Manières d'être vivant

Actes Sud, 2020
11 cm x 22 cm, 250 pages


Couverture de Manières d'être vivant

Extraits de l'ouvrage

• Un continent de courage

Comment loger un continent de courage dans onze grammes de vie ?

page(s) 13
• Une crise de nos relations au vivant

La crise écologique qui est la nôtre est bien une crise des sociétés humaines : elle met en danger le sort des générations futures, les bases mêmes de notre subsistance, et la qualité de nos existences dans des environnements souillés. C’est aussi une crise des vivants : sous la forme de la sixième extinction des espèces, de la défaunation, comme de la fragilisation des dynamiques écologiques et des potentiels d’évolution de la biosphère par le changement climatique. Mais c’est aussi une crise d’autre chose, de plus discret, et peut-être plus fondamental. Ce point aveugle, j’en fais l’hypothèse, c’est que la crise écologique actuelle, plus qu’une crise des sociétés humaines d’un côté, ou des vivants de l’autre, est une crise de nos relations au vivant.

page(s) 13
• La nature, décor ou support de projection

[O]n considère les vivants essentiellement comme un décor, comme une réserve de ressources à disposition pour la production, comme un lieu de ressourcement ou comme un support de projection émotionnel et symbolique. Être un décor et un support de projection, c’est avoir perdu sa consistance ontologique.

page(s) 13
• Jubilant du soleil, glissant sur la force du vent

Il y a dans le cortège les pipits, les bergeronnettes, les accenteurs mouchets, les gypaètes géants et les microscopiques serins, les roitelets, les venturons, les tichodromes et les milans royaux, comme des tribus gauloises pavoisant dans leurs couleurs, chacun avec ses mœurs, son langage, sa fierté sans ego, sans miroir – chacun avec ses exigences. Et chacune de ces formes de vie a sa perspective unique sur ce monde partagé, qui maîtrise l’art de lire des signes ignorés de tous les autres. […]

Des peuples bataillant contre les éléments, se tissant aux flux d’énergie, jubilant du soleil, glissant sur la force du vent.

page(s) 13-14
• Violence innocente de notre cécité

Combien de fois n’avons-nous rien vu de ce qui se tramait de vivant dans un lieu ? […] Pas de reproches, mais une certaine tristesse à l’égard de cette cécité, de sa portée, et de sa violence innocente.

page(s) 14
• Extinction de notre expérience de la nature

[L]es dix chants d’oiseaux différents qu’on entend chaque jour ne parviennent pas au cerveau autrement que comme bruit blanc, ou au mieux évoquent un nom d’oiseau vide de sens : c’est comme des langues anciennes que plus personne ne parlerait, et dont les trésors sont invisibles.

La violence de notre croyance en la « Nature » se manifeste dans le fait que les chants d’oiseaux, de grillons, de criquets, dans lesquels on est immergés en été dès qu’on s’éloigne des centres-villes, sont vécus dans la mythologie des modernes comme un silence reposant.

page(s) 17
• La responsabilité de cohabiter décemment

[N]ous partageons [avec les animaux] une ascendance, l’énigme d’être vivant, et la responsabilité de cohabiter décemment.

page(s) 19
• Imaginaires de l’animalité : domptage ou primalité

[La] conception occidentale pense l’animalité comme une bestialité intérieure que l’humain doit surmonter pour se « civiliser » ou, à l’opposé, comme une primalité plus pure dans laquelle il se ressource, retrouvant par là une sauvagerie plus authentique, libérée des normes sociales. Ces deux imaginaires semblent opposés, alors que rien n’est moins juste : le second n’est que le revers de l’autre, construit par réaction et opposition symétrique.

page(s) 22
• Se dégager des dualismes

Les dualismes […] ne sont jamais que l’avers et le revers d’une même pièce. […] Sortir du Civilisé, ce n’est pas se jeter dans le Sauvage, pas plus que sortir du Progrès implique de céder à l’Effondrement : c’est sortir de l’opposition entre les deux.

page(s) 22
• D’autres manières d’être vivant

[L]es animaux ne sont pas plus bestiaux que nous, pas plus qu’ils ne sont plus libres. Ils n’incarnent pas une sauvagerie débridée et féroce (c’est un mythe de domesticateur), pas plus qu’une innocence plus pure (c’est son envers réactif). Ils ne sont pas supérieurs à l’humain en authenticité ou inférieurs en élévation : ils incarnent avant tout d’autres manières d’être vivant.

page(s) 22
• Accepter notre destin commun avec le reste des vivants

[Il y a] un effet politique dans la transformation de nos rapports avec l’animalité de l’humain. […] Accepter notre identité de vivant, renouer avec notre animalité pensée ni comme primalité à surmonter, ni comme sauvagerie plus pure, mais comme héritage riche à recueillir et à moduler, c’est accepter notre destin commun avec le reste des vivants.

page(s) 23
• Aussi intolérable que la monarchie de droit divin

L’idée de disparition […] des formes de vie autour, par inaction, écofragmentation et extractivisme [… ,doit] nous [devenir] aussi intolérable que la monarchie de droit divin.

page(s) 23
• Transformer le champ de l’attention

[P]our changer le politique, il s’agit aussi (en plus de militer, lutter, s’organiser autrement, lancer l’alerte, faire levier au plus près du pouvoir, inventer d’autres manières d’habiter) de transformer le champ de l’attention à ce qui importe.

page(s) 24
• Habiter, c’est toujours cohabiter

Le problème de notre crise écologique systémique, […] est un problème d’habitat. C’est notre manière d’habiter qui est en crise. Et notamment par son aveuglement constitutif au fait qu’habiter, c’est toujours cohabiter, parmi d’autres formes de vie, parce que l’habitat d’un vivant n’est que le tissage des autres vivants.

page(s) 24
• Nécessaire attention au tissage des autres formes de vie

Être chez soi, c’est [pour le « moderne moyen »] pouvoir vivre sans faire attention. Or pour les autochtones, c’est l’inverse, le chez-soi implique cette vigilance vibratile, cette attention au tissage des autres formes de vie, qui enrichissent l’existence, même s’il faut composer avec elles et que c’est souvent exigeant, parfois compliqué. La concorde est coûteuse en intelligence diplomatique entre humains, elle l’est aussi avec les autres vivants.

page(s) 27
• L’« essentiel » aux yeux du « moderne moyen »

[S]e consacrer à l’« essentiel » aux yeux du momo [le « moderne moyen »] : les relations entre congénères humains. Relations de pouvoir, d’accumulation, de prestige, d’amour, de famille, sur fond d’un décor inanimé, constitué par les dix millions d’autres espèces qui, soit dit en passant, sont nos parentes.

page(s) 27
• Invisibilisation du vivant

Une espèce a transformé en décor de matière disponible pour ses tribulations humaines les dix millions d’autres espèces qui constituent sa famille élargie, son milieu donateur, ses cohabitants quotidiens. Et plus exactement, c’est le fait d’une certaine petite population de cette espèce, porteuse d’une culture historique et locale : car cette invisibilisation est un phénomène provincial et tardif, il n’est pas le fait de l’humanité entière.

page(s) 29
• Terrible et parfaite solitude

Il aura suffi que le judéo-christianisme fasse fuir Dieu de la « Nature » (c’est l’hypothèse de l’égyptologue Jan Assmann) pour la rendre profane, puis que la révolution scientifique et industrielle transforme la nature restante (phusis scolastique) en matière dépourvue d’intelligences, d’influences invisibles, à disposition de l’extractivisme, pour que l’humain se retrouve en cavalier solitaire dans le cosmos, entouré de matière bête et méchante. Le dernier acte impliquait de tuer la dernière affiliation : seul face à la matière, l’humain restait néanmoins en contact vertical avec Dieu, qui la sanctifiait comme sa Création (théologie naturelle). La mort de Dieu induit cette terrible et parfaite solitude, qu’on pourrait appeler le huis clos anthroponarcissique.

page(s) 29
• Le mythe du sujet libre, allié objectif de la crise écologique

Le sujet humain seul dans un univers absurde, entouré de pure matière à portée de main comme stock de ressources, ou sanctuaire pour se ressourcer spirituellement, est une invention fantasmatique de la modernité. De ce point de vue, les grands penseurs de l’émancipation qu’ont pu être Sartre ou Camus, et qui ont probablement infusé leurs idées en profondeur dans la tradition française, sont des alliés objectifs de l’extractivisme et de la crise écologique. Il est intrigant de réinterpréter ces discours d’émancipation comme étant des vecteurs de grande violence. Pourtant ce sont eux qui ont transformé en croyance fondatrice de l’humanisme tardif le mythe suivant lequel nous étions les seuls sujets, libres, dans un monde d’objets inertes et absurdes ; voués à donner du sens par notre conscience à un monde vivant qui en serait dépourvu.

page(s) 30-31

Quatrième de couverture

Imaginez cette fable : une espèce fait sécession. Elle déclare que les dix millions d’autres espèces de la Terre, ses parentes, sont de la « nature ». À savoir : non pas des êtres mais des choses, non pas des acteurs mais le décor, des ressources à portée de main. Une espèce d’un côté, dix millions de l’autre, et pourtant une seule famille, un seul monde. Cette fiction est notre héritage. Sa violence a contribué aux bouleversements écologiques. C’est pourquoi nous avons une bataille culturelle à mener quant à l'importance à restituer au vivant. Ce livre entend y jeter ses forces. En partant pister les animaux sur le terrain, et les idées que nous nous faisons d’eux dans la forêt des savoirs. Peut-on apprendre à se sentir vivants, à s’aimer comme vivants ? Comment imaginer une politique des interdépendances, qui allie la cohabitation avec des altérités, à la lutte contre ce qui détruit le tissu du vivant ? Il s’agit de refaire connaissance : approcher les habitants de la Terre, humains compris, comme dix millions de manières d’être vivant.