Œuvres

Gallimard, 2014
11 cm x 17 cm, 1620 pages


Couverture de Œuvres de Jacottet

Extraits de l'ouvrage

• Oiseau qui s'éteint dans la cage des mots

Oiseau ni à changer, ni à piéger, et qui s'éteint dans la cage des mots.

page(s) 1102 (« Comme le martin-pêcheur prend feu… », Et, néanmoins, 2001)
• Le sentiment de séparation semble avoir fondu

L'essentiel […] est simple : c'est qu'il n'y a plus de distinction réelle entre le monde et lui. Non que le monde et lui soient littéralement, matériellement confondus, cela va sans dire. Mais le sentiment de la séparation semble avoir fondu dans le rayonnement de la passion ; l'homme, jusqu'alors distinct de ses qualités, en ressaisit le fil, éprouve à la fois de l'exaltation et un enracinement dans le réel, alors qu'il était d'ordinaire tout ensemble abattu et détaché du monde. Il s'élève, mais sans perdre son poids (en le retrouvant plutôt, mais ce n'est pas la pesanteur, c'est la densité, la plénitude). En un mot, il connaît alors un bonheur d'une nature si radieuse que le simple souvenir, plus tard, de cet état, suffit à réveiller son désir de vivre en dépit des bassesses du réel, en dépit des plus hauts obstacles et des pires échecs.

page(s) 263 (« À partir du rêve de Musil », Éléments d'un songe, 1961)
• L'accueillement

La justesse… Je voudrais ne rien chercher d'autre ; c'est-à-dire, ni possession, ni gloire. Et peut-être n'est-il rien de plus malaisément atteignable. Sais-je même ce que c'est ?

Parfois, il me semble être là seulement pour écouter. Dans une certaine qualité de silence et de repos intérieur, dans une certaine inactivité éveillée, il me semble que des voix peuvent être perçues, étrangement touchantes et vivantes. Il y faut, plutôt que de l'attention (toujours trop volontaire), un état d'« accueillement », quelque chose de tranquille et de détendu que favoriseraient peut-être des métiers manuels, ou même des activités très humbles […]

page(s) 58 (« Observations II », Observations 1951-1956)

Présentation de l’éditeur

Philippe Jaccottet a lui-même choisi les œuvres rassemblées dans ce volume, y recueillant tout ce qu’on pourrait qualifier d’écriture « de création » et laissant de côté son travail de critique et de traducteur, ainsi que certains textes de circonstance liés à des voyages ou à des hommages ; il a veillé à ce que ses livres apparaissent selon la chronologie de leur publication initiale, qui était jusqu’alors parfois masquée par des regroupements éditoriaux ultérieurs.

Recueils de poèmes et livres de prose alternent d’abord, bientôt ponctués à intervalles plus ou moins réguliers par les notes de carnets qu’égrènent les différentes livraisons de La Semaison. Retrouvant leur titre unique, celles-ci sont ici restaurées dans toute la cohérence de leur projet et complétées par les Observations, 1951-1956, longtemps inédites et qui sont comme l’amorce de ces semences littéraires rassemblant choses vues, choses lues et choses rêvées.

L’évolution des poèmes est frappante : des sonnets rimés de L’effraie (1953) aux pièces brèves et épurées d’Airs (1967) se fait sentir l’influence des révélations majeures que furent les paysages de Grignan et les haïku japonais. Par les chants plus tourmentés des livres de deuil qui se succèdent ensuite, de Leçons (1969) à Pensées sous les nuages (1983), le poète tente de maintenir le flux des mots malgré la mort qui semble faire vaciller jusqu’au langage. À partir de Cahier de verdure (1990), proses poétiques et vers se mêlent au sein d’un même recueil. Une forme éminemment personnelle s’invente, se concentrant sur les éclats de joie épars dont il s’agit de restituer la lumière.

Comment embrasser à la fois le clair et le sombre, le grave et le léger, le tout et le rien ? L’œuvre de Jaccottet s’impose par l’exigence de sa quête, la pureté rayonnante et sans affectation de son chant – « L’effacement soit ma façon de resplendir », écrivait-il dès L’ignorant (1957). Sans céder jamais à l’épanchement, se refusant autant au nihilisme qu’à l'exaltation – à « l’écœurant brouillard d’un certain lyrisme »  –, elle trouve certes dans la beauté subtile et poignante de la nature – lumière d’hiver, vergers en fleurs – une réponse vitale à la violence du monde et au désenchantement. Mais cette beauté n’a rien d'un refuge éthéré ; elle est comme une lame qui permet de creuser dans l’opaque. Cette poésie, nourrie d’ombre, s’écrit avec le vide et contre lui.