Connaissance par les gouffres

Gallimard, 1967
14 cm x 19 cm, 280 pages
Gallimard, Folio, 1988


Couverture de Connaissance par les gouffres
Couverture poche de Connaissance par les gouffres

Extraits de l'ouvrage

• Observer les ficelles

Vous subissez de multiples, de différentes invitations à lâcher… Voilà ce que les drogues fortes ont en commun et aussi que c'est toujours le cerveau qui prend les coups, qui observe ses coulisses, ses ficelles, qui joue petit et grand jeu, et qui, ensuite, prend du recul, un singulier recul.

page(s) 10
• Hyperacuité

L'attention prodigieusement présente, au comble de ses possibilités capte anormalement vite et clairement. Le pouvoir séparateur et appréciateur augmente dans l'œil (qui voit les plus fins reliefs, les rides insignifiantes), dans l'oreille (qui entend et de loin les bruits les plus légers et que blessent les forts), dans l'entendement (observateur des mobiles inapparents, des dessous, des plus lointaines causes et conséquences ordinairement inaperçues, des interactions de toute sorte, trop multiples pour être dans d'autres moments saisis à la fois), enfin et surtout dans l'imagination (où passent des images visuelles, avec une intensité inconnue, par-dessus la « réalité », laquelle faiblit et s'amenuise) et, last but not least, dans les facultés paranormales révélant parfois au sujet le don de voyance et de divination.

page(s) 12-13
• Le fleuve d’instants

Le fleuve d’instants, le fleuve d’émotions avec ses altérations, ses micro-altérations (car une émotion, un sentiment n'est qu'une moyenne d'épanchements, d'impulsions, d'impressions, d'inclinations ou de dégoûts ressentis, gouttes et particules du flot émotionnel qui est en vous, vibrant, frémissant, à multiples courants et reprises), ce fleuve donc qui vire sans arrêt, qui change affectivement toutes les secondes, que vous ne savez pas voir en vous, vous le voyez en ces instants paradisiaques, en face, sur la face mouvante, en altérations invraisemblablement délicates, que les amants voudraient et ne peuvent distinguer sur les visages aimés.

page(s) 149-150
• Psychologie

Mettre de la psychologie partout, c'est manquer de psychologie.

page(s) 15
• Tout ou presque tout chez l’homme est inconscience

L’homme qui était derrière vient sur le devant. On perçoit aussitôt son conformisme sans borne, sa tiédeur, et ses toutes petites audaces, sa prudence, son peu d'imprudence, la poche énorme de son ignorance, sur laquelle venait une mince pellicule de personnalité et de réflexion propre. Tout ou presque tout chez l’homme est inconscience, efforts en surface et contentement de même.

page(s) 173
• Coups de théâtre de l’esprit

Celui qui par la mescaline a été agressé, qui par le dedans, à l'état naissant et presque météoriquement a connu l'aliénation mentale, qui, devenu soudain en mille choses impuissant, a assisté aux coups de théâtre de l’esprit après quoi tout est changé, qui, de façon privilégiée, s'est trouvé à sa débandade et à ses dislocations et à sa dissolution, sait à présent… Il est comme s'il était né une deuxième fois.

page(s) 179
• L’infini

Infini qui seul est, qui rythme est. Si le rythme est majestueux, l'infini sera divin. Si le rythme est précipité, l'infini sera persécution, angoisse, fragmentation, affolant, incessant réembarquement d'ici à plus loin, plus loin, plus loin, plus loin, plus loin, plus loin, plus loin, plus loin, à jamais loin de tout havre. Infini infinisant tout, mais plus qu'à tout autre sentiment accordé merveilleusement à bonté, tolérance, miséricorde, acceptation, égalité, pardon, patience, amour et universelle compassion.

page(s) 26
• L’absolument sans mélange

Si l'état normal est mélange, examen et maîtrise des pulsions et des vues antagonistes, si l'état créé par la drogue ou par une maladie mentale est oscillation avec succession et séparation totale des pulsions antagonistes et points de vue opposés, il existe un troisième état, celui-ci sans alternance, comme sans mélange, où la conscience dans une totalité inouïe règne sans antagonisme aucun. Extase (ou cosmique ou d'amour, ou érotique, ou diabolique). Sans une exaltation extrême on n'y entre pas. Une fois dedans, toute variété disparaît dans ce qui paraît un univers indépendant. L'extase et l'extase seule ouvre l'absolument sans mélange, l'absolument non interrompu par la plus infime opposition ou impureté qui soit le moindrement, même allusivement, autre. Univers pur, d'une totale homogénéité énergétique où vit ensemble, et en flots, l'absolument de même race, de même signe, de même orientation.

page(s) 30-31
• Couper avec l’ambition

[C]oupant la relation avec l’ambition, la relation qui consiste à être « tendu vers », on se [trouve] revenir au passé. En plus, l'enfance n'a pas cette tendance à l'effort continu, à la vigilance en vue de buts invariables. On l'apprend. Petit à petit, on y est formé. Cela tombant d'un coup, on se retrouve au niveau de son enfance. La plupart, en effet, leur ambition et l'appel à compétition disparus, reviennent aussitôt à l'enfance à laquelle ils n'ont cessé de rêver, leur habitat, le seul état où ils furent vivants et qu'ils ont quitté malgré eux.

page(s) 61
• Un fond invulnérable

Même les petites variations (qui font l'impressionabilité), les petits changements de sensations, de communications avec notre propre corps, et avec les muscles dont nous sommes le tendeur ardent, ou simplement éveillé, disparaissant de façon spectaculaire, ne laissant qu'une impression d'existence, de souveraine, unique, immodifiée existence, d'existence dans un fond, un fond intouchable, invulnérable, échappant à tous et à tout, impression enfin d'essence, sans variété, sans attributs.

page(s) 62
• Assister aux pensées

On assiste réellement aux pensées.

page(s) 96

Présentation de l’éditeur

« Les drogues nous ennuient avec leur paradis.
Qu'elles nous donnent plutôt un peu de savoir.
Nous ne sommes pas un siècle à paradis.

Toute drogue modifie vos appuis. L'appui que vous preniez sur vos sens, l'appui que vos sens prenaient sur le monde, l'appui que vous preniez sur votre impression générale d'être.

Ils cèdent. Une vaste redistribution de la sensibilité se fait, qui rend tout bizarre, une complexe, continuelle redistribution de la sensibilité. Vous sentez moins ici, et davantage là. Où " ici " ? Où " là " ? Dans des dizaines d'" ici ", dans des dizaines de " là ", que vous ne connaissiez pas, que vous ne reconnaissez pas. Zones obscures qui étaient claires. Zones légères qui étaient lourdes. Ce n'est plus à vous que vous aboutissez, et la réalité, les objets même, perdant leur masse et leur raideur, cessent d'opposer une résistance sérieuse à l'omniprésente mobilité transformatrice.

Des abandons paraissent, de petits (la drogue vous chatouille d'abandons), de grands aussi. Certaines s'y plaisent. Paradis, c'est-à-dire abandon. Vous subissez de multiples, de différentes invitations à lâcher… Voilà ce que les drogues fortes ont en commun et aussi que c'est toujours le cerveau qui prend les coups, qui observe ses coulisses, ses ficelles, qui joue petit et grand jeu, et qui, ensuite, prend du recul, un singulier recul. »