Sylvain Tesson
Quelques extraits
• Communisme de la cabane
Le communisme de la cabane consiste à refuser les intermédiaires. L’ermite sait d’où vient son bois, son eau, la chair de ce qu’il mange et la fleur d’églantier qui parfume sa table. Le principe de proximité guide sa vie. Il refuse de vivre dans l’abstraction du progrès et de ponctionner une énergie dont il ignore tout. Être moderne : refuser de se préoccuper de l’origine des bienfaits du progrès.
• Faible rayonnement d’énergie grise
Vivre replié dans un espace que le regard embrasse, qu’une journée de marche permet de circonscrire et que l’esprit se représente.
Mes dîners du Baïkal contiennent un faible rayonnement d’énergie grise. L’énergie grise explose quand la valeur calorifique des aliments est inférieure à la dépense énergétique nécessaire à leur production et à leur acheminement.
• Un art fragile et raffiné
C’était un art fragile et raffiné consistant à se camoufler dans la nature pour attendre une bête dont rien en garantissait la venue. On avait de fortes chances de rentrer bredouille. Cette acceptation de l’incertitude me paraissait très noble – par là même antimoderne.
• Inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir
S’asseoir devant la fenêtre le thé à la main, laisser infuser les heures, offrir au paysage de décliner ses nuances, ne plus penser à rien et soudain saisir l’idée qui passe, la jeter sur le carnet de notes. Usage de la fenêtre : inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir.
• La cabane est un laboratoire
Une fuite, la vie dans les bois ? La fuite est le nom que les gens ensablés dans les fondrières de l’habitude donnent à l’élan vital. Un jeu ? Assurément ! Comment appeler autrement un séjour de réclusion volontaire sur un rivage forestier avec une caisse de livres et des raquettes à neige ? Une quête ? Trop grand mot. Une expérience ? Au sens scientifique, oui. La cabane est un laboratoire. Une paillasse où précipiter ses désirs de liberté, de silence et de solitude. Un champ expérimental où s’inventer une vie ralentie.
Les théoriciens de l’écologie prônent la décroissance. Puisque nous ne pouvons continuer à viser une croissance infinie dans un monde aux ressources raréfiées, nous devrions ralentir nos rythmes, simplifier nos existences, revoir à la baisse nos exigences. On peut accepter ces changements de plein gré. Demain, les crises économiques nous les imposeront.
• Ne pas peser trop à la surface du globe
La vie dans les bois permet de régler sa dette. Nous respirons, mangeons des fruits, cueillons des fleurs, nous baignons dans l’eau de la rivière et puis un jour, nous mourons sans payer l’addition à la planète. L’existence est une grivèlerie. L’idéal serait de traverser la vie tel le troll scandinave qui court la lande sans laisser de traces sur les bruyères. […]
L’essentiel ? Ne pas peser trop à la surface du globe. Enfermé dans son cube de rondins, l’ermite ne souille pas la Terre. Au seuil de son isba, il regarde les saisons danser la gigue de l’éternel retour. Privé de machine, il entretient son corps. Coupé de toute communication, il déchiffre la langue des arbres. Libéré de la télévision, il découvre qu’une fenêtre est plus transparente qu’un écran. Sa cabane égaie la rive et pourvoit au confort. Un jour, on est las de parler de « décroissance » et d’amour de la nature. L’envie nous prend d’aligner nos actes et nos idées. Il est temps de quitter la ville et de tirer sur les discours le rideau des forêts.
La cabane, royaume de simplification. Sous le couvert des pins, la vie se réduit à des gestes vitaux. Le temps arraché aux corvées quotidiennes est occupé au repos, à la contemplation et aux menues jouissances. L’éventail de choses à accomplir est réduit. Lire, tirer de l’eau, couper le bois, écrire et verser le thé deviennent des liturgies. En ville, chaque acte se déroule au détriment de mille autres. La forêt resserre ce que la ville disperse.
• Tenir en équilibre dans le présent
Les chiens se ruent dans mes jambes à tout moment. Ils ont trouvé chez moi un répondant à leur tendresse. Ils ne spéculent pas ni ne se complaisent dans leurs souvenirs. Entre l’envie et le regret, il y a un point qui s’appelle le présent. Il faudrait s’entraîner à y tenir en équilibre comme ces jongleurs qui font tourner leurs balles, debout sur le goulot d’une bouteille. Les chiens y parviennent.
• Elle était là et le monde s’annulait
[La panthère, j]e la croyais camouflée dans le paysage, c’était le paysage qui s’annulait à son apparition. Par un effet d’optique digne du zoom arrière cinématographique, à chaque fois que mon œil tombait sur elle, le décor reculait, puis se résorbait tout entier dans les traits de sa face. Née de ce substrat, elle était devenue la montagne, elle en sortait. Elle était là et le monde s’annulait. Elle incarnait la Physis grecque, natura en latin, dont Heidegger donnait cette définition religieuse : « ce qui surgit de soi-même et apparaît ainsi » [Remarques sur Art-Sculpture-Espace]
• Union plénière du civilisé avec le sauvage
Je me fis alors le serment de vivre plusieurs mois en cabane, seul, avant mes quarante ans. Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus chers que l’or. Sur une Terre surpeuplée, surchauffée, bruyante, une cabane forestière est l’eldorado. À mille cinq cents kilomètres au sud, vibre la Chine. Un milliard et demi d’êtres humains s’apprêtent à y manquer d’eau, de bois, d’espace. Vivre dans les futaies au bord de la plus grande réserve d’eau douce du monde est un luxe. Un jour, les pétroliers saoudiens, les nouveaux riches indiens et les businessmen russes qui traînent leur ennui dans les lobbys en marbre des palaces le comprendront.Il sera temps alors de monter un peu plus en latitude et de gagner la toundra. Le bonheur se situera au-delà du 60° parallèle Nord.
Habiter joyeusement des clairières sauvages vaut mieux que dépérir en ville. Dans le sixième volume de L’Homme et la Terre, le géographe Élisée Reclus – maître anarchiste et styliste désuet – déroule une superbe idée. L’avenir de l’humanité résiderait dans « l’union plénière du civilisé avec le sauvage ». Il ne serait pas nécessaire de choisir entre notre faim de progrès technique et notre soif d’espaces vierges.
• Sobriété et luxe de l’ermite
La sobriété de l’ermite est de ne pas s’encombrer d’objets, ni de semblables. De se déshabituer de ses anciens besoins.
Le luxe de l’ermite, c’est la beauté. Son regard, où qu’il se pose, découvre une absolue splendeur. Le cours des heures n’est jamais interrompu [sauf accident]. La technique ne l’emprisonne pas dans le cercle de feu des besoins qu’elle crée.
• La bête est une clef
Rencontrer un animal est une jouvence. L’œil capte un scintillement. La bête est une clef, elle ouvre une porte. Derrière, l’incommunicable.
• Parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles
« J’ai beaucoup circulé, j’ai été regardé [par les animaux sauvages] et je n’en savais rien » : c’était mon nouveau psaume et je le marmonnais à la mode tibétaine, en bourdonnant. Il résumait ma vie. Désormais, je saurais que nous déambulions parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles. Je m’acquittais de mon ancienne indifférence par le double exercice de l’attention et de la patience. Appelons cela l’amour.
• Attendre était une prière
J’avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre le transformer. Elle invitait à s’asseoir devant la scène, à jouir du spectacle, fût-il un frémissement de feuille. La patience était une révérence de l’homme à ce qui était donné.
Quel attribut permettait-il de peindre un tableau, de composer une sonate ou un poème ? La patience. Elle procurait toujours sa récompense, pourvoyant dans la même fluctuation le risque de trouver le temps long en même temps que la méthode pour ne pas s’ennuyer.
Attendre était une prière. Quelque chose venait. Et si rien ne venait, c’était que nous n’avions pas su regarder.
• Se défaire de toute identité
La retraite est révolte. Gagner sa cabane, c’est disparaître des écrans de contrôle. L’ermite s’efface. Il n’envoie plus de traces numériques, plus de signaux téléphoniques, plus d’impulsions bancaires. Il se défait de toute identité. Il pratique un hacking à l’envers, sort du grand jeu. Nul besoin d’ailleurs de gagner la forêt. L’ascétisme révolutionnaire se pratique en milieu urbain. La société de consommation offre le choix de s’y conformer. Il suffit d’un peu de discipline. Dans l’abondance, libre aux uns de vivre en poussah mais libre aux autres de jouer les moines et de vivre amaigris dans le murmure des livres. Ceux-ci recourent alors aux forêts intérieures sans quitter leur appartement. […]
La société de consommation est une expression légèrement infâme, née du fantasme de grands enfants déçus d’avoir été trop gâtés. Ils n’ont pas la force de se réformer et rêveraient qu’on les contraigne à la sobriété.
• Regarder le monde de toutes ses forces
Une fois chez moi, je continuerais à regarder le monde de toutes mes forces, à en scruter les zones d’ombre. Peu importait qu’il n’y eût pas de panthère à l’ordre du jour. Se tenir à l’affût est une ligne de conduite. Ainsi la vie ne passe-t-elle pas l’air de rien.
• Vivre maigre sous les voies lactées ?
Les meuglements raclaient la vallée. Les enfants couraient après les yacks et les rabattaient vers les enclos, les roulant comme des jouets vers le fond du canyon. À coups de fronde, ces mômes d’un mètre de haut menaient la coulée. Le moindre coup d’encolure les aurait éventrés mais les énormes herbivores acceptaient d’être menés par ces petits bipèdes. La masse s’était soumise. Cela s’était passé dans le Croissant fertile, quinze mille ans avant la naissance de l’anarchiste crucifié. Les hommes avaient rassemblé de grands troupeaux. Les bovins avaient troqué leur liberté contre la sécurité. Leur gène se souvenait du pacte. Ce renoncement menait les bêtes à l’enclos, et les hommes à la ville. J’étais de cette race des hommes-bovins : je vivais dans un appartement. L’autorité régentait mes faits et gestes et s’impatronisait dans mes libertés de détail. En échange, on me fournissait le tout-à-l’égout et le chauffage central – le foin, en d’autres termes. Cette nuit, les bêtes rumineraient en paix, c’est-à-dire en prison. Pendant ce temps les loups fouilleraient la nuit, les panthères rôderaient, les mouflons trembleraient accrochés aux parois. Que choisir ? Vivre maigre sous les voies lactées ou ruminer au chaud dans la moiteur de ses semblables ?
• Rayonnement du coureur de bois
Les coureurs de bois sont des centrales irradiant de force vitale. Lorsqu’ils entrent dans une pièce, leur rayonnement emplit l’espace.
• Devoir de vertu du solitaire
« Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s’épuise pas… » écrit Rousseau dans les Rêveries.
L’épreuve de la solitude, Rousseau la perçoit dans la cinquième de ses promenades. Le solitaire doit s’astreindre au devoir de vertu, dit-il, et ne peut se permettre la cruauté. S’il se comporte mal, l’expérience de son érémitisme lui imposera une double peine : d’une part, il aura à supporter une atmosphère viciée par sa propre méchanceté et, de l’autre, il lui faudra subir l’échec de n’avoir pas été digne du genre humain. « L’homme civil veut que les autres soient contents de lui, le solitaire est forcé de l’être lui-même ou sa vie est insupportable. Aussi, le second est forcé d’être vertueux. » La solitude de Rousseau génère la bonté. Par effet de retour, elle dissoudra le souvenir des vilenies humaines. Elle est le baume appliqué sur la plaie de la méfiance à l’égard de ses semblables : « J’aime mieux les fuir que les haïr », écrit-il des hommes dans la sixième promenade.
C’est dans l’intérêt du solitaire de se montrer bienveillant avec ce qui l’entoure, de rallier à sa cause bêtes, plantes et dieux. Pourquoi ajouterait-il à l’austérité de son état le sentiment de l’hostilité du monde ? L’ermite s’interdit toute brutalité à l’égard de son environnement. C’est le syndrome de saint François d’Assise. Le sait parle à ses frères oiseaux, Bouddha caresse l’éléphant enragé, saint Séraphin de Sarov nourrit les ours bruns, et Rousseau cherche consolation dans l’herborisation.
• Gagner en poésie
Privé de conversation, de contradiction et des sarcasmes des interlocuteurs, l’ermite est moins drôle, moins vif, moins incisif, moins mondain, moins rapide que son cousin des villes. Il gagne en poésie ce qu’il perde en agilité.
• Le luxe d'attendre l’improbable
On attendait une ombre, en silence, face au vide. C’était le contraire d’une promesse publicitaire : nous endurions le froid sans certitude d’un résultat. Au « tout, tout de suite » de l’épilepsie moderne, s’opposait le « sans doute rien, jamais » de l’affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l’improbable !