

Une espèce a transformé en décor de matière disponible pour ses tribulations humaines les dix millions d’autres espèces qui constituent sa famille élargie, son milieu donateur, ses cohabitants quotidiens. Et plus exactement, c’est le fait d’une certaine petite population de cette espèce, porteuse d’une culture historique et locale : car cette invisibilisation est un phénomène provincial et tardif, il n’est pas le fait de l’humanité entière.
[Il y a] un effet politique dans la transformation de nos rapports avec l’animalité de l’humain. […] Accepter notre identité de vivant, renouer avec notre animalité pensée ni comme primalité à surmonter, ni comme sauvagerie plus pure, mais comme héritage riche à recueillir et à moduler, c’est accepter notre destin commun avec le reste des vivants.
Une forêt en libre évolution fait ce que fait la vie : elle lutte spontanément contre le réchauffement climatique, par limitation de l’effet de serre. Elle stocke le carbone, d’autant mieux que ses arbres sont anciens et vénérables. Elle travaille à l’épuration de l’eau et de l’air, à la formation de sols, à la diminution de l’érosion, à l’épanouissement d’une riche biodiversité, résiliente, capable d’encaisser les coups des changements climatiques qui arrivent. Elle ne le fait pas pour nous, mais elle le fait et ces dons sont inestimables.
[N]ous partageons [avec les animaux] une ascendance, l’énigme d’être vivant, et la responsabilité de cohabiter décemment.
[E]ssayer de sortir du labyrinthe des dualismes entre nature et humains, exploiter et sanctuariser, sauvage et domestique, qui créent des conflits inutiles et nous éloignent des vrais fronts de combat.
[Q]ue devient « protéger la nature », quand on aura saisi que la « nature » était une invention dualiste qui a contribué à la destruction de nos milieux de vie, et que « protéger » était une conception paternaliste de nos rapport au vivant ?
En tant qu’individus humains, notre longévité est dérisoire au regard de celle d’un arbre, d’un corail, d’une forêt ancienne, d’un écosystème. Or la Grande vie des écosystèmes, des poumons verts forestiers, des cycles de carbone, de l’évolution des espèces, est la condition de la petite vie des individus.
[P]our changer le politique, il s’agit aussi (en plus de militer, lutter, s’organiser autrement, lancer l’alerte, faire levier au plus près du pouvoir, inventer d’autres manières d’habiter) de transformer le champ de l’attention à ce qui importe.
Le paradoxe que ne comprend pas notre espèce mammifère, chez qui vieillir implique déclin, c’est que les forêts ne vieillissent pas comme nous : en vieillissant, elles resplendissent et rayonnent. Les forêts anciennes sont des fontaines de Jouvence. Plus on laisse une forêt vieillir, plus elle rajeunit, plus elle gagne en puissance de vivification du territoire, plus elle déborde de vie. Pour tout le territoire. Jusqu’à régénérer le monde autour d’elle.
Ce ne sont pas les humains « en général » qui sont en cause, mais la dérive d’une forme économique et politique tardive, d’un métabolisme social ravageur, d’un rapport au monde particulier, qui s’est érigé en norme et en Progrès : quelque chose comme un extractivisme productiviste financiarisé, élargissant les logiques marchandes à tout ce qui devrait en être exclu, et incapable de toute sobriété.
Il aura suffi que le judéo-christianisme fasse fuir Dieu de la « Nature » (c’est l’hypothèse de l’égyptologue Jan Assmann) pour la rendre profane, puis que la révolution scientifique et industrielle transforme la nature restante (phusis scolastique) en matière dépourvue d’intelligences, d’influences invisibles, à disposition de l’extractivisme, pour que l’humain se retrouve en cavalier solitaire dans le cosmos, entouré de matière bête et méchante. Le dernier acte impliquait de tuer la dernière affiliation : seul face à la matière, l’humain restait néanmoins en contact vertical avec Dieu, qui la sanctifiait comme sa Création (théologie naturelle). La mort de Dieu induit cette terrible et parfaite solitude, qu’on pourrait appeler le huis clos anthroponarcissique.