Philippe Jaccottet

Portrait de Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet (né en 1925) est un poète, écrivain et traducteur suisse. Installé depuis plus de six décennies à Grignan, en Drôme provençale, sa poésie est nourrie de l'observation de la nature montagneuse, des lieux et des cieux, et de certaine lumière grecque qui les baigne. Sa prose poétique a cette vertu de pointer avec des mots simples le saisissement de l'expérience, préverbale, de contemplation de la beauté.

Par cette attitude qu'il nomme « accueillement » (voir l'extrait homonyme), il est frère du méditant. Et sa devise « L'effacement soit ma façon de resplendir » parlera à tout pratiquant zen authentique.

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• L’aérienne convenance

C'était notre vie, avec ses cahots : peu de mérite, peu d'ardeur, partout des menaces. Un cœur peu généreux, un esprit incertain et prudent, rien que des vertus négatives, d'abstention ; et quant au monde : un visage tailladé. Le fer dans les yeux, l'os carié. Le siècle que l'on ne peut plus regarder en face. Et rien que d'avoir entendu ces voix auxquelles je ne m'attendais plus, ainsi liées aux arbres et au ciel en même temps, ainsi placées entre moi et le monde, à l'intérieur d'une journée, ces voix qui se trouvaient être sans doute l'expression la plus naturelle d'une joie d'être (comme quand on voit s'allumer des feux pour une fête de colline en colline) et qui la portaient, cette joie, à l'incandescence, faisant tout oublier des organes, des plumages, de la pesanteur (comme fondus dans sa sphère), rien que d'avoir entendu cela, mon attention s'était portée à nouveau, par surprise, par grâce, vers ce qui, plus pur, la purifie et, plus lumineux, l'illumine.

Ciel. Miroir de la perfection. Sur ce miroir, tout au fond, c'est comme si je voyais une porte s'ouvrir. Il était clair, elle est encore plus claire.

Pas de clochers. Mais dans toute l'étendue, l'heure de l'éternité qui bat dans des cages de buée.

Suprême harmonie, justice de l'Illimité. On aurait dit que chacun recevait sa part, la lumière qui paraît infinie distribuée selon l’aérienne convenance.

page(s) 78-79
• L'espace où l'on ne peut entrer

Autre chose vue au retour d'une longue marche sous la pluie, à travers la portière embuée d'une voiture : ce petit verger de cognassiers protégé du vent par une levée de terre herbue, en avril.

Je me suis dit (et je me le redirai plus tard devant les mêmes arbres en d'autres lieux) qu'il n'était rien de plus beau, quand il fleurit, que cet arbre-là. J'avais peut-être oublié les pommiers, les poiriers de mon pays natal.

Il paraît qu'on n'a plus le droit d'employer le mot beauté. C'est vrai qu'il est terriblement usé. Je connais bien la chose, pourtant. N'empêche que ce jugement sur des arbres est étrange, quand on y pense. Pour moi, qui décidément ne comprends pas grand chose au monde, j'en viens à me demander si la chose « la plus belle », ressentie instinctivement comme telle, n'est pas la chose la plus proche du secret de ce monde, la traduction la plus fidèle du message qu'on croirait parfois lancé dans l'air jusqu'à nous ; ou, si l'on veut, l'ouverture la plus juste sur ce qui ne peut être saisi autrement, sur cette sorte d'espace où l'on ne peut entrer mais qu'elle dévoile un instant. Si ce n'était pas quelque chose comme cela, nous serions bien fous de nous y laisser prendre.

page(s) 752 (Pléïade : « Blason vert et blanc », Cahier de verdure, 1990)
• Fraîcheur

Fraîcheur. Là pourrait être le secret, le foyer. Prestesse, allégresse.

page(s) 852 (Pléïade : « Au col de Larche », Après beaucoup d'années, 1994)
• La mémoire de l’amour qui coulerait interminablement en nous

L'aube n'est pas autre chose que ce qui se prépare, encore pur, à brûler ; l'aube est celle qui dit : « attends encore un peu et je m'enflamme » ; le bourgeon de quelque incendie.

Mais celle-ci est plutôt ce que le feu ne touche qu'à distance, ce qui est séparé du feu ou par la distance ou par le temps ou par le souvenir, le mélange de l'ardeur et de la distance, la mémoire de l’amour qui coulerait interminablement en nous.

page(s) 53
• Monde

Poids des pierres, des pensées

Songes et montagnes
n'ont pas même balance

Nous habitons encore un autre monde
Peut-être l'intervalle

*

Fleurs couleur bleue
bouches endormies
sommeil des profondeurs

Vous pervenches
en foule
parlant d'absence au passant

*

Sérénité

L'ombre qui est dans la lumière
pareille à une fumée bleue

*

Peu m'importe le commencement du monde

Maintenant ses feuilles bougent
maintenant c'est un arbre immense
dont je touche le bois navré

Et la lumière à travers lui
brille de larmes

*

Accepter ne se peut
comprendre ne se peut
on ne peut pas vouloir accepter ni comprendre

On avance peu à peu
comme un colporteur
d'une aube à l'autre

page(s) 438-439 (Pléïade : Airs, poèmes 1961-1964)
• Cette fragilité qui est la force durable

Je sais par expérience (mais le devinerais aussi bien sans cela) que j'ai touché maintenant cette immédiateté qui est aussi la plus profonde profondeur, cette fragilité qui est la force durable, cette beauté qui ne doit pas être différente de la vérité. Elle est ici et là, distribuée dans le jour, et les mots ne parviennent pas à la saisir, ou s'en écartent, ou l'altèrent.

page(s) 76
• Que tout le ciel fût vraiment un regard

En fait, de toutes mes incertitudes, la moindre (la moins éloignée d'un commencement de foi) est celle que m'a donnée l'expérience poétique ; c'est la pensée qu'il y a de l'inconnu, de l'insaisissable, à la source, au foyer même de notre être. Mais je ne puis attribuer à cet inconnu, à cela, aucun des noms dont l'histoire l'a nommé tout à tour. Ne peut-il donc me donner aucune leçon, – hors de la poésie où il parle –, aucune directive, dans la conduite de ma vie ?

Réfléchissant à cela, j'en arrive à constater que néanmoins, en tout cas, il m'oriente, du moins dans le sens de la hauteur ; puisque je suis tout naturellement conduit à l'entrevoir comme le Plus Haut, et d'une certaine manière, pourquoi pas ? comme on l'a fait depuis l'origine, à le considérer à l'image du ciel

Alors, il me semble avoir fait un pas malgré tout. Quand même je ne pourrais partir d'aucun principe sûr et que mon hésitation se prolongeât indéfiniment, quand même je ne pourrais proposer à mon pas aucun but saisissable, énonçable, je pressens que dans n'importe quelles conditions, à tout moment, en tout domaine et en tout lieu, les actes éclairés par la lumière de ce « ciel » supérieur ne pourraient être « mauvais » ; qu'une vie sous ce ciel aurait plus de chances qu'une autre d'être « bonne ».

Et pour être moins vague, il faudrait ajouter que la lumière qui nous parviendrait de ces hauteurs, par éclaircies, lueurs éparses et combattues, rares éclairs, et non continûment comme on le rêve, prendrait les formes les plus diverses, et non pas seulement celles que lui a imposées telle morale, tel système de pensées, telle croyance.

Je l'apercevrais dans le plaisir (jugeant meurtrier celui qu'elle n'atteindrait pas), mais aussi, ailleurs, dans le renoncement au plaisir (en vue d'une clarté accrue) ; dans les œuvres les plus grandes où elle m'a été d'abord révélée et où je puis aller la retrouver sans cesse, mais aussi dans une simple chanson, pourvu qu'elle fût vraiment naïve ; dans l'excès pur, la violence, les refus de quelques-uns, mais non moins, et c'est là ce que m'auront appris surtout les années, dans la patience, le courage, le sourire d'hommes effacés qui s'oublient et ne s'en prévalent pas, qui endurent avec gaieté, qui rayonnent jusque dans le manque.

Sans doute est-on sans cesse forcé d'affronter de nouveau, avec étonnement, avec horreur, la face mauvaise de l'homme ; mais sans cesse aussi, dans la vie la plus banale et le domaine le plus borné, on peut rassembler ces autres signes, qui tiennent dans un geste, dans une parole usée faite beaucoup moins pour énoncer quoi que ce soit que pour amorcer un échange, ajouter au strict nécessaire du « commerce » un peu de chaleur gratuite, un peu de grâce : autant de signes presque dérisoires, de gestes essayés à tâtons, comme pour rebâtir inlassablement la maison, refaire aveuglément le jour ; autant de sourires grâce auxquels mon ignorance me pèse moins.

J'aimerais bien aller au-delà de ce peu ; tirer de ces signes épars une phrase entière qui serait un commandement. Je ne puis. Je me suis prétendu naguère « serviteur du visible ». Ce que je fais ressemblerait plutôt, décidément, au travail du jardinier qui nettoie un jardin, et trop souvent le néglige : la mauvaise herbe du temps…

Où sont les dieux de ce jardin ? Quelquefois je me vois pareil, dans mon incertitude, à ces flocons de neige que le vent fait tournoyer, soulève, exalte, lâche, ou à ces oiseaux qui, moitié obéissant au vent, moitié jouant avec lui, offrent à la vue une aile tantôt noire comme la nuit, tantôt miroitante et renvoyant on ne sait quelle lumière.

(On pourrait donc vivre sans espérance définie, mais non pas sans aide, avec la pensée – bien proche de la certitude celle-là – que s'il y a pour l'homme une seule chance, une seule ouverture, elle ne serait pas refusée à celui qui aurait vécu « sous ce ciel ».)

(La plus haute espérance, ce serait que tout le ciel fût vraiment un regard.)

page(s) 179-182
• Oiseau qui s'éteint dans la cage des mots

Oiseau ni à changer, ni à piéger, et qui s'éteint dans la cage des mots.

page(s) 1102 (« Comme le martin-pêcheur prend feu… », Et, néanmoins, 2001)
• Si possible, ne rien dire de plus

On sent alors […] qu'il vaudrait mieux, si possible, ne rien dire de plus. Il est nécessaire que se maintienne une confusion, une cohérence, une complétude. De là que le commentaire égare souvent, que le vocabulaire critique peut paraître par endroits totalement étranger à l'expérience originelle. […]

Je pense au mot cosmos. Il a signifié d'abord, pour les Grecs, ordre, convenance ; puis monde ; et la parure des femmes. La source de la poésie, ce sont ces moments où, dans un éclair, quelquefois aussi par une lente imprégnation, ces trois sens coïncident, où, non moins certaine que l'ignoble (hélas plus visible et plus virulent), surgit une beauté qui est la convenance d'un monde, singulier appât où le poète ne cesse de revenir, aussi longtemps qu'il est poète, à travers les pires doutes.

page(s) 126-127
• L'accueillement

La justesse… Je voudrais ne rien chercher d'autre ; c'est-à-dire, ni possession, ni gloire. Et peut-être n'est-il rien de plus malaisément atteignable. Sais-je même ce que c'est ?

Parfois, il me semble être là seulement pour écouter. Dans une certaine qualité de silence et de repos intérieur, dans une certaine inactivité éveillée, il me semble que des voix peuvent être perçues, étrangement touchantes et vivantes. Il y faut, plutôt que de l'attention (toujours trop volontaire), un état d'« accueillement », quelque chose de tranquille et de détendu que favoriseraient peut-être des métiers manuels, ou même des activités très humbles […]

page(s) 58 (« Observations II », Observations 1951-1956)
• Vœux

I

J'ai longtemps désiré l'aurore
mais je ne soutiens pas la vue des plaies

Quand grandirai-je enfin ?

J'ai vu la chose nacrée :
fallait-il fermer les yeux ?

Si je me suis égaré
conduisez-moi maintenant
heures pleines de poussières

Peut-être en mêlant peu à peu
la peine avec la lumière
avancerai-je d'un pas ?

(À l'école ignorée
apprendre le chemin qui passe
par le plus long et le pire)

II

Qu'est-ce donc que le chant ?
Rien qu'une sorte de regard

S'il pouvait habiter encore la maison
à la manière d'un oiseau
qui nicherait même en la cendre
et qui vole à travers les larmes !

S'il pouvait au moins nous garder
jusqu'à ce que l'on nous confonde
avec les bêtes aveugles !

III

Le soir venu
rassembler toutes choses
dans l'enclos

Traire, nourrir
Nettoyer l'auge
pour les astres

Mettre de l'ordre dans le proche
gagne dans l'étendue
comme le bruit d'une cloche
autour de soi

page(s) 444-445 (Pléïade : Airs, poèmes 1961-1964)
• Touché comme par une flèche

On a été touché comme par une flèche, un regard. Tout de suite, avant toute pensée : comme par un astre dans une étable. En bas, ce sombre humide, cette couleur de bois et de paille, ces vapeurs comme il s'en élève du crottin (l'hiver, la pauvreté), et en haut cette luminosité magique, que les mots or et rose trahissent en la figeant, et non moins en l'associant à des images qui ne lui conviennent qu'en marge. Il faudrait parler plutôt d'un poudroiement de feu, d'une ouverture et aussi d'une ascension, d'une transfiguration, frôlant ainsi sans cesse des idées religieuses, quand les frôler seulement est déjà trop ; car c'est cela, et c'est toujours autre chose encore. Car ce sont les choses qui sont telles, terre et ciel, nuées, sillons, broussailles, étoiles ; ce sont les choses seules qui se transfigurent, n'étant absolument pas des symboles, étant le monde où l'on respire, où l'on meurt quand le souffle n'en peut plus.

page(s) 18-19
• Revenir à l’herbe, aux pierres, à une fumée

Encore était-ce trop préciser ; pour être tout à fait exact, je devrais, après avoir évoqué l'image de la Grèce [venue en contemplant dans une combe une source et la chapelle dédiée], l'effacer, et ne plus laisser présents que l'Origine, le Fond : puis écarter aussi ces mots ; et enfin, revenir à l’herbe, aux pierres, à une fumée qui tourne aujourd'hui dans l'air, et demain aura disparu.

page(s) 30-31
• Le sentiment de séparation semble avoir fondu

L'essentiel […] est simple : c'est qu'il n'y a plus de distinction réelle entre le monde et lui. Non que le monde et lui soient littéralement, matériellement confondus, cela va sans dire. Mais le sentiment de la séparation semble avoir fondu dans le rayonnement de la passion ; l'homme, jusqu'alors distinct de ses qualités, en ressaisit le fil, éprouve à la fois de l'exaltation et un enracinement dans le réel, alors qu'il était d'ordinaire tout ensemble abattu et détaché du monde. Il s'élève, mais sans perdre son poids (en le retrouvant plutôt, mais ce n'est pas la pesanteur, c'est la densité, la plénitude). En un mot, il connaît alors un bonheur d'une nature si radieuse que le simple souvenir, plus tard, de cet état, suffit à réveiller son désir de vivre en dépit des bassesses du réel, en dépit des plus hauts obstacles et des pires échecs.

page(s) 263 (« À partir du rêve de Musil », Éléments d'un songe, 1961)
• Cherchons plutôt hors de portée

Cherchons plutôt hors de portée, ou par je ne sais quel geste,
quel bond ou quel oubli qui ne s'appelle plus
ni « chercher », ni « trouver »…

page(s) 547 (Pléïade : « Autres chants », Chants d'en bas, 1977)
• Moins se souvenir et moins rêver

Autant de routes où je m'engage, où je dévie ; il faudrait moins se souvenir et moins rêver.

Quelque chose de lointain et de profond se passe : comme un travail en plein sommeil. La terre n'est pas un tableau fait de surfaces, de masses, de couleurs ; ni un théâtre où les choses auraient été engagées pour figurer une autre vie que la leur. Je surprends un acte, un acte comme l'eau coule. Ou même moins encore : une chose qui serait vraiment là ; peut-être, un acte qui ne serait pas un spectre d'acte, qui ne ressemblerait plus à nos mouvements égarés.

page(s) 47
• L'immédiat

L'immédiat : c'est à cela décidément que je m'en tiens, comme à la seule leçon qui ait réussi, dans ma vie, à résister au doute, car ce qui me fut ainsi donné tout de suite n'a pas cessé de me revenir plus tard, non pas comme une répétition superflue, mais comme une insistance toujours aussi vive et décisive, comme une découverte chaque fois surprenante. Il me semble même, maintenant, que je comprends cette leçon un peu mieux, sans qu'elle ait perdu de sa force. Mais il est impossible de la résumer en une formule où on la tiendrait tout entière. D'ailleurs, aucune vérité vivante ne peut se réduire à une formule ; celle-ci étant, au mieux, le passeport qui permet d'entrer dans un pays, après quoi sa découverte reste à faire. Et l'on finit par penser que toutes les choses essentielles ne peuvent être abordées qu'avec des détours, ou obliquement, presque à la dérobée. Elles-mêmes, d'une certaine façon, se dérobent toujours. Même, qui sait ? à la mort.

page(s) 22
• Le Meilleur : le plus proche, que l'on ne voyait pas

Quelqu'un veut-il habiter,
Que ce soit à des escaliers,
Et où une maison se suspend
Au bord de l'eau fais séjour.
Ce que tu as,
C'est à prendre souffle.
Quelqu'un l'a-t-il en effet
Hissé au jour,
Dans le sommeil il le retrouvera.
Car où les yeux sont couverts
Et attachés les pieds,
C'est là que tu trouveras.

Plus d'envols maintenant vers l'Asie, vers la Grèce, plus de visions (ces vers [de Hölderlin] sont la deuxième partie d'un poème tardif dont la première, célébrant le vol de l'aigle « vers l'Olympe », s'achève sur cette question : « Où voulons-nous demeurer ? »), mais l’immobilité pareille à celle du pauvre ou du prisonnier. Le Plus Haut, le Meilleur, ne serait-ce pas ce qui est aussi le plus proche, et que l'on ne voyait pas ?

page(s) 160
• Au moment de perdre pied

Rappelle-toi, au moment de perdre pied
puise dans cette brume avec tes mains affaiblies,
recueille ce peu de paille pour litière à la souffrance,
là, au creux de ta main tachée :

cela pourrait briller dans la main
comme l'eau du temps.

page(s) 724 (Pléïade : « Le mot joie », Pensées sous les nuages, 1983)