Sylvain Tesson

Portrait de Tesson

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Rayonnement du coureur de bois

Les coureurs de bois sont des centrales irradiant de force vitale. Lorsqu’ils entrent dans une pièce, leur rayonnement emplit l’espace.

page(s) 63
• Seule vertu, l’acceptation

Dans une perspective naturaliste, l’homme révolté est une chose inutile. La seule vertu, sous les latitudes forestières, c’est l’acceptation.

page(s) 68
• Le non-agir aiguise la perception

Mais garde ! Le non-agir chinois n’est pas l’acédie. Le non-agir aiguise la perception de toute chose. L’ermite absorbe l’univers, accorde une tension extrême à sa plus petite facette. Assis en tailleur sous l’amandier il entend le choc du pétale sur la surface de l’étang. Il voit vibrer le bord de la plume de la grue en vol. Il sent monter dans l’air l’odeur de fleur heureuse dont s’enveloppe le soir.

page(s) 117
• Le luxe d'attendre l’improbable

On attendait une ombre, en silence, face au vide. C’était le contraire d’une promesse publicitaire : nous endurions le froid sans certitude d’un résultat. Au « tout, tout de suite » de l’épilepsie moderne, s’opposait le « sans doute rien, jamais » de l’affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l’improbable !

page(s) 110
• La plus belle récompense

[L]’apparition d’une bête représente la plus belle récompense que la vie puisse offrir à l’amour de la vie[.]

page(s) 17-18
• Le monde constituant son trône

Dans ma jumelle, je la vis s’étirer. Elle se recoucha. Elle régnait sur sa vie. Elle était la formule du lieu. Sa seule présence signifiait son « pouvoir ». Le monde constituant son trône, elle emplissait l’espace là où elle se tenait. Elle incarnait ce mystérieux concept de « corps du roi ». Un vrai souverain se contente d’être. Il s’épargne d’agir et se dispense d’apparaître. Son existence fonde son autorité.

page(s) 107
• Liberté intérieure

Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en cabane.

page(s) 94
• Attendre était une prière

J’avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre le transformer. Elle invitait à s’asseoir devant la scène, à jouir du spectacle, fût-il un frémissement de feuille. La patience était une révérence de l’homme à ce qui était donné.

Quel attribut permettait-il de peindre un tableau, de composer une sonate ou un poème ? La patience. Elle procurait toujours sa récompense, pourvoyant dans la même fluctuation le risque de trouver le temps long en même temps que la méthode pour ne pas s’ennuyer.

Attendre était une prière. Quelque chose venait. Et si rien ne venait, c’était que nous n’avions pas su regarder.

page(s) 161-162
• Vivre maigre sous les voies lactées ?

Les meuglements raclaient la vallée. Les enfants couraient après les yacks et les rabattaient vers les enclos, les roulant comme des jouets vers le fond du canyon. À coups de fronde, ces mômes d’un mètre de haut menaient la coulée. Le moindre coup d’encolure les aurait éventrés mais les énormes herbivores acceptaient d’être menés par ces petits bipèdes. La masse s’était soumise. Cela s’était passé dans le Croissant fertile, quinze mille ans avant la naissance de l’anarchiste crucifié. Les hommes avaient rassemblé de grands troupeaux. Les bovins avaient troqué leur liberté contre la sécurité. Leur gène se souvenait du pacte. Ce renoncement menait les bêtes à l’enclos, et les hommes à la ville. J’étais de cette race des hommes-bovins : je vivais dans un appartement. L’autorité régentait mes faits et gestes et s’impatronisait dans mes libertés de détail. En échange, on me fournissait le tout-à-l’égout et le chauffage central – le foin, en d’autres termes. Cette nuit, les bêtes rumineraient en paix, c’est-à-dire en prison. Pendant ce temps les loups fouilleraient la nuit, les panthères rôderaient, les mouflons trembleraient accrochés aux parois. Que choisir ? Vivre maigre sous les voies lactées ou ruminer au chaud dans la moiteur de ses semblables ?

page(s) 117-118
• Êtres vivants parfaitement souverains

Je tenais ces heures pour l’une des plus belles soirées de ma vie. Je venais de rencontrer une troupe d’êtres vivants parfaitement souverains. Eux ne se débattaient pas pour échapper à leur condition.

page(s) 19
• Faible rayonnement d’énergie grise

Vivre replié dans un espace que le regard embrasse, qu’une journée de marche permet de circonscrire et que l’esprit se représente.

Mes dîners du Baïkal contiennent un faible rayonnement d’énergie grise. L’énergie grise explose quand la valeur calorifique des aliments est inférieure à la dépense énergétique nécessaire à leur production et à leur acheminement.

page(s) 130
• Un scintillement de la source égarée

Chaque bête constituait un scintillement de la source égarée. Un instant, notre tristesse s’atténuait de ne plus palpiter dans le sommeil de la déesse-méduse.

page(s) 57
• Inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir

S’asseoir devant la fenêtre le thé à la main, laisser infuser les heures, offrir au paysage de décliner ses nuances, ne plus penser à rien et soudain saisir l’idée qui passe, la jeter sur le carnet de notes. Usage de la fenêtre : inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir.

page(s) 43
• Je vais enfin savoir si j’ai une vie intérieure

Le camion n’est plus qu’un point. Je suis seul. Les montagnes m’apparaissent plus sévères. Le paysage se révèle, intense. Le pays me saute au visage. C’est fou ce que l’homme accapare l’attention de l’homme. La présence des autres affadit le monde. La solitude est cette conquête qui vous rend jouissance des choses.

Il fait -33°C. Le camion s’est fondu à la brume. Le silence descend du ciel sous la forme de petits copeaux blancs. Être seul, c’est entendre le silence. Une rafale. Le grésil brouille la vue. Je pousse un hurlement. J’écarte les bras, tends mon visage au vide glacé et rentre au chaud.

J’ai atteint le débarcadère de ma vie.

Je vais enfin savoir si j’ai une vie intérieure.

page(s) 36
• Joie des bois, mais absence d’humour

Il y a une joie dans ces bois mais pas une once d’humour. Voilà peut-être ce qui rend le visage des ermites si graves et les écrits de Thoreau si sérieux.

page(s) 149
• Couper du bois, un art martial

Ce soir, je fends du bois dans la clairière. Il faut d’abord coincer le merlin d’un coup puissant dans la chair du bois. Une fois le métal profondément engagé, il faut soulever d’un geste la hache et le rondin qui la retient et abattre la tranche de la cognée de toute sa force sur le billot de coupe. Si le coup est bien porté le tronc se fend en deux. Ensuite, avec la hachette il n’y a plus qu’à débiter des bûchettes. Le geste rentre et il ne m’arrive plus de rater la cible. Il y a un mois, il me fallait trois fois plus de temps pour rentrer ma corvée de bois. Dans quelques semaines, je serai une machine à débiter. Quand le métal frappe parfaitement où il faut et que la bûche se fend dans un claquement de fibres, j'en arrive à me convaincre que couper du bois est un art martial.

page(s) 122
• Pas grand monde pour conserver ce qui nous a été remis

En ce début de siècle 21, nous autres, huit milliards d’humains, asservissions la nature avec passion. Nous lessivions les sols, acidifiions les eaux, asphyxiions les airs. Un rapport de la Société zoologique britannique établissait à 60 % la proportion d’espèces sauvages disparues en cinq décennies. Le monde reculait, la vie se retirait, les dieux se cachaient. La race humaine se portait bien. Elle bâtissait les conditions de son enfer, s’apprêtait à franchir la barre des dix milliards d’individus. Les plus optimistes se félicitaient de la possibilité d’un globe peuplé de quatorze milliards d’hommes. Si la vie se résumait à l’assouvissement des besoins biologiques en vue de la reproduction de l’espèce, la perspective était encourageante : nous pourrions copuler dans des cubes de béton connectés au Wifi en mangeant des insectes. Mais si l’on demandait à notre passage sur la Terre sa part de beauté et si la vie était une partie jouée dans un jardin magique, la disparition des bêtes s’avérait une nouvelle atroce. La pire de toutes. Elle avait été accueillie dans l’indifférence. Le cheminot défend le cheminot. L’homme se préoccupe de l’homme. L’humanisme est un syndicalisme comme un autre.

La dégradation du monde s’accompagnait d’une espérance frénétique en un avenir meilleur. Plus le réel se dégradait, plus retentissaient les imprécations messianiques. Il y avait un lien proportionnel entre la dévastation du vivant et le double mouvement d’oubli du passé et de supplique à l’avenir.

« Demain, mieux qu’aujourd’hui », slogan hideux de la modernité. Les hommes politiques promettaient des réformes (« le changement », jappaient-ils !), les croyants attendaient une vie éternelle, les laborantins de la Silicon Valley nous annonçaient un homme augmenté. En bref, il fallait patienter, les lendemains chanteraient. C’était la même rengaine : « Puisque ce monde est bousillé, ménageons nos issues de secours ! » Hommes de science, hommes politiques et hommes de foi se pressaient au portillon des espérances. En revanche, pour conserver ce qui nous avait été remis, il n’y avait pas grand monde.

page(s) 143-144
• Sobriété et luxe de l’ermite

La sobriété de l’ermite est de ne pas s’encombrer d’objets, ni de semblables. De se déshabituer de ses anciens besoins.

Le luxe de l’ermite, c’est la beauté. Son regard, où qu’il se pose, découvre une absolue splendeur. Le cours des heures n’est jamais interrompu [sauf accident]. La technique ne l’emprisonne pas dans le cercle de feu des besoins qu’elle crée.

page(s) 48-49
• Consentement : amour

Les champions de l’espérance appellent « résignation » notre consentement. Ils se trompent. C’est l’amour.

page(s) 146
• Regarder le monde de toutes ses forces

Une fois chez moi, je continuerais à regarder le monde de toutes mes forces, à en scruter les zones d’ombre. Peu importait qu’il n’y eût pas de panthère à l’ordre du jour. Se tenir à l’affût est une ligne de conduite. Ainsi la vie ne passe-t-elle pas l’air de rien.

page(s) 164