Face à Gaïa

Huit conférences sur le nouveau régime climatique
La découverte, 2015
14 cm x 20 cm, 400 pages


Couverture de Face à Gaïa

Extraits de l'ouvrage

• Blessure narcissique : nous sommes emprisonnés dans notre minuscule atmosphère

[Il nous faut] encaisser cette autre « blessure narcissique », autrement plus douloureuse que celles que Freud avait imaginées. Ce qui n’a plus aucun sens, c’est de se transporter en rêve, sans obstacle et sans attachement, dans la grande étendue de l’espace. Cette fois-ci, nous autres humains ne sommes pas choqués d’apprendre que la Terre n’occupe plus le centre et qu’elle tourbillonne sans but autour du Soleil ; non, si nous sommes si profondément choqués, c’est au contraire parce que nous nous retrouvons au centre de son petit univers, et parce que nous sommes emprisonnés dans sa minuscule atmosphère locale.

page(s) 107-108
• Nouveau Régime Climatique

Nouveau Régime Climatique. Je résume par ce terme la situation présente quand le cadre physique que les Modernes avaient considéré comme assuré, le sol sur lequel leur histoire s’était toujours déroulée est devenu instable. Comme si le décor était monté sur scène pour partager l’intrigue avec les acteurs. À partir de ce moment, tout change dans les manières de raconter des histoires, au point de faire entrer en politique tout ce qui appartenait naguère encore à la nature – figure qui, par contrecoup, devient une énigme chaque jour plus indéchiffrable.

page(s) 11
• Comprendre en quoi la Terre est active, mais sans lui ajouter une âme

[L]e problème de Lovelock est nouveau : comment parler de la Terre sans la prendre pour un tout déjà composé, sans lui ajouter une cohérence qu’elle n’a pas et, pourtant, sans la désanimer en faisant des organismes qui maintiennent en vie la fine pellicule des zones critiques de simples passagers inertes et passifs d’un système physico-chimique ? Son problème est bien de comprendre en quoi la Terre est active, mais sans lui ajouter une âme ; et comprendre aussi ce qui en est la conséquence immédiate : en quoi peut-on dire qu’elle rétro-agit aux actions collectives des humains ?

page(s) 116
• Le monde déborde toujours la nature

[L]a science ne procède pas par la simple expansion d’une « vision scientifique du monde » déjà existante, mais par la révision de la liste des objets qui peuplent le monde, ce qui est normalement appelé par les philosophes, avec raison, une métaphysique et, par les anthropologues, une cosmologie. […]

Le monde déborde toujours la nature, ou, plus exactement, monde et nature sont des repères temporels : la nature est ce qui est établi ; le monde, ce qui vient. C’est pourquoi le mot « métaphysique » ne devrait pas être si choquant pour les scientifiques en activité mais seulement pour ceux qui croient que la tâche de peupler le monde est déjà achevée. La métaphysique est la réserve, toujours à regarnir, de la physique.

page(s) 121-122
• Illusion de l’harmonie avec la nature

[N]’espérons pas vivre enfin « en harmonie avec la nature ». Il n’y a pas d’harmonie dans cette cascade contingente d’événements imprévus et il n’y a pas de « nature » non plus.

page(s) 142
• La civilisation humaine tourne à dix-sept térawatts

À force de croître en énergie, la civilisation humaine « tourne », si l’on peut dire, à dix-sept térawatts et cela vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui finit par la rendre comparable à la dépense d’énergie des volcans et des tsunamis – certes plus violents mais sur de brèves périodes de temps. Certains calculs finissent même par rapprocher la puissance de transformation humaine de la tectonique des plaques.

page(s) 152
• Fusion des forces géohistoriques

[A]ujourd’hui, le ton n’est plus triomphal, […] il ne s’agit plus du tout de « maîtriser » la nature, mais de rechercher dans les ruines sédimentaires la trace d’un devenir-pierre des humains de naguère. Comme dans une nouvelle dialectique du maître et de l’esclave, les traits de l’un comme de l’autre ont fini par se confondre. Anthropomorphisme des zones critiques, pétromorphisme des humains. En tout cas, fusion des forces géohistoriques dans ce qui ressemble pour de bon à un chaudron de sorcière.

page(s) 153
• Artificialisation progressive de la Terre entière

Il se passe pour la Terre entière ce qui s’est passé, aux siècles précédents pour le paysage : son artificialisation progressive rend la notion de « nature » aussi obsolète que celle de « wilderness ».

page(s) 159
• Si seulement ce n’était qu’une crise !

Hélas, parler de « crise » serait encore une façon de se rassurer en se disant qu’« elle va passer » ; que la crise « sera bientôt derrière nous ». Si seulement ce n’était qu’une crise !

page(s) 16
• Pas de centre stable

Pour revenir au premier sens du mot « révolution », tout se passe comme s’il n’y avait pas de centre stable autour duquel la Terre puisse tourner.

page(s) 167
• Quelque chose qui se retrouverait derrière nous

Il semble que nous soyons devenus ceux qui auraient pu agir il y a trente ou quarante ans – et qui n’ont rien fait ou si peu. […]

Alors que nous nous préparons très mollement à nous intéresser au sort des « générations futures » (comme on disait naguère), tout aurait déjà été commis par les générations passées ! Quelque chose aurait eu lieu qui ne serait pas devant nous comme une menace à venir, mais qui se retrouverait derrière ceux qui sont déjà nés.

page(s) 17-18
• Le global, un tissu de globalivernes

Contrairement à la formule « penser globalement, agir localement » personne n’a jamais pu penser globalement la Nature – et encore moins Gaïa. Le global, quand ce n’est pas l’analyse attentive d’un modèle réduit, ce n’est jamais qu’un tissu de globalivernes.

page(s) 172
• Soyons encore plus résolument modernes !

La modernisation nous a menés dans une impasse ? Soyons encore plus résolument modernes !

page(s) 21
• Des esperados

En reste-t-il quelques-uns capables d’échapper à ces symptômes ? Oui, mais ne croyez pas qu’ils soient sains d’esprit pour autant ! Ce sont probablement quelques artistes, ermites, jardiniers, explorateurs, activistes ou naturalistes, qui cherchent dans un isolement presque total, d’autres moyens de résister à l’angoisse : des esperados comme dit drôlement Romain Gary [dans Les racines du ciel].

page(s) 22
• Aller au fond de notre situation de déréliction

Aucun doute, l’écologie rend fou ; c’est de là qu’il faut partir. Non pas dans l’idée de se soigner ; juste pour apprendre à survivre sans se laisser emporter par le déni, par l’hubris, par la dépression, par l’espoir d’une solution raisonnable, ou par la fuite au désert. On ne se guérit pas de l’appartenance au monde. Mais, à force de soins, on peut se guérir de croire qu’on n’y appartient pas ; que ce n’est pas la question essentielle ; que ce qui arrive au monde ne nous regarde pas. […]

Au lieu de parler d’espoir, il faudrait explorer une façon assez subtile de désespérer ; ce qui ne veut pas dire « se désespérer », mais ne pas se confier au seul espoir comme engrenage sur le temps qui passe.[…]

Il n’y a pas d’autre solution pour se soigner sans espérer guérir : il faut aller au fond de la situation de déréliction dans laquelle nous nous trouvons tous, quelles que soient les nuances que prennent nos angoisses.

page(s) 22-23
• Pourquoi l’écologie rend fou

[L]’invocation du « monde naturel » ne permet pas plus de faire la paix que l’invocation du « droit naturel ».

Si l’écologie rend fou, c’est qu’elle oblige à plonger la tête la première dans cette confusion créée par l’invocation d’un  « monde naturel » dont on dit à la fois qu’il est entièrement et qu’il n’est aucunement doté de dimension normative. « Aucunement », puisqu’il ne fait que décrire un ordre ; « entièrement », puisqu’il n’y a pas d’ordre plus souverain que d’y obéir.

page(s) 47
• Ce qui est juste là, c’est au fond toujours aussi ce qui est juste

Quand il s’agit de la « nature », ce qui est de fait est forcément aussi de droit. En feignant d’opposer les deux, on se retrouve avec deux formes de devoir être, deux morales au lieu d’une. Ce qui est juste là, c’est au fond toujours aussi ce qui est juste. Ou, pour le dire encore d’une autre façon, ordonner (sous-entendu le monde), c’est ordonner (au sens de donner des ordres).

page(s) 48
• Altération du rapport au monde

Puisque la folie se diagnostique comme une altération du rapport au monde, est-il possible de dégager ce terme de « monde » de son association, il est vrai presque automatique, avec celui de « monde naturel » ?

page(s) 49
• L’altérité du monde à laquelle nous devons nous ouvrir

L’écologie […] n’est pas l’irruption de la nature dans l’espace public, mais la fin de la « nature » comme concept permettant de résumer nos rapports au monde et de les pacifier. […] Le concept de « nature » apparaît maintenant comme une version tronquée, simplifiée, exagérément moralisante, excessivement polémique, prématurément politique de l’altérité du monde à laquelle nous devons nous ouvrir pour ne pas devenir collectivement fous – disons, aliénés. Pour le dire d’une formule trop rapide : aux Occidentaux et à ceux qui les ont imités, la « nature » a rendu le monde inhabitable.

page(s) 50-51
• L’ennemi de l’action est l’espoir

C’est parce que le caractère évident de la menace ne nous fera pas changer, qu’il faut se préparer à refaire de la politique. S’il n’y a rien d’agréable, d’harmonieux ou d’apaisant à aborder les problèmes écologiques […], c’est parce que la géohistoire ne doit pas être conçue comme la grande irruption de la Nature finalement capable de pacifier tous nos conflits, mais comme un état de guerre généralisé. Aussi épouvantable que fut l’histoire, la géohistoire sera probablement pire puisque ce qui, jusqu’à maintenant, était resté tranquillement à l’arrière-plan – le paysage qui avait servi de cadre à tous les conflits humains – vient de rejoindre le combat.

Clive Hamilton affirme que l’ennemi de l’action est l’espoir, cet espoir inaltérable que tout ira mieux et que le pire n’est pas toujours certain.

page(s) 98

Quatrième de couverture

James Lovelock n’a pas eu de chance avec l’hypothèse Gaïa. En nommant par ce vieux mythe grec le système fragile et complexe par lequel les phénomènes vivants modifient la Terre, on a cru qu’il parlait d’un organisme unique, d’un thermostat géant, voire d’une Providence divine. Rien n’était plus éloigné de sa tentative. Gaïa n’est pas le Globe, n’est pas la Terre-Mère, n’est pas une déesse païenne, mais elle n’est pas non plus la Nature, telle qu’on l’imagine depuis le XVIIe siècle, cette Nature qui sert de pendant à la subjectivité humaine. La Nature constituait l’arrière-plan de nos actions.

Or, à cause des effets imprévus de l’histoire humaine, ce que nous regroupions sous le nom de Nature quitte l’arrière-plan et monte sur scène. L’air, les océans, les glaciers, le climat, les sols, tout ce que nous avons rendu instable, interagit avec nous. Nous sommes entrés dans la géohistoire. C’est l’époque de l’Anthropocène. Avec le risque d’une guerre de tous contre tous.

L’ancienne Nature disparaît et laisse la place à un être dont il est difficile de prévoir les manifestations. Cet être, loin d’être stable et rassurant, semble constitué d’un ensemble de boucles de rétroactions en perpétuel bouleversement. Gaïa est le nom qui lui convient le mieux.

En explorant les mille figures de Gaïa, on peut déplier tout ce que la notion de Nature avait confondu : une éthique, une politique, une étrange conception des sciences et, surtout, une économie et même une théologie.