La folle allure

Gallimard, 1995
14 cm x 20 cm, 140 pages
Gallimard, Folio, 1995


Couverture de La folle allure
Couverture poche de La folle allure

Extraits de l'ouvrage

• L'amour et le silence

[I]l en va du silence comme de l'amour. On passe sa vie à les fuir. […]

La misère, elle n'est pas dans cette salle mais sur l'écran où le jeune homme continuait de parader. La misère c'est ce bruit de fond partout grésillant – un empêchement à l'amour et au silence.

page(s) 103-104
• Tous s'en vont vers leur mort

[C]eux que l'on regarde s'en vont vers leur mort, donc s'éloignent de nous même quand ils ont l'air de s'en approcher, tout s'en va, depuis le début s'en va. Ce n'est rien de désespérant, cette pensée. C'est une pensée simple. Elle ne retient pas d'aimer, au contraire. Elle me fait même chanter en cet instant.

page(s) 115
• Sauter de seconde en seconde

[P]arfois, chaque seconde qui passe peut vous amener la mort ou la joie pure d'y avoir encore échappé – jusqu'à la seconde suivante où tout recommence. Je décide d'utiliser chaque seconde comme ça. Utiliser n'est pas un mot heureux : je décide d'aller d'une seconde à l'autre comme on saute d'un rocher au suivant, pour traverser une rivière profonde. Éclaboussée, rafraîchie. Jamais noyée.

page(s) 35
• Écouter

Écouter c'est quand on aime.

page(s) 45
• La légèreté

[L]a légèreté, il n'y a pas de magasin pour ça. Elle vient ou ne vient pas, c'est selon.

Et quand elle ne vient pas, elle est quand même là. Vous comprenez ? La légèreté, elle est partout, dans l'insolente fraîcheur des pluies d'été, sur les ailes d'un livre abandonné au bas d'un lit, dans la rumeur des cloches de monastère à l'heure des offices, une rumeur enfantine et vibrante, dans un prénom mille et mille fois murmuré comme on mâche un brin d'herbe, dans la fée d'une lumière au détour d'un virage sur les routes serpentines du Jura, dans la pauvreté tâtonnante des sonates de Schubert, dans la cérémonie de fermer lentement les volets sur le soir, dans la fine touche de bleu, bleu pâle, bleu-violet, sur les paupières d'un nouveau-né, dans la douceur d'ouvrir une lettre attendue, en différant une seconde l'instant de la lire, dans le bruit des châtaignes explosant sur le sol et dans la maladresse d'un chien glissant sur un étang gelé, j'arrête là, la légèreté, vous voyez bien, elle est partout donnée.

Et si en même temps elle est rare, d'une rareté incroyable, c'est qu'il nous manque l'art de recevoir, simplement recevoir ce qui nous est partout donné.

page(s) 50-51
• Sage

La sagesse, contrairement à ce qu'on raconte, ne vient pas avec l'âge. Sage, ce n'est pas une question de temps, c'est une question de cœur et le cœur n'est pas le temps.

page(s) 95
• Comme c'est petit ce qu'on appelle « moi »

[C]ette joie qui m'arrive, qui déferle et m'enlève de tout pour me remettre à « moi » et me révèle comme c'est petit ce qu'on appelle « moi », comme c'est maigre et sans vraie consistance, avant cet amour je n'étais pas née, avec cet amour je suis morte, je suis passée d'un néant à un autre, le premier était triste et lourd, le second est radieux, sec et vif comme une attaque en musique, une vibration d'archet, une pirouette de Jean-Sébastien Bach[.]

page(s) 96

Quatrième de couverture

Il nous faut mener double vie dans nos vies, double sang dans nos cœurs, la joie avec la peine, le rire avec les ombres, deux chevaux dans le même attelage, chacun tirant de son côté, à folle allure. Ainsi allons-nous, cavaliers sur un chemin de neige, cherchant la bonne foulée, cherchant la pensée juste, et la beauté parfois nous brûle, comme une branche basse giflant notre visage, et la beauté parfois nous mord, comme un loup merveilleux sautant à notre gorge.

Christian Bobin