

Privé de conversation, de contradiction et des sarcasmes des interlocuteurs, l’ermite est moins drôle, moins vif, moins incisif, moins mondain, moins rapide que son cousin des villes. Il gagne en poésie ce qu’il perde en agilité.
Avoir peu à faire entraîne à porter attention à toute chose.
« J’ai beaucoup circulé, j’ai été regardé [par les animaux sauvages] et je n’en savais rien » : c’était mon nouveau psaume et je le marmonnais à la mode tibétaine, en bourdonnant. Il résumait ma vie. Désormais, je saurais que nous déambulions parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles. Je m’acquittais de mon ancienne indifférence par le double exercice de l’attention et de la patience. Appelons cela l’amour.
Ce soir, je fends du bois dans la clairière. Il faut d’abord coincer le merlin d’un coup puissant dans la chair du bois. Une fois le métal profondément engagé, il faut soulever d’un geste la hache et le rondin qui la retient et abattre la tranche de la cognée de toute sa force sur le billot de coupe. Si le coup est bien porté le tronc se fend en deux. Ensuite, avec la hachette il n’y a plus qu’à débiter des bûchettes. Le geste rentre et il ne m’arrive plus de rater la cible. Il y a un mois, il me fallait trois fois plus de temps pour rentrer ma corvée de bois. Dans quelques semaines, je serai une machine à débiter. Quand le métal frappe parfaitement où il faut et que la bûche se fend dans un claquement de fibres, j'en arrive à me convaincre que couper du bois est un art martial.
C’était un art fragile et raffiné consistant à se camoufler dans la nature pour attendre une bête dont rien en garantissait la venue. On avait de fortes chances de rentrer bredouille. Cette acceptation de l’incertitude me paraissait très noble – par là même antimoderne.
Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en cabane.
On dispose de tout ce qu’il faut lorsque l’on organise sa vie autour de l’idée de ne rien posséder.
Dans un ermitage, on se contente d’être aux loges de la forêt. Les fenêtres servent à accueillir la nature en soi, non à s’en protéger. On la contemple, on y prélève ce qu’il faut, mais on ne nourrit pas l’ambition de la soumettre. La cabane permet une posture, mais ne donne pas un statut. On joue à l’ermite, on ne peut se prétendre pionnier.
L’ermite accepte de ne plus rien peser dans la marche du monde, de ne compter pour rien dans la chaîne des causalités. Ses pensées ne modèleront pas le cours des choses, n’influenceront personne. Ses actes ne signifieront rien. (Peut-être sera-t-il encore l’objet de quelques souvenirs.) Qu’elle est légère, cette pensée ! Et comme elle prélude au détachement final : on ne se sent jamais aussi vivant que mort au monde !
Les coureurs de bois sont des centrales irradiant de force vitale. Lorsqu’ils entrent dans une pièce, leur rayonnement emplit l’espace.
Dans ma jumelle, je la vis s’étirer. Elle se recoucha. Elle régnait sur sa vie. Elle était la formule du lieu. Sa seule présence signifiait son « pouvoir ». Le monde constituant son trône, elle emplissait l’espace là où elle se tenait. Elle incarnait ce mystérieux concept de « corps du roi ». Un vrai souverain se contente d’être. Il s’épargne d’agir et se dispense d’apparaître. Son existence fonde son autorité.
[La panthère, j]e la croyais camouflée dans le paysage, c’était le paysage qui s’annulait à son apparition. Par un effet d’optique digne du zoom arrière cinématographique, à chaque fois que mon œil tombait sur elle, le décor reculait, puis se résorbait tout entier dans les traits de sa face. Née de ce substrat, elle était devenue la montagne, elle en sortait. Elle était là et le monde s’annulait. Elle incarnait la Physis grecque, natura en latin, dont Heidegger donnait cette définition religieuse : « ce qui surgit de soi-même et apparaît ainsi » [Remarques sur Art-Sculpture-Espace]
La retraite est révolte. Gagner sa cabane, c’est disparaître des écrans de contrôle. L’ermite s’efface. Il n’envoie plus de traces numériques, plus de signaux téléphoniques, plus d’impulsions bancaires. Il se défait de toute identité. Il pratique un hacking à l’envers, sort du grand jeu. Nul besoin d’ailleurs de gagner la forêt. L’ascétisme révolutionnaire se pratique en milieu urbain. La société de consommation offre le choix de s’y conformer. Il suffit d’un peu de discipline. Dans l’abondance, libre aux uns de vivre en poussah mais libre aux autres de jouer les moines et de vivre amaigris dans le murmure des livres. Ceux-ci recourent alors aux forêts intérieures sans quitter leur appartement. […]
La société de consommation est une expression légèrement infâme, née du fantasme de grands enfants déçus d’avoir été trop gâtés. Ils n’ont pas la force de se réformer et rêveraient qu’on les contraigne à la sobriété.
Les meuglements raclaient la vallée. Les enfants couraient après les yacks et les rabattaient vers les enclos, les roulant comme des jouets vers le fond du canyon. À coups de fronde, ces mômes d’un mètre de haut menaient la coulée. Le moindre coup d’encolure les aurait éventrés mais les énormes herbivores acceptaient d’être menés par ces petits bipèdes. La masse s’était soumise. Cela s’était passé dans le Croissant fertile, quinze mille ans avant la naissance de l’anarchiste crucifié. Les hommes avaient rassemblé de grands troupeaux. Les bovins avaient troqué leur liberté contre la sécurité. Leur gène se souvenait du pacte. Ce renoncement menait les bêtes à l’enclos, et les hommes à la ville. J’étais de cette race des hommes-bovins : je vivais dans un appartement. L’autorité régentait mes faits et gestes et s’impatronisait dans mes libertés de détail. En échange, on me fournissait le tout-à-l’égout et le chauffage central – le foin, en d’autres termes. Cette nuit, les bêtes rumineraient en paix, c’est-à-dire en prison. Pendant ce temps les loups fouilleraient la nuit, les panthères rôderaient, les mouflons trembleraient accrochés aux parois. Que choisir ? Vivre maigre sous les voies lactées ou ruminer au chaud dans la moiteur de ses semblables ?
On attendait une ombre, en silence, face au vide. C’était le contraire d’une promesse publicitaire : nous endurions le froid sans certitude d’un résultat. Au « tout, tout de suite » de l’épilepsie moderne, s’opposait le « sans doute rien, jamais » de l’affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l’improbable !
Le camion n’est plus qu’un point. Je suis seul. Les montagnes m’apparaissent plus sévères. Le paysage se révèle, intense. Le pays me saute au visage. C’est fou ce que l’homme accapare l’attention de l’homme. La présence des autres affadit le monde. La solitude est cette conquête qui vous rend jouissance des choses.
Il fait -33°C. Le camion s’est fondu à la brume. Le silence descend du ciel sous la forme de petits copeaux blancs. Être seul, c’est entendre le silence. Une rafale. Le grésil brouille la vue. Je pousse un hurlement. J’écarte les bras, tends mon visage au vide glacé et rentre au chaud.
J’ai atteint le débarcadère de ma vie.
Je vais enfin savoir si j’ai une vie intérieure.
La vie en cabane est un papier de verre. Elle décape l’âme, met l’être à nu, ensauvage l’esprit et embroussaille le corps, mais elle déploie au fond du cœur des papilles aussi sensibles que les spores. L’ermite gagne en douceur ce qu’il perd en civilité. « Peut-être notre ancêtre était-il plus gracieux devant le plaisir, plus conscient de son bonheur, dans la proportion où il était moins délicat dans la souffrance », écrit Bachelard dans La psychanalyse du feu.
S’il veut garantir sa santé mentale, un anachorète jeté sur un rivage doit habiter l’instant. Qu’il commence à échafauder des plans, il versera dans la folie. Le présent, camisole de protection contre les sirènes de l’avenir.
[L]’apparition d’une bête représente la plus belle récompense que la vie puisse offrir à l’amour de la vie[.]
Rencontrer un animal est une jouvence. L’œil capte un scintillement. La bête est une clef, elle ouvre une porte. Derrière, l’incommunicable.
Les champions de l’espérance appellent « résignation » notre consentement. Ils se trompent. C’est l’amour.
Je me fis alors le serment de vivre plusieurs mois en cabane, seul, avant mes quarante ans. Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus chers que l’or. Sur une Terre surpeuplée, surchauffée, bruyante, une cabane forestière est l’eldorado. À mille cinq cents kilomètres au sud, vibre la Chine. Un milliard et demi d’êtres humains s’apprêtent à y manquer d’eau, de bois, d’espace. Vivre dans les futaies au bord de la plus grande réserve d’eau douce du monde est un luxe. Un jour, les pétroliers saoudiens, les nouveaux riches indiens et les businessmen russes qui traînent leur ennui dans les lobbys en marbre des palaces le comprendront.Il sera temps alors de monter un peu plus en latitude et de gagner la toundra. Le bonheur se situera au-delà du 60° parallèle Nord.
Habiter joyeusement des clairières sauvages vaut mieux que dépérir en ville. Dans le sixième volume de L’Homme et la Terre, le géographe Élisée Reclus – maître anarchiste et styliste désuet – déroule une superbe idée. L’avenir de l’humanité résiderait dans « l’union plénière du civilisé avec le sauvage ». Il ne serait pas nécessaire de choisir entre notre faim de progrès technique et notre soif d’espaces vierges.