La fable du monde

suivi d'Oublieuse mémoire, Poésie/Gallimard n° 219
Gallimard, 1987
11 cm x 18 cm, 290 pages


Couverture de La fable du monde

Extraits de l'ouvrage

• La charrette qui vient du fond de ton enfance

La charrette qui vient du fond de ton enfance
Comment peut-elle encor gémir en avançant,
Elle qui dort si mal au creux de la mémoire
Ne devrait pas ainsi affronter le présent.
Mais tourne-toi plutôt vers cette grande glace,
Affronte ce visage issu de maintenant,
Ou bien combien de fois faudra-t-il te redire
Que le reste n'est plus que mort et souvenir,
Et que, seul, ton regard qui ne peut se rider
Sait venir de très loin pour aboutir si près
Qu'il te donne le vertige des précipices,
Et tu baisses les yeux par crainte de tomber.

page(s) 103
• Bonne garde

Aux confins des forêts un écureuil me garde
Et parfois il devient oiseau pour voir au loin
Puis, reprenant fourrure, il cherche et me regarde
Mais que peut-il pour moi qui pour lui ne peux rien.

Nous allongeons le cou pelé par l'ignorance.
Toujours quelque nuage au moment d'y voir clair…
Nous n'en restons pas moins dans notre vigilance
Espérant en connaître un peu plus long demain.

Mais le silence en sait plus sur nous que nous-mêmes,
Il nous plaint à part soi de n'être que vivants,
Toujours près de périr, fragiles il nous aime
Puisque nous finirons par être ses enfants.

page(s) 120
• Les lèvres

Lèvres, vous qui passez du baiser aux paroles,
Corolles du savoir et de la volupté,
Que faites-vous dans un visage déserté
Et que pétrit un silence sans auréole ?
N'appréhendez-vous pas d'être des attardées
Et de vous hasarder par-delà vos frontières
Dans un pays qui vous devient presque irréel ?
Mais là-même les yeux recueillent la lumière
Et cette chasteté de la source première.
Voir le jour n'est-ce pas s'ouvrir à tout le ciel ?

page(s) 184 (Gravures, Oublieuse mémoire, 1948)
• Chaque âge a sa maison…

Chaque âge a sa maison, je ne sais où je suis,
Moi qui n'ai pour plafond que mes propres soucis.
Ce parquet m'est connu, je marche sur moi-même,
Et ces murs c'est ma peau à distance certaine.
L'air s'incline sur moi, son front n'est pas d'ici,
Il m'arrive d'un moi qui mourut à la peine.

page(s) 255 (Poèmes perdus et retrouvés, Oublieuse mémoire, 1948)

Présentation de l’éditeur

« Aux grenouilles de la modernité qui n'en finissent pas de se faire aussi grosses que le bœuf, aux éléphants poétiques gambadant dans la forêt de l'Être, Supervielle répond par la fable, et prête aux dieux, aux bêtes et aux arbres sa parole ou son silence. Il faut, cela va de soi, mettre Dieu au singulier. Même s'il arrive à Vénus, au corps " plein de lignes ", de faire une brèche dans ce monothéisme poétique, le pluriel nous entraînerait dans un réseau par trop archaïque. Un seul Dieu, donc, paré d'une majuscule, en qui l'on reconnaîtra un cousin éloigné de celui de la Genèse, respectant grosso modo la chronologie biblique. " Si je crois en Dieu, ce n'est qu'en poésie ", disait Supervielle à Nadal. Prenons au pied de la lettre cette déclaration, non pour sa portée religieuse ou métaphysique, qui n'est pas notre affaire, mais pour sa portée poétique. Dieu est ici ce que les rhétoriciens appelleraient une fiction. »
Jean Gaudon