

Nouveau Régime Climatique. Je résume par ce terme la situation présente quand le cadre physique que les Modernes avaient considéré comme assuré, le sol sur lequel leur histoire s’était toujours déroulée est devenu instable. Comme si le décor était monté sur scène pour partager l’intrigue avec les acteurs. À partir de ce moment, tout change dans les manières de raconter des histoires, au point de faire entrer en politique tout ce qui appartenait naguère encore à la nature – figure qui, par contrecoup, devient une énigme chaque jour plus indéchiffrable.
Hélas, parler de « crise » serait encore une façon de se rassurer en se disant qu’« elle va passer » ; que la crise « sera bientôt derrière nous ». Si seulement ce n’était qu’une crise !
Il semble que nous soyons devenus ceux qui auraient pu agir il y a trente ou quarante ans – et qui n’ont rien fait ou si peu. […]
Alors que nous nous préparons très mollement à nous intéresser au sort des « générations futures » (comme on disait naguère), tout aurait déjà été commis par les générations passées ! Quelque chose aurait eu lieu qui ne serait pas devant nous comme une menace à venir, mais qui se retrouverait derrière ceux qui sont déjà nés.
Le droit le plus élémentaire, c'est de se sentir rassuré et protégé, surtout au moment où les anciennes protections sont en train de disparaître. […] Pour rassurer, il faudrait être capable de réussir deux mouvements complémentaires que l'épreuve de la modernisation avait rendus contradictoires : s'attacher à un sol d'une part ; se mondialiser de l'autre. Jusqu'ici, il est vrai, une telle opération était tenue pour impossible : entre les deux, dit-on, il fallait choisir. C'est à cette apparente contradiction que l'histoire présente est peut-être en train de mettre fin.
[A]ujourd’hui, le ton n’est plus triomphal, […] il ne s’agit plus du tout de « maîtriser » la nature, mais de rechercher dans les ruines sédimentaires la trace d’un devenir-pierre des humains de naguère. Comme dans une nouvelle dialectique du maître et de l’esclave, les traits de l’un comme de l’autre ont fini par se confondre. Anthropomorphisme des zones critiques, pétromorphisme des humains. En tout cas, fusion des forces géohistoriques dans ce qui ressemble pour de bon à un chaudron de sorcière.
[L]a science ne procède pas par la simple expansion d’une « vision scientifique du monde » déjà existante, mais par la révision de la liste des objets qui peuplent le monde, ce qui est normalement appelé par les philosophes, avec raison, une métaphysique et, par les anthropologues, une cosmologie. […]
Le monde déborde toujours la nature, ou, plus exactement, monde et nature sont des repères temporels : la nature est ce qui est établi ; le monde, ce qui vient. C’est pourquoi le mot « métaphysique » ne devrait pas être si choquant pour les scientifiques en activité mais seulement pour ceux qui croient que la tâche de peupler le monde est déjà achevée. La métaphysique est la réserve, toujours à regarnir, de la physique.
Telle est la nouvelle manière dont nous pouvons ressentir l'universelle condition humaine, une universalité il est vrai tout à fait perverse (a wicked universality), mais la seule dont nous disposions, maintenant que la précédente, celle de la globalisation, semble s'éloigner de l'horizon. La nouvelle universalité, c'est de sentir que le sol est en train de céder.
Elle n'est pas suffisante pour s'entendre et prévenir les guerres futures pour l'appropriation de l'espace ? Probablement pas, mais c'est notre seule issue : découvrir en commun quel territoire est habitable et avec qui le partager.
L'autre branche de l'alternative, c'est de faire comme si de rien n'était et de prolonger, en se protégeant derrière une muraille, le rêve éveillé de l'American way of life dont on sait que bientôt neuf ou dix milliards d'humains ne profiteront pas…
Comme si l'expression monde moderne était devenue un oxymore. Ou bien il est moderne, mais il n'a pas de monde sous ses pieds. Ou bien c'est un vrai monde, mais il ne sera pas modernisable. Fin d'un certain arc historique.
La modernisation nous a menés dans une impasse ? Soyons encore plus résolument modernes !
Contrairement à la formule « penser globalement, agir localement » personne n’a jamais pu penser globalement la Nature – et encore moins Gaïa. Le global, quand ce n’est pas l’analyse attentive d’un modèle réduit, ce n’est jamais qu’un tissu de globalivernes.
[L]’invocation du « monde naturel » ne permet pas plus de faire la paix que l’invocation du « droit naturel ».
Si l’écologie rend fou, c’est qu’elle oblige à plonger la tête la première dans cette confusion créée par l’invocation d’un « monde naturel » dont on dit à la fois qu’il est entièrement et qu’il n’est aucunement doté de dimension normative. « Aucunement », puisqu’il ne fait que décrire un ordre ; « entièrement », puisqu’il n’y a pas d’ordre plus souverain que d’y obéir.
À force de croître en énergie, la civilisation humaine « tourne », si l’on peut dire, à dix-sept térawatts et cela vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui finit par la rendre comparable à la dépense d’énergie des volcans et des tsunamis – certes plus violents mais sur de brèves périodes de temps. Certains calculs finissent même par rapprocher la puissance de transformation humaine de la tectonique des plaques.
En reste-t-il quelques-uns capables d’échapper à ces symptômes ? Oui, mais ne croyez pas qu’ils soient sains d’esprit pour autant ! Ce sont probablement quelques artistes, ermites, jardiniers, explorateurs, activistes ou naturalistes, qui cherchent dans un isolement presque total, d’autres moyens de résister à l’angoisse : des esperados comme dit drôlement Romain Gary [dans Les racines du ciel].
Il se passe pour la Terre entière ce qui s’est passé, aux siècles précédents pour le paysage : son artificialisation progressive rend la notion de « nature » aussi obsolète que celle de « wilderness ».
Vers quoi on se dirige : le Terrestre comme nouvel acteur politique.
L'événement massif qu'il s'agit d'encaisser concerne en effet la puissance d'agir de ce Terrestre qui n'est plus le décor, l'arrière-scène, de l'action des humains.
[Il nous faut] encaisser cette autre « blessure narcissique », autrement plus douloureuse que celles que Freud avait imaginées. Ce qui n’a plus aucun sens, c’est de se transporter en rêve, sans obstacle et sans attachement, dans la grande étendue de l’espace. Cette fois-ci, nous autres humains ne sommes pas choqués d’apprendre que la Terre n’occupe plus le centre et qu’elle tourbillonne sans but autour du Soleil ; non, si nous sommes si profondément choqués, c’est au contraire parce que nous nous retrouvons au centre de son petit univers, et parce que nous sommes emprisonnés dans sa minuscule atmosphère locale.
[N]’espérons pas vivre enfin « en harmonie avec la nature ». Il n’y a pas d’harmonie dans cette cascade contingente d’événements imprévus et il n’y a pas de « nature » non plus.
C’est parce que le caractère évident de la menace ne nous fera pas changer, qu’il faut se préparer à refaire de la politique. S’il n’y a rien d’agréable, d’harmonieux ou d’apaisant à aborder les problèmes écologiques […], c’est parce que la géohistoire ne doit pas être conçue comme la grande irruption de la Nature finalement capable de pacifier tous nos conflits, mais comme un état de guerre généralisé. Aussi épouvantable que fut l’histoire, la géohistoire sera probablement pire puisque ce qui, jusqu’à maintenant, était resté tranquillement à l’arrière-plan – le paysage qui avait servi de cadre à tous les conflits humains – vient de rejoindre le combat.
Clive Hamilton affirme que l’ennemi de l’action est l’espoir, cet espoir inaltérable que tout ira mieux et que le pire n’est pas toujours certain.
Ce qu'on appelle la civilisation, disons les habitudes prises au cours des dix derniers millénaires, s'est déroulé, expliquent les géologues, dans une époque et sur un espace géographique étonnamment stables. L'Holocène (c'est le nom qu'ils lui donnent) avait tous les traits d'un « cadre » à l'intérieur duquel on pouvait en effet distinguer sans trop de peine l'action des humains, de même qu'au théâtre on peut oublier le bâtiment et les coulisses pour se concentrer sur l'intrigue. […] Aujourd'hui, le décor, les coulisses, l'arrière-scène, le bâtiment tout entier sont montés sur les planches et disputent aux acteurs le rôle principal.
Revenir en arrière ? Réapprendre les vieilles recettes ? Regarder d'un autre œil les sagesses millénaires ? Apprendre des quelques cultures qui n'ont pas encore été modernisées ? Oui, bien sûr, mais sans se bercer d'illusions : pour elles non plus il n'y a pas de précédent.
[L]e problème de Lovelock est nouveau : comment parler de la Terre sans la prendre pour un tout déjà composé, sans lui ajouter une cohérence qu’elle n’a pas et, pourtant, sans la désanimer en faisant des organismes qui maintiennent en vie la fine pellicule des zones critiques de simples passagers inertes et passifs d’un système physico-chimique ? Son problème est bien de comprendre en quoi la Terre est active, mais sans lui ajouter une âme ; et comprendre aussi ce qui en est la conséquence immédiate : en quoi peut-on dire qu’elle rétro-agit aux actions collectives des humains ?