

Le décalage qui existe entre la pensée et les actes est d’autant plus dramatique que nous sommes les premiers à avoir conscience de la gravité de la situation et les derniers à pouvoir agir dans les temps.
[L]e décalage entre ce que nous savons et ce que nous faisons, la rationalisation et le refoulement des émotions négatives montrent qu’une guerre se joue à l’intérieur de nous-mêmes.
Les choses dont je vis ne se donnent pas comme des objets ni comme des ustensiles, même quand je m’en sers, mais dessinent un horizon où l’utilité et la production ne sont pas premières. C’est pourquoi elles sont appelées des « nourritures ».
Parler de considération signifie, comme chez Bernard de Clairvaux, que la clef de toutes les vertus se trouve dans le rapport à soi. Cette préséance du rapport à soi sur le rapport aux autres, à la nature et à la Cité, témoigne de l’importance de la tradition de la philosophie morale qui concevait l’éthique non comme une discipline normative, mais comme un processus de transformation de soi.
L’éthique des vertus présentée dans ce livre cherche à déterminer les manières d’être qui doivent être encouragées afin que les individus mènent une vie bonne et qu’ils éprouvent le respect des autres, humains et non humains, comme une composante du respect d’eux-mêmes. Elle ne s’appuie pas exclusivement sur l’argumentation rationnelle mais accorde une place importante à l’affectivité, au corps et à l’inconscient.
[U]n autre modèle de développement est possible. Il exige un remaniement complet de nos représentations, de la manière dont nous pensons la place de l’humain dans la nature et dont nous interagissons avec les autres, y compris avec les animaux. C’est pourquoi réparer le monde n’est pas rêver au grand soir, mais préparer l’avenir.
Les violences infligées aux animaux ne soulèvent pas seulement des problèmes moraux soulignant notre cruauté ou notre inhumanité dans nos rapports aux autres vivants. Il s’agit aussi d’injustices : nous nous octroyons une souveraineté absolue sur des êtres sensibles dont les besoins éthologiques et la subjectivité devraient limiter notre droit de les exploiter comme bon nous semble.
La maltraitance animale est même le reflet de ce que nous sommes devenus au fil des siècles. En effet, nous avons accepté de nous soumettre à un ordre économiste du monde qui subordonne toutes les sphères d’activité au diktat du profit et ne tient pas compte du sens des activités et de la valeur des êtres impliqués.
En nous amenant à prendre véritablement en considération les conditions de notre existence, et donc à penser ce dont nous vivons et qui nous constitue autant que nous le façonnons, l’écologie nous conduit à ne plus nous représenter l’homme comme un sujet et la nature comme un objet.
Pour réduire substantiellement l’empreinte écologique de l’humanité, la participation active des individus est indispensable. Ils doivent abandonner certaines habitudes de consommation et peser sur leurs gouvernements, afin que ces derniers fassent preuve de volontarisme politique et que la protection de la biosphère soit érigée en devoir de l’État.
Il s’agit du fait que ma liberté ne s’exerce pas seulement dans un monde et sur la nature, mais que je baigne dans un milieu qui est à la fois naturel et artificiel et que je vis – c’est-à-dire me nourris – de ce milieu, d’air, de lumière, d’aliments, de travail, de spectacles. Or la prise en compte de la corporéité du sujet qui « vit de » suppose que l’on insiste sur les conditions à la fois biologiques, sociales et environnementales de l’existence, en cessant de séparer l’homme de la nature et en dépassant le dualisme nature/culture.
« Vivre de », c’est vivre autant de bonne soupe, que d’air et de lumière, de cinéma, de promenade, de travail, d’amour, de sommeil, de la ville et de la campagne. Notre milieu est essentiellement hybride.
La cause animale est aussi la cause de l’humanité, parce que ce qui est en jeu dans la maltraitance animale c’est aussi notre rapport à nous-mêmes. Si tout le monde n’est pas prêt à assumer les émotions négatives provoquées par la prise de conscience de l’intensité de la souffrance animale, ce que nous faisons à d’autres êtres sensibles, directement ou indirectement, nous abîme tous psychiquement.
[R]éparer le monde revient à partir des choses elles-mêmes pour leur redonner du sens et examiner la situation présente avec minutie pour voir comment nous pouvons nous mettre sur une bonne trajectoire.
Comme dans la tradition kabbalistique telle qu’elle a été interprétée par Isaac Louria, le concept de réparation du monde (tikkun olam) signifie que c’est à partir des étincelles de lumières répandues çà et là dans l’univers, dans les âmes des humains, dans les animaux, la nature et les objets, que nous pouvons reconstituer les vases (kelim) qui se sont brisés immédiatement après la création. Ces vases, qui ont recueilli et réfléchi la lumière divine, n’ont pas supporté son intensité. Lorsqu’ils se sont cassés, ils ont été précipités dans l’espace et ont été recouverts d’une coquille dissimulant ces parcelles de lumière. Notre responsabilité est de retrouver ces morceaux éclatés pour y chercher la vérité qui nous est accessible seulement de manière fragmentaire.
Le problème du nihilisme contemporain est l’incapacité à sortir de soi et le besoin d’étendre son contrôle sur tout, en particulier sur son propre corps et celui des autres. C’est pourquoi ce besoin de domination s’exerce surtout à l’encontre des personnes vulnérables et des animaux.
Notre âge est celui où la violence envers le vivant s’exerce de manière décomplexée, parce que ce sont l’altérité, la vulnérabilité, l’imprévisibilité et la mortalité du vivant et, en lui, la nôtre, qui sont l’objet de notre crainte, voire de notre haine.
« Écologie » vient de oikos, qui signifie en grec maison, foyer, habitat, et de logos, qui désigne le discours, la raison et la science. L’écologie est l’étude des milieux où vivent et se reproduisent les êtres vivants. Elle est la science des milieux et des conditions d’existence des vivants, c’est-à-dire des hommes et des animaux qui sont des êtres sensibles au sens où ils éprouvent la douleur, des plantes qui interagissent avec leur milieu, ainsi que des écosystèmes qui ne sont pas des organismes et ne sont pas irritables, mais se développent et ont une capacité de résilience pouvant être menacée par la manière dont nous les exploitons.
Si tout s’effondre sous l’effet de crises multiples, écologiques, sociales, géopolitiques, si les pouvoirs en place sont réduits à l’impuissance, que des guerres éclatent sous l’impulsion de dirigeants en proie à la démesure, il faudra bien que les individus qui devront reconstruire le monde aient des repères. Ils devront savoir comment réorienter l’économie, faire évoluer les modes de production et de consommation, réorganiser le travail et les échanges, et accompagner les changements culturels pouvant revitaliser la démocratie et donner naissance à une nouvelle gouvernementalité. Ils devront avoir confiance en eux, en leur intelligence et leur créativité, afin d’affirmer leurs capacités d’agir et de coopérer, au lieu d’être séduits par des récits simplificateurs les dressant les uns contre les autres.
La situation écologique actuelle est […] tragique. C’est pourquoi des traits moraux comme la persévérance, la force d’âme, l’optimisme, le courage, la générosité sont essentiels pour lutter contre les forces qui poussent les êtres à ne rien faire, à se réfugier dans la consommation et à entretenir un système qu’il est désormais impératif de remplacer.
Le monde commun, qui inclut l’ensemble des générations et le patrimoine naturel et culturel que nous avons reçu en héritage et qu’il nous appartient de transmettre et de renouveler, apparaît alors comme l’horizon de nos actions.
Cette perspective aide à trouver le courage nécessaire aux efforts quotidiens qui contribuent à la réparation du monde, mais ressemblent à de petits pas, à des avancées constantes, mais peu spectaculaires.
Car la réparation est aussi un besoin. Elle est toutefois moins le besoin de croire en l’avenir que le vœu de préserver la vie et les vivants. Ce vœu s’ancre dans la conscience de la fragilité des choses humaines et dans le devoir d’être fidèle à la mémoire de ceux qui ont disparu en maintenant le lien entre les générations et entre les vivants et les morts.
Si l’on ne s’extrait pas du dualisme entre la raison et les émotions, l’esprit et le corps, l’individu et la société, on ne pourra jamais comprendre pourquoi les personnes ont des difficultés à agir en accord avec les principes et les valeurs qu’elles chérissent.