Arne Næss
Quelques extraits
• Cette montagne, comme un être divin
Quelles qu’aient été les influences, l’expérience de l’élévation (le passage de l’obscurité à la lumière, d’un univers oppressant à un monde apparemment illimité et chaleureux) était si forte que je me laissais envahir par un vague sentiment de nostalgie pour le paysage qui se découvrait au-delà de la forêt. Il y avait dans ce paysage une promesse de liberté qui dépassait tout ce que j’avais pu imaginer dans les basses-terres. […]
Cette montagne lointaine, majestueuse, puissante, sereine et magnifique est devenue de plus en plus importante pour moi, et j’en suis venu à la considérer comme une figure paternelle, bienveillante et protectrice, et même comme un être divin. Le Hallingskarvet est devenu à mes yeux le symbole du bien qui faisait tant défaut au monde et à ma propre vie.
• Observer, écouter, entendre, toucher
La libération à laquelle conduit « l’histoire naturelle » est différente [de celle de la pensée scientifique] : la pensée abstraite y occupe une place secondaire, et il faut être avant tout capable d’observer, d’écouter, d’entendre et de toucher. Ce sont les qualités secondes, et surtout les qualités tierces – le monde des contenus concrets – qui y jouent le rôle le plus important, et non les qualités premières étudiées par la physique. […]
La beauté et l’importance du moindre être vivant font frémir d’émotion le naturaliste amateur. Il y a communication : les « choses » s’expriment, elles parlent et se font remarquer, même sans l’usage des mots.
• Un lieu qui offre la possibilité de se réaliser
Ce qui est remarquable à propos de Tvergastein et d’autres lieux similaires, c’est qu’ils offrent la possibilité de se réaliser tout en menant une vie extrêmement simple d’un point de vue matériel. La qualité de cette réalisation de soi est étroitement liée à l’évolution de notre relation au lieu, que nous considérons d’abord comme un simple emplacement, et avec lequel nous finissons par établir un lien très personnel. À mesure que l’on s’y attache, ce lieu satisfait une variété croissante de besoins et nous permet d’atteindre de nombreux objectifs auxquels nous tenons. Les tâches ménagères requièrent si peu de temps et d’efforts que l’on est libre de se consacrer à des activités qui ont une valeur en elle-même.
• Se satisfaire de ce que l’on a
« Se satisfaire de ce que l’on a » : cette maxime a toujours été un pilier de l’éducation écosophique. Plus nous prenons conscience des limites de la croissance, c’est-à-dire de la croissance de la production et des échanges matériels, plus nous accordons une place importante à cette devise.
• Valeur intrinsèque
Les milliers d’activistes qui défendent les terres non polluées et prétendument désertes […] souhaitent simplement que ces terres continuent à exister telles quelles, pour leur propre bien. Ces terres possèdent une valeur intrinsèque et non pas seulement une valeur instrumentale.
• Angoisse et joie
Selon Heidegger (un autre héros du pessimisme moderne), l’angoisse n’est pas une sensation isolée ou négative. L’esprit est si complexe que l’angoisse y coexiste toujours avec la joie. Il serait par conséquent illusoire de penser que l’on peut faire l’expérience de l’angoisse sans jamais céder à celle de la joie, car l’angoisse et la joie sont intimement liées l’une à l’autre.
• Un ordre où la capacité de tous les êtres à se réaliser serait maximale
L’individu humain parvenu à maturité, dont le soi n’a cessé de s’élargir, admet que la réalisation de soi est un droit universel. Par conséquent, cet individu est favorable à l’avénement d’un ordre social, ou plutôt d’un ordre biosphérique, où la capacité de tous les êtres vivants à se réaliser serait maximale.
• Faire l’expérience du monde l’esprit les yeux grands ouverts
L’expérience vécue […] me convainqui[t] que la montagne et les montagnards partageaient de nombreux traits communs : une certaine manière d’en imposer, une propreté, une concentration sur les choses essentielles, une autosuffisance, et par conséquent un mépris pour le luxe et pour les artifices en tous genres. De l’extérieur, le mode de vie montagnard semblait spartiate, rude et rigoureux, mais le son du violon et l’évidente affection pour toutes les choses et les entités qui peuplaient l’espace situé au-delà de la limite forestière, vivantes ou « mortes », témoignaient d’un attachement intense et sensuel à la vie, et du plaisir profond que l’on éprouvait à faire l’expérience du monde l’esprit et les yeux grands ouverts.
• Au centre d’un monde de faits, la joie
Il se pourrait que la prétendue « réalité physique », ainsi que la qualifie la science moderne, ne soit qu’une construction abstraite de la réalité mathématique – une réalité à laquelle nous sommes totalement étrangers et dans laquelle nous ne vivons pas. Notre environnement vivant est constitué de couleurs, d’odeurs, d’objets laids ou au contraire magnifiques, et c’est une pure folie que d’y rechercher un objet entièrement dépourvu de couleur, d’odeur ou de tout autre qualité sensible. Cette problématique présente une immense importance culturelle, car elle pose la question de la réhabilitation du monde sensible tel qu’il est vécu par les êtres humains, ce monde coloré et joyeux qui tisse la trame de nos vies quotidiennes. Où se situe la joie dans un monde de faits ? Au centre !
• Rien de ce que l’on fait sans joie n’a de valeur
Søren Kierkegaard s’impose à l’attention comme un penseur incontournable. Pour lui, il semble que l’angoisse, le désespoir, la culpabilité et la souffrance soient les conditions nécessaires et parfois mêmes suffisantes d’une vie authentique. Mais il est remarquable qu’il insiste aussi sur l’importance de la joie, et d’une joie continue comme condition de la vie. Tout ce que l’on a fait sans joie est comme tel sans valeur. Même « au tréfonds du désespoir », il importe de ne pas perdre la joie de vivre. Kierkegaard va parfois jusqu’à se désigner lui-même sous le nom de Hilarius, celui qui est pénétré d’hilaritas (gaieté en latin).
• La réalisation de Soi, une norme fondamentale
[L’écosophie est] une forme de vue globale qui ne dérive pas de l’écologie à proprement parler, mais qui s’en inspire. Elle consiste à mettre l’accent sur les normes fondamentales et les hypothèses que l’on peut déduire de la relation entre l’être humain et la réalité omni-englobante. Suivant ce modèle (qui est, comme tout modèle, une simplification consciente et délibérée), la « réalisation de Soi » doit être tenue pour une norme fondamentale. Le soi dont il est question ici n’est pas l’ego, mais le Soi agrandi qui se révèle lorsque nous nous identifions avec toutes les créatures vivantes et en dernière instance avec l’Univers entier, ou avec la Nature en un sens proche de celui du Deus sive Natura de Spinoza.
L’on dit souvent que la découverte du fait que la Terre n’est pas au centre de l’Univers a « réduit » la taille de l’homme, dont le statut s’est trouvé diminué. J’ai au contraire toujours eu le sentiment que plus le monde s’agrandissait dans les dimensions du temps, de l’espace et de la diversité culturelle, plus je m’agrandissais moi-même. L’Univers est mon univers, non celui de mon ego mais celui du Soi agrandi que nous avons en commun. […] Il est possible de déduire un ensemble de principes favorables à une « politique verte » à partir de la norme fondamentale de la « réalisation de Soi » et de certaines hypothèses sur ce qu’est le monde. De cette matière, nous pouvons établir un lien entre les problèmes abstraits de la philosophie et les problèmes concrets des conflits politiques contemporains.
• L’individu accompli
L’individu accompli n’est pas un spécialiste, mais un généraliste et un amateur. Cela ne signifie pas que cette personne n’a pas d’intérêts spécifiques, qu’elle ne travaille jamais dur ou qu’elle ne participe pas à la vie de la communauté. Mais lorsque l’individu accompli travaille ou s’engage dans la vie communautaire, il le fait en suivant ses inclinations personnelles, avec joie, et en fonction des valeurs auxquelles il accorde le plus d’importance.
• Nécessité d’une autorité centrale contraignant les politiques écologiques locales
Lorsque des communautés locales ou des régions faiblement peuplées soutiennent le prétendu développement de façon inconditionnelle, il est nécessaire qu’une autorité centrale les contraigne à adopter une politique écologique plus responsable. Il y a donc des limites à la décentralisation des décisions écologiques les plus importantes.
• Nous identifier avec toutes les créatures vivantes
Depuis Darwin, de nombreux penseurs (certes en partie marginalisés, comme Kropotkine et d’autres) ont mis l’accent sur l’importance évolutive de la symbiose : la capacité des organismes à vivre ensemble quel que soient les bénéfices qu’ils retirent de cette association.
Un être humain qui n’a pas été profondément blessé par la répression, la haine ou le manque de soutien et d’attention peut s’identifier avec toutes les créatures vivantes. Une personne arrivée à maturité affective éprouve de la joie ou de la tristesse au contact de la joie ou de la tristesse des autres. L’esprit parvenu à maturité perçoit également la diversité des conditions de vie de ses semblables, et comprend que ces différences sont propices (ou devraient l’être) à l’existence d’une grande variété d’idées, de comportements, de styles de vie et de cultures. Pour favoriser la plus grande diversité possible, les êtres humains doivent s’opposer à l’expansion des idées, des comportements et des styles de vie qui menacent cette diversité. Nous ne pouvons pas rester passifs face à cette expansion ni face aux conditions qui la rendent possible.
• Action globale au travers d’organisations non-gouvernementales
Il devient primordial de s’engager dans une action globale à travers des organisations non-gouvernementales. La plupart de ces organisations sont capables d’agir globalement tout en s’appuyant sur des contextes locaux, évitant ainsi des interventions gouvernementales malvenues.
• Une invitation à l’élévation
Les montagnes sont grandes, très grandes, mais elles sont également imposantes. Au plus haut point. Elles possèdent une dignité et bien des aspects qui nous en imposent.
Elles sont solides, stables, immobiles. L’un des mots désignant les montagnes en sanskrit est a-aga, qui ne s’en va pas. Pourtant, curieusement, elles sont traversées par d’innombrables mouvements. Il arrive ainsi qu’une arête soit poussée vers les hauteurs, témoignant d’un puissant mouvement ascendant. La continuité de ce mouvement est parfois interrompue par des aiguilles ou des sommités rocheuses en forme de tour, mais elle symbolise néanmoins parfaitement la tendance des montagnes à se dresser vers le ciel, parfois même vers le firmament. La ligne de crête ne témoigne pas seulement d’un mouvement ascendant, la tension qu’elle manifeste vers les hauteurs opère également comme une invitation à l’élévation.
• La joie, indissociable de la nature
Les gens ordinaires se montrent sceptiques à l’égard des personnes qui proclament haut et fort certaines valeurs sans pour autant mener une vie conforme à ces valeurs. Or il arrive que les écologistes se laissent prendre au piège d’une vie triste qui entre en contradiction avec leur engagement en faveur d’un environnement meilleur. Ce culte du mécontentement, en s’ajoutant à la morosité déjà largement répandue parmi les personnes aisées ou dotées d’une importante responsabilité sociale, discrédite l’un des principaux postulats du mouvement écologiste : à savoir que la joie est indissociable de l’environnement et de la nature.
En résumé, la meilleure façon de promouvoir une bonne cause est de donner le bon exemple, sans jamais craindre que cet exemple passe inaperçu.
• Plus de place pour le lieu
L’urbanisation, la centralisation, une mobilité accrue (même si les nomades ont montré que toutes les formes de déplacement ne détruisent pas le sentiment d’appartenance aux lieux), la dépendance à l’égard de biens et de technologies étrangères aux lieux où nous vivons, la complexification structurelle de nos vies ; tous ces facteurs affaiblissent ou perturbent le sentiment d’appartenance à un lieu, allant même jusqu’à entraver sa formation. Il ne semble plus y avoir de place pour le lieu.
• Nécessité de stabiliser et réduire la population humaine
La stabilisation et la réduction de la population humaine prendra du temps. Il faut donc mettre en place des stratégies provisoires. Mais cela n’excuse en rien la complaisance dont nous faisons preuve actuellement ; nous devons prendre conscience de l’extrême gravité de la situation présente. Plus nous attendons, plus nous serons obligés de prendre des mesures drastiques. Tant que des changements profonds n’auront pas été réalisés, nous courons le risque d’assister à une diminution substantielle de la richesse et de la diversité de la vie : le rythme d’extinction des espèces sera dix à cent fois supérieur qu’à n’importe quelle autre période de l’histoire humaine.
• Les sentiments aussi important dans la recherche que les pensées
À la différence de certains amis qui ont un penchant pour l’écosophie, je ne pense pas que la science ou la recherche soient incompatibles avec une relation personnelle avec la nature. Faire de Tvergastein un « objet » de recherche botanique, zoologique, minéralogique ou météorologique ne diminue en rien l’expérience immédiate que l’on peut en avoir, et ne nous empêche pas de nous identifier au lieu. Au contraire. Dans la grande tradition naturaliste, comme l’illustre la systématique (la taxonomie) des papillons, les motivations du chercheur ne sont pas principalement cognitives, mais conatives. Les sentiments jouent un rôle aussi important dans la recherche que les pensées abstraites.