Sylvain Tesson

Portrait de Tesson

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Solitude et silence, dernières joies des malheureux

Quelle place restait-il aux chouettes dans un monde laser ? Comment reviendraient les panthères dans cette haine mondiale de la solitude et du silence, dernières joies des malheureux ?

page(s) 166
• Attendre était une prière

J’avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre le transformer. Elle invitait à s’asseoir devant la scène, à jouir du spectacle, fût-il un frémissement de feuille. La patience était une révérence de l’homme à ce qui était donné.

Quel attribut permettait-il de peindre un tableau, de composer une sonate ou un poème ? La patience. Elle procurait toujours sa récompense, pourvoyant dans la même fluctuation le risque de trouver le temps long en même temps que la méthode pour ne pas s’ennuyer.

Attendre était une prière. Quelque chose venait. Et si rien ne venait, c’était que nous n’avions pas su regarder.

page(s) 161-162
• Joie des bois, mais absence d’humour

Il y a une joie dans ces bois mais pas une once d’humour. Voilà peut-être ce qui rend le visage des ermites si graves et les écrits de Thoreau si sérieux.

page(s) 149
• Matière à ralentir le temps

Je voulais régler un vieux contentieux avec le temps. J’avais trouvé dans la marche à pied matière à le ralentir.

page(s) 39
• Inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir

S’asseoir devant la fenêtre le thé à la main, laisser infuser les heures, offrir au paysage de décliner ses nuances, ne plus penser à rien et soudain saisir l’idée qui passe, la jeter sur le carnet de notes. Usage de la fenêtre : inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir.

page(s) 43
• Le non-agir aiguise la perception

Mais garde ! Le non-agir chinois n’est pas l’acédie. Le non-agir aiguise la perception de toute chose. L’ermite absorbe l’univers, accorde une tension extrême à sa plus petite facette. Assis en tailleur sous l’amandier il entend le choc du pétale sur la surface de l’étang. Il voit vibrer le bord de la plume de la grue en vol. Il sent monter dans l’air l’odeur de fleur heureuse dont s’enveloppe le soir.

page(s) 117
• Communisme de la cabane

Le communisme de la cabane consiste à refuser les intermédiaires. L’ermite sait d’où vient son bois, son eau, la chair de ce qu’il mange et la fleur d’églantier qui parfume sa table. Le principe de proximité guide sa vie. Il refuse de vivre dans l’abstraction du progrès et de ponctionner une énergie dont il ignore tout. Être moderne : refuser de se préoccuper de l’origine des bienfaits du progrès.

page(s) 254
• Ce à quoi nous avons renoncé

Avec Munier, je commençais à saisir que la contemplation des bêtes vous projette devant votre reflet inversé. Les animaux incarnent la volupté, la liberté, l’autonomie : ce à quoi nous avons renoncé.

page(s) 64
• Faible rayonnement d’énergie grise

Vivre replié dans un espace que le regard embrasse, qu’une journée de marche permet de circonscrire et que l’esprit se représente.

Mes dîners du Baïkal contiennent un faible rayonnement d’énergie grise. L’énergie grise explose quand la valeur calorifique des aliments est inférieure à la dépense énergétique nécessaire à leur production et à leur acheminement.

page(s) 130
• L’ermite gagne en douceur ce qu’il perd en civilité

La vie en cabane est un papier de verre. Elle décape l’âme, met l’être à nu, ensauvage l’esprit et embroussaille le corps, mais elle déploie au fond du cœur des papilles aussi sensibles que les spores. L’ermite gagne en douceur ce qu’il perd en civilité. « Peut-être notre ancêtre était-il plus gracieux devant le plaisir, plus conscient de son bonheur, dans la proportion où il était moins délicat dans la souffrance », écrit Bachelard dans La psychanalyse du feu.

S’il veut garantir sa santé mentale, un anachorète jeté sur un rivage doit habiter l’instant. Qu’il commence à échafauder des plans, il versera dans la folie. Le présent, camisole de protection contre les sirènes de l’avenir.

page(s) 255-256
• La machinerie de l’ordre et de la beauté

Il nous rappelait la fulgurance d’Aristote : « Chaque animal réalise sa part de vie et de beauté. » Dans les Parties des animaux, le philosophe définissait par cette seule phrase toute la conduite sauvage. Aristote bornait le destin animal aux fonctions vitales et à la perfection formelle, hors de toute considération morale. L’intuition du philosophe était parfaite, superbement pesée, noblement formulée, totalement efficace – grecque, quoi ! Les bêtes occupent leur juste place, sans dépasser les parapets institués par les tâtonnements de l’Évolution, puissance d’équilibre. Chacune constitue un élément de la machinerie de l’ordre et de la beauté. La bête est un joyau serti dans la couronne. Dût le diadème se laver de sang. La morale n’est pas invitée dans ces ordonnancements, ni la cruauté dans les dévorations. La morale est cette invention de l’homme qui avait quelque chose à se reprocher. La vie ressemblait à une partie de mikado et l’homme s’avérait brutal pour ce jeu délicat. Il avait débarqué avec une violence pas toujours nécessaire à la survie de sa race et par surcroît, sortant des cadres légaux par lui-même institués !


« Chaque animal distribue sa part de mort », aurait pu ajouter Aristote. Vingt-trois siècles plus tard, Nietzsche confirmait le postulat dans Humain trop humain : « Et la vie au moins ce n’est pas la morale qui l’a inventée. » Non, c’était la vie elle-même et son impératif d’expansion qui avait inventé la vie. Les bêtes de notre vallon et celles du monde connu vivaient par-delà le bien et le mal. Elles n’étanchaient pas une soif d’orgueil ou de pouvoir.

Leur violence n’était pas la rage, leurs chasses n’étaient pas des rafles.

La mort n’était qu’un repas.

page(s) 130-131
• Un art fragile et raffiné

C’était un art fragile et raffiné consistant à se camoufler dans la nature pour attendre une bête dont rien en garantissait la venue. On avait de fortes chances de rentrer bredouille. Cette acceptation de l’incertitude me paraissait très noble – par là même antimoderne.

page(s) 15
• Union plénière du civilisé avec le sauvage

Je me fis alors le serment de vivre plusieurs mois en cabane, seul, avant mes quarante ans. Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus chers que l’or. Sur une Terre surpeuplée, surchauffée, bruyante, une cabane forestière est l’eldorado. À mille cinq cents kilomètres au sud, vibre la Chine. Un milliard et demi d’êtres humains s’apprêtent à y manquer d’eau, de bois, d’espace. Vivre dans les futaies au bord de la plus grande réserve d’eau douce du monde est un luxe. Un jour, les pétroliers saoudiens, les nouveaux riches indiens et les businessmen russes qui traînent leur ennui dans les lobbys en marbre des palaces le comprendront.Il sera temps alors de monter un peu plus en latitude et de gagner la toundra. Le bonheur se situera au-delà du 60° parallèle Nord.

Habiter joyeusement des clairières sauvages vaut mieux que dépérir en ville. Dans le sixième volume de L’Homme et la Terre, le géographe Élisée Reclus – maître anarchiste et styliste désuet – déroule une superbe idée. L’avenir de l’humanité résiderait dans « l’union plénière du civilisé avec le sauvage ». Il ne serait pas nécessaire de choisir entre notre faim de progrès technique et notre soif d’espaces vierges.

page(s) 41
• Un scintillement de la source égarée

Chaque bête constituait un scintillement de la source égarée. Un instant, notre tristesse s’atténuait de ne plus palpiter dans le sommeil de la déesse-méduse.

page(s) 57
• La plus belle récompense

[L]’apparition d’une bête représente la plus belle récompense que la vie puisse offrir à l’amour de la vie[.]

page(s) 17-18
• Consentement : amour

Les champions de l’espérance appellent « résignation » notre consentement. Ils se trompent. C’est l’amour.

page(s) 146
• Pas grand monde pour conserver ce qui nous a été remis

En ce début de siècle 21, nous autres, huit milliards d’humains, asservissions la nature avec passion. Nous lessivions les sols, acidifiions les eaux, asphyxiions les airs. Un rapport de la Société zoologique britannique établissait à 60 % la proportion d’espèces sauvages disparues en cinq décennies. Le monde reculait, la vie se retirait, les dieux se cachaient. La race humaine se portait bien. Elle bâtissait les conditions de son enfer, s’apprêtait à franchir la barre des dix milliards d’individus. Les plus optimistes se félicitaient de la possibilité d’un globe peuplé de quatorze milliards d’hommes. Si la vie se résumait à l’assouvissement des besoins biologiques en vue de la reproduction de l’espèce, la perspective était encourageante : nous pourrions copuler dans des cubes de béton connectés au Wifi en mangeant des insectes. Mais si l’on demandait à notre passage sur la Terre sa part de beauté et si la vie était une partie jouée dans un jardin magique, la disparition des bêtes s’avérait une nouvelle atroce. La pire de toutes. Elle avait été accueillie dans l’indifférence. Le cheminot défend le cheminot. L’homme se préoccupe de l’homme. L’humanisme est un syndicalisme comme un autre.

La dégradation du monde s’accompagnait d’une espérance frénétique en un avenir meilleur. Plus le réel se dégradait, plus retentissaient les imprécations messianiques. Il y avait un lien proportionnel entre la dévastation du vivant et le double mouvement d’oubli du passé et de supplique à l’avenir.

« Demain, mieux qu’aujourd’hui », slogan hideux de la modernité. Les hommes politiques promettaient des réformes (« le changement », jappaient-ils !), les croyants attendaient une vie éternelle, les laborantins de la Silicon Valley nous annonçaient un homme augmenté. En bref, il fallait patienter, les lendemains chanteraient. C’était la même rengaine : « Puisque ce monde est bousillé, ménageons nos issues de secours ! » Hommes de science, hommes politiques et hommes de foi se pressaient au portillon des espérances. En revanche, pour conserver ce qui nous avait été remis, il n’y avait pas grand monde.

page(s) 143-144
• Liberté intérieure

Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en cabane.

page(s) 94
• Pauvreté et attention

Avoir peu à faire entraîne à porter attention à toute chose.

page(s) 166
• Tuer l’intensité d’un moment

Penser qu’il faudrait le prendre en photo est le meilleur moyen de tuer l’intensité d’un moment.

page(s) 178