Bruno Latour

Portrait de Latour

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Migrants de l'intérieur, privés de terre

Aux migrants venus de l'extérieur qui doivent traverser des frontières au prix d'immenses tragédies pour quitter leur pays, il faut dorénavant ajouter des migrants de l'intérieur qui subissent, en restant sur place, le drame de se voir quittés par leur pays. Ce qui rend la crise migratoire si difficile à penser, c'est qu'elle est le symptôme, à des degrés plus ou moins déchirants, d'une épreuve commune à tous : l'épreuve de se retrouver privés de terre. C'est cette épreuve qui explique la relative indifférence à l'urgence de la situation, et pourquoi nous sommes climato-quiétistes quand nous espérons, sans rien faire, que « tout va bien finir par s'arranger… »

page(s) 15
• Soyons encore plus résolument modernes !

La modernisation nous a menés dans une impasse ? Soyons encore plus résolument modernes !

page(s) 21
• Illusion de l’harmonie avec la nature

[N]’espérons pas vivre enfin « en harmonie avec la nature ». Il n’y a pas d’harmonie dans cette cascade contingente d’événements imprévus et il n’y a pas de « nature » non plus.

page(s) 142
• Si seulement ce n’était qu’une crise !

Hélas, parler de « crise » serait encore une façon de se rassurer en se disant qu’« elle va passer » ; que la crise « sera bientôt derrière nous ». Si seulement ce n’était qu’une crise !

page(s) 16
• L’altérité du monde à laquelle nous devons nous ouvrir

L’écologie […] n’est pas l’irruption de la nature dans l’espace public, mais la fin de la « nature » comme concept permettant de résumer nos rapports au monde et de les pacifier. […] Le concept de « nature » apparaît maintenant comme une version tronquée, simplifiée, exagérément moralisante, excessivement polémique, prématurément politique de l’altérité du monde à laquelle nous devons nous ouvrir pour ne pas devenir collectivement fous – disons, aliénés. Pour le dire d’une formule trop rapide : aux Occidentaux et à ceux qui les ont imités, la « nature » a rendu le monde inhabitable.

page(s) 50-51
• Blessure narcissique : nous sommes emprisonnés dans notre minuscule atmosphère

[Il nous faut] encaisser cette autre « blessure narcissique », autrement plus douloureuse que celles que Freud avait imaginées. Ce qui n’a plus aucun sens, c’est de se transporter en rêve, sans obstacle et sans attachement, dans la grande étendue de l’espace. Cette fois-ci, nous autres humains ne sommes pas choqués d’apprendre que la Terre n’occupe plus le centre et qu’elle tourbillonne sans but autour du Soleil ; non, si nous sommes si profondément choqués, c’est au contraire parce que nous nous retrouvons au centre de son petit univers, et parce que nous sommes emprisonnés dans sa minuscule atmosphère locale.

page(s) 107-108
• La dénégation rend fou

La dénégation n'est pas une situation confortable. Dénier, c'est mentir froidement ; puis oublier qu'on a menti – tout en se souvenant malgré tout constamment de ce mensonge. Cela mine. On peut donc se demander ce qu'un tel nœud fait aux gens qui sont pris dans ses rets. Cela les rend fous.

page(s) 34
• Altération du rapport au monde

Puisque la folie se diagnostique comme une altération du rapport au monde, est-il possible de dégager ce terme de « monde » de son association, il est vrai presque automatique, avec celui de « monde naturel » ?

page(s) 49
• La civilisation humaine tourne à dix-sept térawatts

À force de croître en énergie, la civilisation humaine « tourne », si l’on peut dire, à dix-sept térawatts et cela vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui finit par la rendre comparable à la dépense d’énergie des volcans et des tsunamis – certes plus violents mais sur de brèves périodes de temps. Certains calculs finissent même par rapprocher la puissance de transformation humaine de la tectonique des plaques.

page(s) 152
• Artificialisation progressive de la Terre entière

Il se passe pour la Terre entière ce qui s’est passé, aux siècles précédents pour le paysage : son artificialisation progressive rend la notion de « nature » aussi obsolète que celle de « wilderness ».

page(s) 159
• Ce qui est juste là, c’est au fond toujours aussi ce qui est juste

Quand il s’agit de la « nature », ce qui est de fait est forcément aussi de droit. En feignant d’opposer les deux, on se retrouve avec deux formes de devoir être, deux morales au lieu d’une. Ce qui est juste là, c’est au fond toujours aussi ce qui est juste. Ou, pour le dire encore d’une autre façon, ordonner (sous-entendu le monde), c’est ordonner (au sens de donner des ordres).

page(s) 48
• Comprendre en quoi la Terre est active, mais sans lui ajouter une âme

[L]e problème de Lovelock est nouveau : comment parler de la Terre sans la prendre pour un tout déjà composé, sans lui ajouter une cohérence qu’elle n’a pas et, pourtant, sans la désanimer en faisant des organismes qui maintiennent en vie la fine pellicule des zones critiques de simples passagers inertes et passifs d’un système physico-chimique ? Son problème est bien de comprendre en quoi la Terre est active, mais sans lui ajouter une âme ; et comprendre aussi ce qui en est la conséquence immédiate : en quoi peut-on dire qu’elle rétro-agit aux actions collectives des humains ?

page(s) 116
• Aller au fond de notre situation de déréliction

Aucun doute, l’écologie rend fou ; c’est de là qu’il faut partir. Non pas dans l’idée de se soigner ; juste pour apprendre à survivre sans se laisser emporter par le déni, par l’hubris, par la dépression, par l’espoir d’une solution raisonnable, ou par la fuite au désert. On ne se guérit pas de l’appartenance au monde. Mais, à force de soins, on peut se guérir de croire qu’on n’y appartient pas ; que ce n’est pas la question essentielle ; que ce qui arrive au monde ne nous regarde pas. […]

Au lieu de parler d’espoir, il faudrait explorer une façon assez subtile de désespérer ; ce qui ne veut pas dire « se désespérer », mais ne pas se confier au seul espoir comme engrenage sur le temps qui passe.[…]

Il n’y a pas d’autre solution pour se soigner sans espérer guérir : il faut aller au fond de la situation de déréliction dans laquelle nous nous trouvons tous, quelles que soient les nuances que prennent nos angoisses.

page(s) 22-23
• Le global, un tissu de globalivernes

Contrairement à la formule « penser globalement, agir localement » personne n’a jamais pu penser globalement la Nature – et encore moins Gaïa. Le global, quand ce n’est pas l’analyse attentive d’un modèle réduit, ce n’est jamais qu’un tissu de globalivernes.

page(s) 172
• Pourquoi l’écologie rend fou

[L]’invocation du « monde naturel » ne permet pas plus de faire la paix que l’invocation du « droit naturel ».

Si l’écologie rend fou, c’est qu’elle oblige à plonger la tête la première dans cette confusion créée par l’invocation d’un  « monde naturel » dont on dit à la fois qu’il est entièrement et qu’il n’est aucunement doté de dimension normative. « Aucunement », puisqu’il ne fait que décrire un ordre ; « entièrement », puisqu’il n’y a pas d’ordre plus souverain que d’y obéir.

page(s) 47
• Le Terrestre comme nouvel acteur politique

Vers quoi on se dirige : le Terrestre comme nouvel acteur politique.

L'événement massif qu'il s'agit d'encaisser concerne en effet la puissance d'agir de ce Terrestre qui n'est plus le décor, l'arrière-scène, de l'action des humains.

page(s) 56
• Le monde déborde toujours la nature

[L]a science ne procède pas par la simple expansion d’une « vision scientifique du monde » déjà existante, mais par la révision de la liste des objets qui peuplent le monde, ce qui est normalement appelé par les philosophes, avec raison, une métaphysique et, par les anthropologues, une cosmologie. […]

Le monde déborde toujours la nature, ou, plus exactement, monde et nature sont des repères temporels : la nature est ce qui est établi ; le monde, ce qui vient. C’est pourquoi le mot « métaphysique » ne devrait pas être si choquant pour les scientifiques en activité mais seulement pour ceux qui croient que la tâche de peupler le monde est déjà achevée. La métaphysique est la réserve, toujours à regarnir, de la physique.

page(s) 121-122
• Fusion des forces géohistoriques

[A]ujourd’hui, le ton n’est plus triomphal, […] il ne s’agit plus du tout de « maîtriser » la nature, mais de rechercher dans les ruines sédimentaires la trace d’un devenir-pierre des humains de naguère. Comme dans une nouvelle dialectique du maître et de l’esclave, les traits de l’un comme de l’autre ont fini par se confondre. Anthropomorphisme des zones critiques, pétromorphisme des humains. En tout cas, fusion des forces géohistoriques dans ce qui ressemble pour de bon à un chaudron de sorcière.

page(s) 153
• Des esperados

En reste-t-il quelques-uns capables d’échapper à ces symptômes ? Oui, mais ne croyez pas qu’ils soient sains d’esprit pour autant ! Ce sont probablement quelques artistes, ermites, jardiniers, explorateurs, activistes ou naturalistes, qui cherchent dans un isolement presque total, d’autres moyens de résister à l’angoisse : des esperados comme dit drôlement Romain Gary [dans Les racines du ciel].

page(s) 22
• Pour les sagesses millénaires non plus, il n'y a pas de précédent

Ce qu'on appelle la civilisation, disons les habitudes prises au cours des dix derniers millénaires, s'est déroulé, expliquent les géologues, dans une époque et sur un espace géographique étonnamment stables. L'Holocène (c'est le nom qu'ils lui donnent) avait tous les traits d'un « cadre » à l'intérieur duquel on pouvait en effet distinguer sans trop de peine l'action des humains, de même qu'au théâtre on peut oublier le bâtiment et les coulisses pour se concentrer sur l'intrigue. […] Aujourd'hui, le décor, les coulisses, l'arrière-scène, le bâtiment tout entier sont montés sur les planches et disputent aux acteurs le rôle principal.

Revenir en arrière ? Réapprendre les vieilles recettes ? Regarder d'un autre œil les sagesses millénaires ? Apprendre des quelques cultures qui n'ont pas encore été modernisées ? Oui, bien sûr, mais sans se bercer d'illusions : pour elles non plus il n'y a pas de précédent.

page(s) 59-60