Œuvres poétiques complètes

Gallimard, 1996
11 cm x 17 cm, 1180 pages


Couverture de Œuvres poétiques complètes de Supervielle

Extraits de l'ouvrage

• Vivre encore

Ce qu'il faut de nuit
Au-dessus des arbres,
Ce qu'il faut de fruits
Aux tables de marbre,
Ce qu'il faut d'obscur
Pour que le sang batte,
Ce qu'il faut de pur
Au cœur écarlate,
Ce qu'il faut de jour
Sur la page blanche,
Ce qu'il faut d'amour
Au fond du silence.
Et l'âme sans gloire
Qui demande à boire.
Le fil de nos jours
Chaque jour plus mince,
Et le cœur plus sourd
Les ans qui le pincent
Nul n'entend que nous
La poulie qui grince,
Le seau est si lourd.

page(s) À la nuit, 1947
• Qui parle ?

L'univers fait un faible bruit
Est-ce bien lui à mon oreille ?
Pourquoi si faible si c'est lui
Alors qu'il n'a pas son pareil
Pour être lui, même la nuit.
Que deviendra ce faible bruit
À ses seules forces réduit
Sans une oreille qui le pense,
Sans une main qui le conduise
Où le bruit est encore le bruit.
Où le silence à son silence
Très secrètement se fiance.

page(s) Le corps tragique, 1959
• Un homme va et vient…

Un homme va et vient,
Une idée devient chat
Une autre devient chien
Prêts à se quereller.
Voilà l'homme entouré
Par un profond bestiaire.
Les grands fauves sont là
Refusant d'abdiquer
Et seul un perroquet
Cachant ses mots truqués
Cherche sa vraie distance
Et reste sur le quai
De la pauvre innocence.

page(s) Le corps tragique, 1959
• Un cheval confidentiel…

Un cheval confidentiel
Entre la Terre et le Ciel
Me dit dans son clair langage
Que je n'étais qu'une image
Puis il partit au galop
Nuages dans les sabots.
Je demeurai à l'écoute
Plein de tristesse et de doute
Et depuis qu'il me revint
C'est moi que je cherche en vain.

page(s) Légendaires, Le corps tragique, 1959
• Qu'il nous est difficile…

Qu'il nous est difficile
De trouver un abri
Même dans notre cœur
Toute la place est prise,
Et toute la chaleur.

page(s) Poèmes de novembre, Naissances, 1951
• La cage

Pour se joindre aux oiseaux traçant leurs cercles libres
Il s'obstine à vouloir par les barreaux sortir
      L'oiseau dont les yeux brillent,
Il y plaque à l'envi ses grandes plumes vertes
Se refusant à voir que la cage est ouverte.

page(s) Poèmes de novembre, Naissances, 1951
• Tuerie

Les cœurs meurent de sécheresse
Comme bétail dans un désert,
Un jour dur se désintéresse
Des meurtrissures de la terre.
Où sont les étangs, les rivières,
L'humidité de la verdeur,
La terre jaune est prisonnière
Des fils de fer de la douleur.

Oh ! qu'il pleuve enfin sur le monde,
Que les larmes viennent aux cœurs
Et que les regards se détendent
Rendant les armes aux douleurs.
Que le sang reste dans les veines
Et n'en jaillisse tout d'un coup
Comme d'une pauvre fontaine
Qui n'en peut pas donner beaucoup.

Oh ! qu'il pleuve des herbes douces,
Avec des pétales de pluie
Et que la tendresse repousse
Dans les plaines endolories,
Que sécheresse se transforme
En persuasives rosées
Et que la soif de tant de morts
Par nos larmes soit apaisée.

Oh ! qu'il pleuve enfin sur la haine
Comme sur les buissons saignants,
Et sur les cœurs qui se méprennent
Beaucoup de pluie également,
Que le monde se cicatrise,
Que mort sanglante se dédise
Et que s'avance enfin la paix
Avec sa houle de respect !

page(s) Temps de guerre, 1939-1945, 1946

Présentation de l’éditeur

Sur l'horizon de la poésie française, Supervielle apparaît comme une brumeuse silhouette, une fumée volcanique absolument étrangère à notre paysage. Il n'a ni l'éclat du lyrisme, ni la précision oratoire des classiques, ni la rêverie des romantiques, mais une simplicité exigeante qui recouvre bien des conflits intérieurs. On le voit sur les confins de la perception, un espace où s'exerce l'Oublieuse mémoire, cette part d'obscurité dérobée à l'intime, à l'instant où déjà elle ne lui appartient plus. Derrière lui, la gigantesque Cordillère des Andes, un horizon hagard de pampa, un continent neuf, où plane encore une sorte d'horreur cosmique et d'énorme fantaisie créatrice, où les éléments ne sont pas encore domestiqués : elle semble traduire les messages d'une autre perception. Poésie du Nouveau Monde où s'exprime une sensibilité penaude et télépathique, une intelligence sourde et protéiforme, qui installe en nous, dans une proximité surprenante, l'énigme d'un changement indéfini, - une migration intérieure qu'il faut risquer avant de l'éprouver comme une ressource. Cette poésie à nulle autre pareille, difficile à classer parmi les courants qui se sont succédés tout au long du siècle, a cependant réussi à rallier les suffrages des grands écrivains contemporains (Breton, Paulhan, Michaux, Cocteau entre autres) : c'est eux qui le sacrèrent en 1960 Prince des poètes.