La nature

Miroir du divin
Albin Michel, 2015
18 cm x 23 cm, 160 pages


Couverture de La nature

Extraits de l'ouvrage

• Gratitude, révérence, louange, admiration

« Interroge le bétail pour t’instruire,
les oiseaux du ciel pour t’informer.
Les reptiles du sol te donneront des leçons,
ils te renseigneront, les poissons des mers.
Car lequel ignore, parmi eux tous,
que la main de Dieu a fait tout cela ! »
(Jb, 12, 7-9)

L’homme serait-il donc plus bête que tous ces animaux, en raison de sa raison même qui l’enferme dans sa superbe, qui endurcit son cœur et le garde de tout émerveillement ?

La gratitude, la révérence, la louange sincère, tout autant que l’admiration, n’ont jamais amoindri celui qui éprouve et exprime ces nobles sentiments ; bien au contraire, ils l’élèvent et élargissent sa conscience. [Jacqueline Kelen]

page(s) 100
• Puissance illuminative du cœur aimant

Dieu n’est pas caché dans la rose, mais dans le cœur de celui qui le perçoit à travers toute présence. Dieu n’est pas enclos dans le visage ou le corps de l’être aimé, il y transparaît grâce à la puissance illuminative du cœur aimant. Au fond, ce n’est pas la seule foi ni la pratique religieuse qui permettent ces théophanies, c’est l’amour de la beauté qui transfigure toutes choses et révèle leur mystérieuse profondeur, leur éclat divin.

À juste titre, Simone Weil note que, hormis dans les temps médiévaux, « la beauté du monde est presque absente de la tradition chrétienne ». Et pourtant, ajoute-t-elle, « la beauté du monde est presque la seule voie par laquelle on puisse laisser pénétrer Dieu ». [Jacqueline Kelen]

page(s) 101
• Entourés d’écrans qui font écran à la beauté du monde sensible

Ici, les questions se pressent : de quelle nature est ce regard qui donne du prix à toute chose ? Quel est ce sens de la beauté qui traverse les apparences, ne se réfère pas aux canons d’une époque et ne se réduit pas au plaisir esthétique ? Pourquoi ne comprenons-nous plus ce que disent les arbres, les pierres, les animaux ?

Ou bien sommes-nous devenus si importants, nous croyons-nous si puissants que nous décrétons que tout ce qui n’appartient pas au genre humain est dénué de langage, de sensibilité, de conscience ? Entourés d’écrans qui font écran à la beauté du monde sensible, nous sommes devenus cuirassés, insensibles. [Jacqueline Kelen]

page(s) 102
• Percevoir êtres et phénomènes dans leur nature profonde

Ce qui fait défaut à l’homme dit moderne ou civilisé, ce sont les sens spirituels qui perçoivent les êtres et les phénomènes dans leur nature profonde. [Jacqueline Kelen]

page(s) 103
• Une attitude délicate et contemplative

Le sens de la beauté conduit à une attitude délicate et contemplative tandis que l’avidité et la convoitise, entretenues en permanence dans la société actuelle, mènent irrémédiablement à la dévastation de la nature et à la déchéance de l’individu. [Jacqueline Kelen]

page(s) 103
• Reconduire les beautés du monde sensible à leur source invisible

La vie contemplative n’a rien d’éthéré, elle prend appui sur les mille beautés du monde sensible qu’elle reconduit à leur source invisible. [Jacqueline Kelen]

page(s) 104
• Vivre en bonne intelligence

On a l’impression que l’homme d’aujourd’hui a rapetissé, qu’il a perdu cette immense conscience aimante où tous les êtres vivants et les choses réputées inertes sont hébergés et honorés, et qu’il devient lui-même en voie de disparition en oubliant sa qualité propre d’humanité, c’est-à-dire de bonté.

Avant d’entreprendre de « sauver la planète » (comme le clament de naïfs mortels incapables de se sauver eux-mêmes), encore doit-on gouverner ses passions, purifier son climat intérieur et œuvrer sans relâche à la décroissance du gros moi. Plus le moi se développe, plus s’amenuise le sentiment de fraternité universelle et plus s’efface le sens de la Transcendance. […]

Vivre en bonne intelligence : l’expression me plaît. Elle conjugue la lucidité et la sensibilité, elle allie le cœur et la pensée afin de faire la place à l’autre, à ce qui nous entoure. Cette qualité d’humanité invite à veiller sur tout ce qui, matériel ou immatériel, fragile ou éternel, s’avère infiniment précieux. [Jacqueline Kelen]

page(s) 105
• S’effacer de façon à ce que la nature parle d’elle-même

Les Chinois ne parlent pas de la nature : ils s’effacent de façon à ce que la nature s’approche et parle d’elle-même, avec son alphabet de nuages blancs et de montagnes bleues, avec l’écriture enamourée des fleurs de cerisiers et la calligraphie fiévreuse du saule pleureur.

Le babil du ruisseau - une sentence inédite de Lao Tseu : je disparais quand j’apparais. [Christian Bobin]

page(s) 116
• Tout est dans le regard

La vie de l’autre et celle de la nature ne valent que par le regard sous lequel on les place : un regard qui envisage ou un regard qui dévisage, une lumière instauratrice ou une lumière réductrice… [Jean-Yves Leloup]

page(s) 128
• En montagne, effeuillage de l’inessentiel

En montagne, la vie se résume à des gestes très simples : atteindre le sommet, manger, dormir, boire. Le temps, tel que nous le connaissons, n’existe plus. Il s’égraine dans un instant continu. On vit au présent. Dans cet effeuillage de l’inessentiel, je sens que je touche le noyau de mon être. Les religieux appellent cette expérience « Dieu », mais je préfère utiliser des images comme celle d’une source qui déverse de la lumière, de la joie, de la paix. Après avoir vécu dans le froid et la glace, dans un univers minéral, la simple vue d’un brin d’herbe peut me faire pleurer. Je retrouve l’innocence de l’enfant qui s’émerveille devant le miracle de la vie. [Lionel Daudet]

page(s) 137
• Rien dans les monothéismes ne proclame le caractère sacré de la nature

Il n’y a jamais eu aucune proclamation des monothéismes pour s’élever unanimement contre les dégâts occasionnés au monde naturel, et donc au caractère sacré de la Création. Cette absence pose problème car rien, dans les systèmes religieux, n’a éduqué au respect de la nature et je pense qu’une partie de la crise écologique actuelle découle aussi de cela. [Pierre Rabhi]

page(s) 148
• Nous ne sommes rien sans la nature

Entre la nature et nous, il n’y a ni égalité, ni symétrie, ni même proportion. Elle est tout, nous ne sommes rien, en tout cas rien sans elle, rien en dehors d’elle. Relation non d’égalité mais d’appartenance. [André Comte-Sponville]

page(s) 21
• Une responsabilité sans égale

La même intelligence, qui donne à l’homme sa maîtrise sans pareille, lui donne aussi une responsabilité sans égale. [André Comte-Sponville]

page(s) 25
• Non pas vénérer, mais connaître, respecter, préserver, aimer

La nature n’est ni serve ni maîtresse, ni humaine ni divine. Nous n’en sommes ni les propriétaires ni les esclaves. Nous sommes en elle comme elle est en nous : elle est notre habitat, et sinon notre mère (les mères sont aimantes, le plus souvent, ce que la nature n’est pas), du moins notre origine et notre condition, ce qui nous donne l’être et la vie. […]

Que la nature soit notre demeure et notre origine, ce n’est pas une raison pour la vénérer – la nature n’est pas Dieu –, mais c’en est une, et suffisante, pour la connaître, pour la respecter, pour la préserver – pour l’aimer. [André Comte-Sponville]

page(s) 26
• Nécessité d’une pratique personnelle de la nature vivante

Dès que nous nous accordons le droit de considérer le monde comme un organisme vivant, il nous apparaît qu’une partie de nous connaissait cette vérité de tout temps. Nous sortons, en quelque sorte, de l’hiver pour pénétrer dans un nouveau printemps. Nous commençons à relier notre vie mentale et nos expériences intuitives directes de la nature. Nous participons à l’esprit des lieux et des temps sacrés. Nous mesurons combien les sociétés traditionnelles ont de choses à nous apprendre, elles qui n’ont jamais perdu le contact avec le monde vivant qui les entoure. Nous renouons avec les traditions animistes de nos ancêtres. Nous développons une compréhension plus riche de la nature humaine, façonnée par la tradition et la mémoire collective, liée à la terre et aux cieux, liée à toute forme de vie et consciemment ouverte à la puissance créatrice exprimée par l’évolution. Nous renaissons dans un monde vivant.

Considérer la vie d’une nature en évolution, par opposition à la théorie mécaniste de la matière inconsciente, peut nous aider à une époque où nous essayons de faire face au changement climatique, à la pollution de l’environnement et aux extinctions massives.

Tous ces phénomènes sont des conséquences involontaires des développements économiques et technologiques, ils accompagnent la dynamique de progrès déclenchés par la science combinée à l’idéologie progressiste des Lumières. Nous avons certainement besoin de réponses politiques et économiques à ces problèmes. Mais nous devons aussi répondre à la redécouverte de la nature vivante par une pratique personnelle. [Rupert Sheldrake]

page(s) 41
• Approche chinoise de ce que nous désignons par « écologie »

« Écologie », le mot combine deux racines grecques : oïkos et logos. La première a trait à la maison, la seconde à l’organisation (raisonnée). Par leur association, le mot désigne le fonctionnement du logis. La place accordée au logis est frappante, particulièrement pour l’écologie dont rien, dans son nom, de fait la moindre référence à la nature vivante.

« Fluidité printanière », « force naturelle », « flux vital » : les connotations que tisse l’écriture chinoise de l’écologie se réfèrent pleinement non pas au « logis », mais au « vivre » et à la « nature ». Est-il au monde donnée plus universelle que la « nature » ? […]

« Écologie » s’écrit en chinois shēng tài. Dans ce binôme, le premier caractère (shēng) est le signe général désignant le « vivre » (on le retrouve dans la forme de qi gong appelée yang shēng, littéralement « nourrir le vivre »). L’idéogramme shēng représente un arbre dont plusieurs ramures (les deux traits horizontaux) ont déjà poussé et au bout desquelles, au printemps, s’ouvrent les bourgeons (la virgule en haut à gauche). Il signifie aussi bien « vivre » que « naître », car si en hiver il est difficile de dire qu’un arbre est mort ou vivant, l’éclosion printanière des bourgeons, leur (re)naissance, assure la vitalité de l’arbre.

Le second caractère combine le signe du cœur, significateur général de tout ce qui concerne les sentiments, avec le signe de la grandeur (tài). Superlatif du mot « grand » (), la prononciation de ce caractère l’apparente au 11e hexagramme du Yi Jing Tai, « Prospérité », qui évoque la fluidité printanière, la compénétration féconde du Ying et du Yang. La graphie traditionnelle de ce mot combinait le signe du cœur avec un idéogramme (néng) dont la signification globale est « capacité », mais dont la graphie fait directement référence à l’ours […], animal qui était un des grands symboles de la puissance vitale pour les chamanes de Haute-Asie, ainsi qu’à un groupe d’étoiles de la constellation que nous appelons… la Grande Ourse. [Cyrille Javary]

page(s) 45-46
• Approche chinoise de ce que nous désignons par « nature »

« Nature » n’est pas un mot anodin. Il vient de natus, participe passé du verbe latin nascere, « naître ». « Nature » est donc : ce qui est né. Or tout ce qui est né a des parents ou, au moins, un géniteur. En Occident, ce sera un dieu créateur, toujours masculin. […]

L’expression correspondant à l’idée de « nature » zì rán (prononcer : « tseu jann ») exprime cela sans détours. Le premier des deux caractères qui la composent signifie « soi-même » ; le second rán, à partir de l’évocation d’un ancien rituel chamanique, signifie « ce qui est parce que c’est ainsi, et parce qu’il est bon qu’il en soit ainsi ».

La nature, telle que se la représente (par écrit) l’esprit chinois, est donc bien ce qui est uniquement par soi-même, ce qui vit par sa propre respiration (ancrée dans l’alternance Ying/Yang) et donc ce qui, fondamentalement, est incréé. [Cyrille Javary]

page(s) 46-49
• Jardin intérieur où tout est uni

[A]l Janna en arabe a donné « jardin » en français et garden en anglais. C’est le jardin de Dieu. Dans ce jardin, il y a des fruits qui sont le symbole de la connaissance. Chaque fruit à son goût, sa couleur, sa particularité, et donc, dans ce jardin, on va de connaissance en connaissance pour connaître la beauté divine. Et les multitudes de voiles qui masquent cette beauté divine se lèvent dans un parcours et un cheminement qui va de station en station, pas à pas à la découverte de soi, de ce jardin intérieur où tout est uni, tout est dans l’Un. [Cheikh Khaled Bentounès]

page(s) 62
• Obligés de revenir vers une quête de sens

[P]lus nous avançons dans le temps, plus la corruption s’accroît. Les hindouistes disent que nous sommes dans le cycle de l’âge de fer. De cycle en cycle, plus on s’éloigne de la source et plus il y a occultation. Mais cette occultation arrivera tôt ou tard vers sa fin, il y aura un renouveau, parce que l’homme aura atteint un état de corruption telle qu’il sera obligé de revenir vers une quête de sens. [Cheikh Khaled Bentounès]

page(s) 63
• Une présence d’avant l’humain

« [D]ès la fin du printemps, durant tout l’été et jusqu’à la mi-automne, [les Lakotas] s’établissaient dans les plaines. Là, leur moi se disséminait aux quatre vents, ils goûtaient un sentiment de liberté illimitée, d’exubérance et d’exaltation, de joie intense d’être vivants ; ils se nourrissaient d’espace, de lumière et de vent. […]

Quand les herbes blanchissaient sous le premier gel, ils démontaient leurs tipis pour se diriger vers le sanctuaire des Black Hills. Bien abrités contre les parois des falaises et sous le couvert des pins, à proximité d’une rivière, ils prenaient alors leurs quartiers d’hiver. Là, leur moi se regroupait, se recentrait, retrouvait ses aptitudes réflexives et introspectives. » [Kyle Fast Wolf]

Je savais exactement de quoi il parlait, pour en avoir fait maintes fois l’expérience personnelle : j’ai vu le soleil se lever sur ces plaines, lorsqu’elles chavirent sous le vent de l’aube comme de vastes houles marines. Le silence enveloppait le monde et mon esprit s’apaisait graduellement en ressentant la plénitude de toute chose. Une irrésistible sensation de liberté, de présence d’avant l’humain, m’envahissait. En cet instant, les notions d’extérieur et d’intérieur avaient perdu leur raison d’être : il ne restait que cette présence, cette liberté exhalée par les plaines, le silence et le jeune soleil. Mon « moi » habituel avait disparu : à sa place se manifestait un moment de vie où le « je » ne trouvait plus aucune repère où s’ancrer. [Patrick Cicognani]

page(s) 66
• En lien naturellement avec tout ce qui existe

La connexion avec la nature entraîne la connexion avec soi et les autres. On apprend à ouvrir un espace intérieur plus vaste, générateur de réceptivité, de calme et de paix, qui nous relie naturellement avec tout ce qui existe. Certains de mes patients, Lakotas, Cheyennes ou Yakimas, utilisaient la nature comme agent thérapeutique. Ils partaient seuls pendant plusieurs jours à la recherche d’un endroit isolé, au sommet d’une colline, au fond d’une vallée près d’une rivière et là, demeuraient immobiles, dans le silence et la contemplation, laissant la terre absorber leur chagrin, la rivière emporter leurs soucis, le soleil recevoir la colère dans leur cœur, la pluie laver leurs regrets, les arbres accueillir leur joie, le ciel abriter leur liberté. Chaque élément de la nature avait pour eux une correspondance interne, physique ou mentale.

Pour représenter graphiquement cette profonde interconnexion des lois de l’Univers, les Lakotas ont utilisé la figure du cercle ou de la spirale : c’est la Boucle sacrée. Elle comprend tout ce qui existe, illustre le caractère impermanent, cyclique de toute chose, et l’interdépendance entre tous les êtres vivants, leur égalité de valeur sur le cercle, aucun n’étant plus important que l’autre. […] Comme l’a formulé Oren Lyons, un leader iroquois : « L’homme croit quelquefois qu’il a été créé pour dominer. Mais il se trompe. Il fait seulement  partie du tout. Sa fonction ne consiste pas à exploiter, mais à surveiller, à être un régisseur. L’homme n’a ni pouvoir ni privilège, seulement des responsabilités. » [Patrick Cicognani]

page(s) 67

Revue Question de n°2

Contributions de

Marc de Smedt, Patrice van Eersel, Jacques Lacarrière, André Comte-Sponville, Michel Onfray, Hubert Reeves, Rupert Sheldrake, Ilios Kotsou, Cyrille Javary, Gilles Mathiot, Cheikh Bentounès, Patrick Cicognani, Dominique Godrèche, Dan Everett, Jeremy Narby, Jean-Marie Pelt, Erik Pigani, Jacqueline Kelen, Pascale d'Erm, Leili Anvar, Christian Bobin, Philippe Jost, Jean-Yves Leloup, Jean-Louis Étienne, Isabelle Autissier, Lionel Daudet, Etel Adnan, Aurélie Godefroy, Tristan Lecomte, Pierre Rabhi, Henri de Pazzis, François Cheng