafettes : détachés du sol, ils sont comme des pensées errantes pour lesquelles rien ne basculerait jamais dans le passé, pour lesquelles il n’y aurait qu’un présent étalé et étendu, sans fin remis.

page(s) 46
• Avant tout, le regard

[C]ette vision de l’animal endormi a une valeur de preuve : non celle, de l’ordre du symptôme, qui veut dire que l’être qui, ainsi, respire, respire encore et donc est vivant, mais celle, presque insaisissable et pourtant définitive, qui apparie cette vie, cette vie à peine soulevée, à « quelque chose » qui pense ou qui, plutôt, se rattache à la pensée, quelque chose qui serait justement comme la dormance de la pensée.

Ce qui s’ensuit pour l’éveil, dès lors, va de soi : l’interruption de la dormance, c’est ce qui ouvre les yeux, ce sont les yeux, c’est-à-dire aussitôt, pour qui depuis sa propre vue voit ces yeux, le regard. […] Mais avant toute conduite d’action, avant tout mouvement même, le regard, et c’est ce qu’il est d’abord quand on le croise, est ce qui dit que quelqu’un est là devant nous et se tient dans l’éveil.

page(s) 50
• De l’ailleurs dans lequel ils sont, jamais je ne saurai rien

[J]e les revois [ces bœufs d’Aquitaine] et je vois toute l’outrecuidance qu’il y aurait à les dire mal réveillés ou mal sortis de la dormance, ou gourds, ou encore pire, idiots, voire – c’est le mot, et c’est tout dire – « bêtes ». Non, de l’ailleurs dans lequel ils sont et qui est ce qu’ils ne veulent ni ne peuvent partager, jamais je ne saurai rien, sauf qu’il existe et que je peux le voir, le toucher, le sentir : l’extraordinaire de leur forme (et de toute forme animale) est qu’elle provient de cet ailleurs, dont elle résulte.

page(s) 51
• Être en vie, c’est se tendre à l’écoute du vivant, penser

Plotin […] dit que si l’on veut accorder à la nature l’intelligence et la sensation, l’on ne peut pas alors parler d’une sensation et d’une intelligence semblable à celles des autres êtres (des êtres effectivement reconnus comme pensants), mais qu’elles sont « aux nôtres comme celles d’un dormeur à celles d’un homme éveillé ».

[…] Être en vie, ce n’est ni savoir ni connaître, c’est se tendre à l’écoute du vivant, c’est regarder, contempler, chercher, c’est penser. […] Plotin […] développe […] : « toute vie est une pensée mais une pensée plus ou moins obscure comme la vie elle-même » [… et] affirme que si nous, les humains, « nous croyons que certaines vies sont des vies d’êtres pensants et que d’autres n’en sont pas, c’est que nous ne cherchons pas ce qu’est la vie »[. …]

[…] Dans ce mouvement (très puissant, très tendu, très sûr de lui) la vie n’est plus assimilée à la pensée qu’on en a, mais à la pensée qu’elle est. Plotin veut-il dire par là que le ver de terre ou le buisson pensent ou que la nuit étoilée et le troupeau paissant sous la nuit étoilée méditent ? Non, il ne le dit pas comme cela, mais l’opération qu’il produit, c’est de retirer à la pensée la possibilité même du mépris : la solidarité est complète entre ce dont il y a pensée et ce qui le pense, et cette solidarité est au fond considérée par Plotin comme une condition : n’est pensée que ce qui se pense dans l’accord à ce dont il y a pensée, et cette unité substantielle est un fondement. Si la vie est pensée et n’est que si elle est pensée, cela veut dire aussi qu’il n’y a pas de pensée sans vie, que la pensée ne peut être que de la vie, en vie, dans la vie, vivante.

Nous ne sommes pas loin de l’effectuation du cogito, à la différence près, et elle est de taille, que le sujet se déplace du « je » de l’ego sum vers une sorte d’anonymat[.]

page(s) 63-65
• Des connaisseurs du paysage

[C]es liens d’intimité, […] ces pelotes de signes et de marques qui s’enroulent et se déroulent simultanément entre les animaux et leur biotope et qui font d’eux, avant tout, des connaisseurs du paysage.

page(s) 73
• Une gigantesque parade de comportements et d’ouvertures

[I]maginer ce qui se passe et ce qui s’éprouve, ce qu’il y a, par exemple quand on est à trente mètres du sol et que l’on saute de branche en branche ou bien ce que c’est et ce que ça fait d’avoir un corps de vingt grammes qui peut parcourir des milliers de kilomètres (les hirondelles) ou, à l’opposé, d’en avoir un de plusieurs tonnes et d’entrer avec lui dans l’eau d’une rivière (les éléphants). Et ainsi de suite. Donc, […] imaginer les sensations qu’éprouvent les animaux, d’où dérivent leurs joies et leurs frustrations. Non parce que ce serait amusant, mais parce qu’à l’issue de chacun de ces chemins, notre vision du paysage ressort élargie, enrichie, émancipée. La biodiversité, ainsi qu’on l’appelle, est encore trop souvent pensée comme une nomenclature, c’est-à-dire comme une liste de biens, c’est-à-dire à peine pensée : alors qu’il faudrait l’envisager comme le support d’une grammaire générative de gestes et de rapports, de côtoiements et de fuites, comme une gigantesque parade de comportements et d’ouvertures.

page(s) 74-75
• Aller au-devant de leur silence

[A]voir des choses à dire n’est pas nécessairement parler et les animaux, c’est presque leur définition, n’ont pas la parole. Il ne s’agit d’ailleurs pas, en s’approchant d’eux, de la leur donner (cela peut être magnifique, mais c’est le domaine de la fable), il s’agit d’aller au-devant de leur silence et de tenter d’identifier ce qui s’y dit.

page(s) 8
• Énorme chagrin

[À] cette tristesse [qui accompagnait le sentiment de prêcher dans le désert le déclin des espèces sauvages], d’une certaine façon, les animaux étaient mêlés, et […] elle ressemblait finalement, c’est ainsi que je m’en souviens, à ce qu’a d’inexprimable la douleur que l’on ressent à la perte d’un animal familier. Une sorte d’énorme chagrin, spécifique, distinct, et lourd, mais qui se heurte, plus que les autres, à l’incompréhension et qui se referme, plus que les autres, sur lui-même, tant il est exposé à l’a priori, massivement partagé malgré tout, qu’au fond une telle perte n’est pas si grave et que même peut-être en vérité, et comparée à l’aune des douleurs humaines, elle n’est rien.

Or justement […] toute mort est grave, […] tout effacement d’existence expose à la gravité de la mort, exactement comme toute éclosion d’existence expose à la gravité (au mystère) du vivant.

page(s) 82
• Descendre de notre supériorité

[D]ésolidariser le « propre de l’homme » de la gangue de fierté qui le nimbe et, inversement, […] ne pas associer de façon automatique et impensée, comme cela se fait couramment, l’absence de langage articulé, à l’imbécillité ou à une situation forcément subalterne.

page(s) 84
• Habiter à même l’intervalle

[T]els sont les oiseaux, ou les chauves-souris, envoyés en l’air, s’y envoyant et s’y voyant, et peut être aussi envoyés, disposant en tout cas d’un savoir que l’on peut certes remiser comme un simple savoir-faire ou une technique acquise mais qui semble pourtant tout autre et pouvoir figurer, comme Rilke l’indiqua, une entrée dans l’ouvert[. …]

[C]e qui veut dire que voler c’est faire l’expérience de l’espacement et habiter à même l’intervalle, dans la plénitude vide de l’intervalle, et que cette expérience, visiblement, contient une joie, celle qui se donne – à entendre aussi – de façon éperdue avec les tournoiement des étourneaux ou les stries des hirondelles quand le jour finit, celle aussi, qui n’est sûrement pas moindre, de ces glissés nocturnes des diverses chouettes, ducs et hiboux froissant à peine l’obscurité d’un trait encore un peu plus descendu dans le silence.

Et si le mot « joie » doit choquer, tant pis, là aussi ce dont il serait question c’est d’une traduction qui porterait le sens de ce qu’en tant qu’hommes nous connaissons de la joie vers le prodige de cette évasion hors de la pesanteur dont les oiseaux, qui y sont jaillissants, sont les signes et de telle sorte aussi qu’il pourrait y avoir là un effet de retour, le sens et la sensation du vol, lancés très loin dans l’imaginaire, ouvrant l’espace comme de l’intérieur pour que notre contemplation s’en imprègne et que se propage dans notre pensée le sens rayonnant et dilaté de ce qui s’ouvre et n’est qu’ouverture.

page(s) 87-88
• Face aux animaux endormis

[P]rofondément endormis, nous nous retrouvons comme lovés, et moins en nous-mêmes qu’en ce qui tout à la fois nous accueille et nous quittera un jour, touchant peut-être, et là seulement, à cette région ou à ce bord indistinct mais fondamental sur lequel, sans épanchement, se rétablit dans sa violence native ce contact au monde dont seule la respiration témoigne et qui est comme un seuil, comme le seuil même où, endormis, nous sommes déposés.


Or ce qui me semble, c’est qu’à ce seuil à la fois intime et lointain où la nuit nous dépose et où chacun d’entre nous descend seul, toutes les créatures qui dorment ont accès : regarder un animal dormir et voir alors son corps se soulever lentement ou parfois fébrilement, c’est pour ainsi dire vérifier qu’il est lui aussi déposé sur ce seuil, frange où l’être semble se recueillir et s’accepter intégralement dans l’existence, de façon à la fois ultra générique et distincte : épandu à tous les êtres vivants (hommes, animaux et sans doute aussi plantes) en même temps que mené à bien dans la particularité ou la singularité d’un seul être, en qui dès lors, pour qui l’observe, la totalité de la vie semble se rassembler.

La rêverie qui vient face aux animaux endormis est à la fois ample et mélancolique : ample parce qu’elle a, naturellement, les traits d’une dilatation de notre conscience d’exister ; mélancolique parce que cette dilatation même se fonde sur la communauté du périssable, qui est ce qui est enjoint à tous les mortels.

page(s) 89-90

Quatrième de couverture

En 2007 Jean-Christophe Bailly a publié aux éditions Bayard Le versant animal, un essai dans lequel il expliquait pourquoi la question animale était devenue absolument centrale – pour lui-même, bien sûr, mais aussi pour tous ceux que la diversité fascine et que les menaces qui pèsent sur elle inquiètent. L’influence exercée par cet essai l’a conduit à revenir sur la question à maintes reprises, en France, mais aussi aux États-Unis. C’est l’ensemble de ces interventions, ainsi que deux textes un peu plus anciens, que le livre réunit.

Pourtant, même s’il s’agit en effet d’un recueil où la question animale est déclinée sous des angles d’approche différents, Le parti pris des animaux, dont le titre, clairement « cite » Le parti pris des choses de Francis Ponge, suit un seul et unique fil conducteur, celui de la singularité animale et de la façon dont elle s’adresse à nous : par des signes et des comportements qui écrivent sous nos yeux la respiration multiple et infinie des existences.

Qu’il s’agisse de réfléchir sur la forme animale ou sur le vivant tout entier, le livre, philosophique sans doute, reste toujours au contact d’une dimension concrète et sensible. Une attention spéciale est portée au fait que les animaux n’ont pas de langage. Régulièrement décrite comme une infériorité marquant, à l’inverse, l’incontestable suprématie de l’homme, cette absence est ici envisagée comme une forme d’expérience et comme une relation au sens dont l’homme, justement, le beau parleur, aurait beaucoup à apprendre. « Les animaux sont des maîtres silencieux » dit l’un des chapitres du livre.

Chaque animal est envisagé comme une piste, une ligne que la pensée peut suivre. Mais dans un monde en proie à une course effrénée à la croissance malmenant les espèces avec cynisme et violence, il est naturel qu’un plaidoyer pour les animaux, et pour l’attention qu’on devrait leur porter, prenne une signification politique. Loin d’être comme une ombre portée, cette dimension traverse tout le livre.