Jules Supervielle

Portrait de Jules Supervielle

Jules Supervielle (1884-1960) était un poète français à qui ses pairs, à la fin de sa carrière, ont décerné le titre de « prince des poètes ».

Les parents de Supervielle moururent coup sur coup après avoir bu l'eau empoisonnée d'une source. L'enfant, très jeune, n'apprendrait que des années plus tard que ceux qu'il prenait pour ses parents étaient en réalité sa tante et son oncle. Supervielle eut l'élégance chevaleresque de combattre toute sa vie avec les armes de la poésie pour amadouer les fantômes de ce destin tragique.

Par la grande humilité du lexique (arbre, cœur, biche, étoile, œil, montagne, main, bœuf, fenêtre, océan, etc.), ces textes ont malgré leur âge conservé toute leur fraîcheur. Mais sous une apparente simplicité, dans chaque poésie le poète « nous retire le tapis de dessous les pieds », pour reprendre la formule fameuse de Chögyam Trungpa. Nul doute que le poète Supervielle a dans son filet à papillons de l’insaisissable.

Dans ses poésies, des liens invisibles se tissent entre les êtres de tous les règnes de la création : humain, animal, végétal, minéral et cosmique. Il y a là une intuition poétique profonde, en complète résonance avec ce que Thích Nhất Hạnh nomme « inter-être ».

Il s'agit enfin là d'une poésie de fantômes. Or méditer, n'est-ce pas observer ce qui nous hante ? Rencontrer nos propres fantômes et, en en reconnaissant pour de bon le caractère fantomatique, nous rendre plus limpides ?

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Bonne garde

Aux confins des forêts un écureuil me garde
Et parfois il devient oiseau pour voir au loin
Puis, reprenant fourrure, il cherche et me regarde
Mais que peut-il pour moi qui pour lui ne peux rien.

Nous allongeons le cou pelé par l'ignorance.
Toujours quelque nuage au moment d'y voir clair…
Nous n'en restons pas moins dans notre vigilance
Espérant en connaître un peu plus long demain.

Mais le silence en sait plus sur nous que nous-mêmes,
Il nous plaint à part soi de n'être que vivants,
Toujours près de périr, fragiles il nous aime
Puisque nous finirons par être ses enfants.

page(s) 120
• Un homme va et vient…

Un homme va et vient,
Une idée devient chat
Une autre devient chien
Prêts à se quereller.
Voilà l'homme entouré
Par un profond bestiaire.
Les grands fauves sont là
Refusant d'abdiquer
Et seul un perroquet
Cachant ses mots truqués
Cherche sa vraie distance
Et reste sur le quai
De la pauvre innocence.

page(s) Le corps tragique, 1959
• Chaque âge a sa maison…

Chaque âge a sa maison, je ne sais où je suis,
Moi qui n'ai pour plafond que mes propres soucis.
Ce parquet m'est connu, je marche sur moi-même,
Et ces murs c'est ma peau à distance certaine.
L'air s'incline sur moi, son front n'est pas d'ici,
Il m'arrive d'un moi qui mourut à la peine.

page(s) 255 (Poèmes perdus et retrouvés, Oublieuse mémoire, 1948)
• Un cheval confidentiel…

Un cheval confidentiel
Entre la Terre et le Ciel
Me dit dans son clair langage
Que je n'étais qu'une image
Puis il partit au galop
Nuages dans les sabots.
Je demeurai à l'écoute
Plein de tristesse et de doute
Et depuis qu'il me revint
C'est moi que je cherche en vain.

page(s) Légendaires, Le corps tragique, 1959
• Qui parle ?

L'univers fait un faible bruit
Est-ce bien lui à mon oreille ?
Pourquoi si faible si c'est lui
Alors qu'il n'a pas son pareil
Pour être lui, même la nuit.
Que deviendra ce faible bruit
À ses seules forces réduit
Sans une oreille qui le pense,
Sans une main qui le conduise
Où le bruit est encore le bruit.
Où le silence à son silence
Très secrètement se fiance.

page(s) Le corps tragique, 1959
• Vivre encore

Ce qu'il faut de nuit
Au-dessus des arbres,
Ce qu'il faut de fruits
Aux tables de marbre,
Ce qu'il faut d'obscur
Pour que le sang batte,
Ce qu'il faut de pur
Au cœur écarlate,
Ce qu'il faut de jour
Sur la page blanche,
Ce qu'il faut d'amour
Au fond du silence.
Et l'âme sans gloire
Qui demande à boire.
Le fil de nos jours
Chaque jour plus mince,
Et le cœur plus sourd
Les ans qui le pincent
Nul n'entend que nous
La poulie qui grince,
Le seau est si lourd.

page(s) À la nuit, 1947
• La cage

Pour se joindre aux oiseaux traçant leurs cercles libres
Il s'obstine à vouloir par les barreaux sortir
      L'oiseau dont les yeux brillent,
Il y plaque à l'envi ses grandes plumes vertes
Se refusant à voir que la cage est ouverte.

page(s) Poèmes de novembre, Naissances, 1951
• Un poète

Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même
Et j'entraîne avec moi plus d'un être vivant.
Ceux qui seront entrés dans mes froides cavernes
Sont-ils sûrs d'en sortir même pour un moment ?
J'entasse dans ma nuit, comme un vaisseau qui sombre,
Pêle-mêle, les passagers et les marins,
Et j'éteins la lumière aux yeux, dans les cabines,
Je me fais des amis des grandes profondeurs.

page(s) 173 (Lumière humaine, Les amis inconnus, 1934)
• La demeure entourée

Le corps de la montagne hésite à ma fenêtre :
« Comment peut-on entrer si l'on est la montagne,
Si l'on est en hauteur, avec roches, cailloux,
Un morceau de la Terre, altéré par le Ciel ? »
Le feuillage des bois entoure ma maison :
« Les bois ont-ils leur mot à dire là-dedans ?
Notre monde branchu, notre monde feuillu
Que peut-il dans la chambre où siège ce lit blanc,
Près de ce chandelier qui brûle par le haut,
Et devant cette fleur qui trempe dans un verre ?
Que peut-il pour cet homme et son bras replié,
Cette main écrivant entre ces quatre murs ?
Prenons avis de nos racines délicates,
Il ne nous a pas vus, il cherche au fond de lui
Des arbres différents qui comprennent sa langue. »
Et la rivière dit : « Je ne veux rien savoir,
Je coule pour moi seule et j'ignore les hommes.
Je ne suis jamais là où l'on croit me trouver
Et vais me devançant, crainte de m'attarder.
Tant pis pour ces gens-là qui s'en vont sur leurs jambes.
Ils partent, et toujours reviennent sur leurs pas. »
Mais l'étoile se dit : « Je tremble au bout d'un fil.
Si nul ne pense à moi je cesse d'exister. »

page(s) 182 (Ma chambre, Les amis inconnus, 1934)
• Qu'on lui donne un miroir…

Qu'on lui donne un miroir au milieu du chemin
Elle y verra la vie échapper à ses mains,
Une étoile briller comme un cœur inégal
Qui tantôt va trop vite et tantôt bat si mal.

Quand ils approcheront ses oiseaux favoris,
Elle regardera mais sans avoir compris,
Voudra, prise de peur, voir sa propre figure,
Le miroir se taira, d'un silence qui dure.

page(s) 89 (Derrière le silence, Le forçat innocent, 1930)
• Ne tourne pas la tête, un miracle est derrière…

Ne tourne pas la tête, un miracle est derrière
Qui guette et te voudrait de lui-même altéré :
Cette douceur pourrait outrepasser la Terre
Mais préfère être là, comme un rêve en arrêt.

Reste immobile, et sache attendre que ton cœur
Se détache de toi comme une lourde pierre.

page(s) 37 (Saisir, Le forçat innocent, 1930)
• Les lèvres

Lèvres, vous qui passez du baiser aux paroles,
Corolles du savoir et de la volupté,
Que faites-vous dans un visage déserté
Et que pétrit un silence sans auréole ?
N'appréhendez-vous pas d'être des attardées
Et de vous hasarder par-delà vos frontières
Dans un pays qui vous devient presque irréel ?
Mais là-même les yeux recueillent la lumière
Et cette chasteté de la source première.
Voir le jour n'est-ce pas s'ouvrir à tout le ciel ?

page(s) 184 (Gravures, Oublieuse mémoire, 1948)
• Quand le soleil…

« Quand le soleil… — Mais le soleil qu'en faites-vous ?
Du pain pour chaque jour, l'angoisse pour la nuit.
— Quand le soleil… — Mais à la fin vous tairez-vous,
C'est trop grand et trop loin pour l'homme des maisons.
— Ce bruit de voix… — Ou bien plutôt bruit de visages,
On les entend toujours et même s'ils se taisent.
— Mais le silence… — Il n'en est pas autour de vous,
Tout fait son bruit distinct pour l'oreille de l'âme.
— Ne cherchez plus. — Et pourrais-je ne pas chercher,
Je suis tout yeux comme un renard dans le danger.
— Laissons cela, vous êtes si près de vous-même
Que désormais rien ne pourrait vous arriver,
Rassurez-vous, il fait un petit vent de songe
Et l'étrange miroir luit presque familier. »

page(s) 197 (Le miroir intérieur, Les amis inconnus, 1934)
• Qu'il nous est difficile…

Qu'il nous est difficile
De trouver un abri
Même dans notre cœur
Toute la place est prise,
Et toute la chaleur.

page(s) Poèmes de novembre, Naissances, 1951
• La charrette qui vient du fond de ton enfance

La charrette qui vient du fond de ton enfance
Comment peut-elle encor gémir en avançant,
Elle qui dort si mal au creux de la mémoire
Ne devrait pas ainsi affronter le présent.
Mais tourne-toi plutôt vers cette grande glace,
Affronte ce visage issu de maintenant,
Ou bien combien de fois faudra-t-il te redire
Que le reste n'est plus que mort et souvenir,
Et que, seul, ton regard qui ne peut se rider
Sait venir de très loin pour aboutir si près
Qu'il te donne le vertige des précipices,
Et tu baisses les yeux par crainte de tomber.

page(s) 103
• Tuerie

Les cœurs meurent de sécheresse
Comme bétail dans un désert,
Un jour dur se désintéresse
Des meurtrissures de la terre.
Où sont les étangs, les rivières,
L'humidité de la verdeur,
La terre jaune est prisonnière
Des fils de fer de la douleur.

Oh ! qu'il pleuve enfin sur le monde,
Que les larmes viennent aux cœurs
Et que les regards se détendent
Rendant les armes aux douleurs.
Que le sang reste dans les veines
Et n'en jaillisse tout d'un coup
Comme d'une pauvre fontaine
Qui n'en peut pas donner beaucoup.

Oh ! qu'il pleuve des herbes douces,
Avec des pétales de pluie
Et que la tendresse repousse
Dans les plaines endolories,
Que sécheresse se transforme
En persuasives rosées
Et que la soif de tant de morts
Par nos larmes soit apaisée.

Oh ! qu'il pleuve enfin sur la haine
Comme sur les buissons saignants,
Et sur les cœurs qui se méprennent
Beaucoup de pluie également,
Que le monde se cicatrise,
Que mort sanglante se dédise
Et que s'avance enfin la paix
Avec sa houle de respect !

page(s) Temps de guerre, 1939-1945, 1946