Sylvain Tesson

Portrait de Tesson

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• À la seule appréciation des âmes détachées de toute ambition

Ces montagnes n’offrent rien qu’une profusion de sensations à éprouver sur-le-champ. L’homme ne les bonifiera jamais. Dans ce paysage sans promesse, écartelé de grandeur, les calculateurs en seront pour leurs frais. Rien ne soumettra cette nature. Elle repose, à la seule appréciation des âmes détachées de toute ambition.

page(s) 260
• Un totem de la discrétion

[L]e blaireau était haï dans les campagnes et irrépressiblement détruit. On l’accusait de fouir le sol, de percer les haies. On l’enfumait, on le crevait. Méritait-il l’acharnement des hommes ? C’était un être taciturne, une bête de la nuit et de la solitude. Il demandait une vie dissimulée, régnait sur l’ombre, ne souffrait pas les visites. Il savait que la paix se défend. Il sortait de ses retraites à la nuit pour rentrer à l’aube. Comment l’homme aurait-il supporté l’existence d’un totem de la discrétion érigeant la distance en vertu et se faisant un honneur du silence ?

page(s) 18-19
• Le non-agir aiguise la perception

Mais garde ! Le non-agir chinois n’est pas l’acédie. Le non-agir aiguise la perception de toute chose. L’ermite absorbe l’univers, accorde une tension extrême à sa plus petite facette. Assis en tailleur sous l’amandier il entend le choc du pétale sur la surface de l’étang. Il voit vibrer le bord de la plume de la grue en vol. Il sent monter dans l’air l’odeur de fleur heureuse dont s’enveloppe le soir.

page(s) 117
• Êtres vivants parfaitement souverains

Je tenais ces heures pour l’une des plus belles soirées de ma vie. Je venais de rencontrer une troupe d’êtres vivants parfaitement souverains. Eux ne se débattaient pas pour échapper à leur condition.

page(s) 19
• Faible rayonnement d’énergie grise

Vivre replié dans un espace que le regard embrasse, qu’une journée de marche permet de circonscrire et que l’esprit se représente.

Mes dîners du Baïkal contiennent un faible rayonnement d’énergie grise. L’énergie grise explose quand la valeur calorifique des aliments est inférieure à la dépense énergétique nécessaire à leur production et à leur acheminement.

page(s) 130
• Rayonnement du coureur de bois

Les coureurs de bois sont des centrales irradiant de force vitale. Lorsqu’ils entrent dans une pièce, leur rayonnement emplit l’espace.

page(s) 63
• Ce à quoi nous avons renoncé

Avec Munier, je commençais à saisir que la contemplation des bêtes vous projette devant votre reflet inversé. Les animaux incarnent la volupté, la liberté, l’autonomie : ce à quoi nous avons renoncé.

page(s) 64
• Se défaire de toute identité

La retraite est révolte. Gagner sa cabane, c’est disparaître des écrans de contrôle. L’ermite s’efface. Il n’envoie plus de traces numériques, plus de signaux téléphoniques, plus d’impulsions bancaires. Il se défait de toute identité. Il pratique un hacking à l’envers, sort du grand jeu. Nul besoin d’ailleurs de gagner la forêt. L’ascétisme révolutionnaire se pratique en milieu urbain. La société de consommation offre le choix de s’y conformer. Il suffit d’un peu de discipline. Dans l’abondance, libre aux uns de vivre en poussah mais libre aux autres de jouer les moines et de vivre amaigris dans le murmure des livres. Ceux-ci recourent alors aux forêts intérieures sans quitter leur appartement. […]

La société de consommation est une expression légèrement infâme, née du fantasme de grands enfants déçus d’avoir été trop gâtés. Ils n’ont pas la force de se réformer et rêveraient qu’on les contraigne à la sobriété.

page(s) 120-121
• Pauvreté et attention

Avoir peu à faire entraîne à porter attention à toute chose.

page(s) 166
• Tenir en équilibre dans le présent

Les chiens se ruent dans mes jambes à tout moment. Ils ont trouvé chez moi un répondant à leur tendresse. Ils ne spéculent pas ni ne se complaisent dans leurs souvenirs. Entre l’envie et le regret, il y a un point qui s’appelle le présent. Il faudrait s’entraîner à y tenir en équilibre comme ces jongleurs qui font tourner leurs balles, debout sur le goulot d’une bouteille. Les chiens y parviennent.

page(s) 162
• Parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles

« J’ai beaucoup circulé, j’ai été regardé [par les animaux sauvages] et je n’en savais rien » : c’était mon nouveau psaume et je le marmonnais à la mode tibétaine, en bourdonnant. Il résumait ma vie. Désormais, je saurais que nous déambulions parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles. Je m’acquittais de mon ancienne indifférence par le double exercice de l’attention et de la patience. Appelons cela l’amour.

page(s) 48
• Union plénière du civilisé avec le sauvage

Je me fis alors le serment de vivre plusieurs mois en cabane, seul, avant mes quarante ans. Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus chers que l’or. Sur une Terre surpeuplée, surchauffée, bruyante, une cabane forestière est l’eldorado. À mille cinq cents kilomètres au sud, vibre la Chine. Un milliard et demi d’êtres humains s’apprêtent à y manquer d’eau, de bois, d’espace. Vivre dans les futaies au bord de la plus grande réserve d’eau douce du monde est un luxe. Un jour, les pétroliers saoudiens, les nouveaux riches indiens et les businessmen russes qui traînent leur ennui dans les lobbys en marbre des palaces le comprendront.Il sera temps alors de monter un peu plus en latitude et de gagner la toundra. Le bonheur se situera au-delà du 60° parallèle Nord.

Habiter joyeusement des clairières sauvages vaut mieux que dépérir en ville. Dans le sixième volume de L’Homme et la Terre, le géographe Élisée Reclus – maître anarchiste et styliste désuet – déroule une superbe idée. L’avenir de l’humanité résiderait dans « l’union plénière du civilisé avec le sauvage ». Il ne serait pas nécessaire de choisir entre notre faim de progrès technique et notre soif d’espaces vierges.

page(s) 41
• Inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir

S’asseoir devant la fenêtre le thé à la main, laisser infuser les heures, offrir au paysage de décliner ses nuances, ne plus penser à rien et soudain saisir l’idée qui passe, la jeter sur le carnet de notes. Usage de la fenêtre : inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir.

page(s) 43
• Le monde constituant son trône

Dans ma jumelle, je la vis s’étirer. Elle se recoucha. Elle régnait sur sa vie. Elle était la formule du lieu. Sa seule présence signifiait son « pouvoir ». Le monde constituant son trône, elle emplissait l’espace là où elle se tenait. Elle incarnait ce mystérieux concept de « corps du roi ». Un vrai souverain se contente d’être. Il s’épargne d’agir et se dispense d’apparaître. Son existence fonde son autorité.

page(s) 107
• Joie des bois, mais absence d’humour

Il y a une joie dans ces bois mais pas une once d’humour. Voilà peut-être ce qui rend le visage des ermites si graves et les écrits de Thoreau si sérieux.

page(s) 149
• Liberté intérieure

Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en cabane.

page(s) 94
• Ingrédients de la vie sans entraves

Sur l’île, il jouit de deux ingrédients nécessaires à la vie sans entraves : la solitude et l’immensité.

page(s) 92
• Devoir de vertu du solitaire

« Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s’épuise pas… » écrit Rousseau dans les Rêveries.

L’épreuve de la solitude, Rousseau la perçoit dans la cinquième de ses promenades. Le solitaire doit s’astreindre au devoir de vertu, dit-il, et ne peut se permettre la cruauté. S’il se comporte mal, l’expérience de son érémitisme lui imposera une double peine : d’une part, il aura à supporter une atmosphère viciée par sa propre méchanceté et, de l’autre, il lui faudra subir l’échec de n’avoir pas été digne du genre humain. « L’homme civil veut que les autres soient contents de lui, le solitaire est forcé de l’être lui-même ou sa vie est insupportable. Aussi, le second est forcé d’être vertueux. » La solitude de Rousseau génère la bonté. Par effet de retour, elle dissoudra le souvenir des vilenies humaines. Elle est le baume appliqué sur la plaie de la méfiance à l’égard de ses semblables : « J’aime mieux les fuir que les haïr », écrit-il des hommes dans la sixième promenade.

C’est dans l’intérêt du solitaire de se montrer bienveillant avec ce qui l’entoure, de rallier à sa cause bêtes, plantes et dieux. Pourquoi ajouterait-il à l’austérité de son état le sentiment de l’hostilité du monde ? L’ermite s’interdit toute brutalité à l’égard de son environnement. C’est le syndrome de saint François d’Assise. Le sait parle à ses frères oiseaux, Bouddha caresse l’éléphant enragé, saint Séraphin de Sarov nourrit les ours bruns, et Rousseau cherche consolation dans l’herborisation.

page(s) 101-102
• Ne rien posséder

On dispose de tout ce qu’il faut lorsque l’on organise sa vie autour de l’idée de ne rien posséder.

page(s) 176
• Communisme de la cabane

Le communisme de la cabane consiste à refuser les intermédiaires. L’ermite sait d’où vient son bois, son eau, la chair de ce qu’il mange et la fleur d’églantier qui parfume sa table. Le principe de proximité guide sa vie. Il refuse de vivre dans l’abstraction du progrès et de ponctionner une énergie dont il ignore tout. Être moderne : refuser de se préoccuper de l’origine des bienfaits du progrès.

page(s) 254