Jacqueline Kelen

Portrait de Jacqueline Kelen

Jacqueline Kelen a fait des études de lettres classiques et a été pendant vingt ans productrice à France Culture. Elle est l'auteur de très nombreux ouvrages dans lesquels elle revisite avec bonheur quantité de mythes de toutes époques et de toutes cultures.

Certains de ses ouvrages approfondissent les vertus chevaleresques et montrent la nécessité de les cultiver pour sauvegarder notre humanité. Ceci ne peut que résonner avec un engagement authentique dans la pratique de méditation.

Contribution dans

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• L'amour vaut bien qu'on lui consacre sa vie entière

Lorsqu'un homme aime une femme, même sans réciprocité, lorsqu'une femme aime un homme, même sans réponse, le Ciel se pose en vérité sur la Terre. La sublime joie d'aimer entraîne la perfection morale, le raffinement des manières, la délicatesse des sentiments. C'est une fièvre et c'est une élégance, c'est une fierté insigne et une humble douceur. C'est attendre en brûlant, c'est combattre en chantant. C'est s'ouvrir aux merveilles de l'univers et frémir devant le mystère. L'amour vaut bien qu'on lui consacre sa vie entière puisqu'il est la source de tous les biens et nous confère éternité. Ainsi sentaient les troubadours qui avec leurs poèmes énamourèrent les contrées d'Oc à l'aube du XIIème siècle et font battre aujourd'hui encore quelques nobles cœurs.

Si l'Amour est créateur par excellence, la « fin' amor » est une de ses plus fabuleuses inventions et elle demeure l'honneur de l'Occident. Car l'amour courtois fraie une voie neuve et originale entre la conception héroïque de l'Antiquité et la conception chrétienne prônée par l'Église officielle : pour les guerriers antiques l'amour est ennemi de la vaillance, il engourdit la volonté et tue l'énergie ; quant aux chrétiens, ils ne trouvent justification de cet amour suspect que par la procréation, après l'avoir muselé dans le mariage. L'amour courtois, lui, s'affirme dès le départ comme une vertu et une bravoure, une finesse d'intelligence et une approche des réalités divines.

page(s) 204
• Ad-miration

L'admiration désigne déjà la qualité de l'individu, qui se sent enrichi et stimulé par l'exemple d'autrui. C'est une vertu d'émulation, d'exigence et de liberté qui n'a rien de commun avec l'idolâtrie qui tient en servitude et stérilise ceux qui s'y prêtent. [… L]'admiration, tel le maître véritable, renvoie l'individu à son propre chemin, lui communiquant l'élan mais sans fournir d'œillères. Elle engage, elle ne force pas. Elle ne requiert nulle soumission, mais donne envie de cultiver sa singularité comme création originale et son existence comme irremplaçable. L'admiration est une vertu d'élévation et d'élection. C'est un sentiment généreux. [… ]

Admirer, cela pourrait se dire : reconnaître la vertu chez autrui. À suivre l'étymologie qui discerne le « miroir » dans le mot « ad-miration », on ajoutera : cette capacité à admirer qui pousse vers l'autre n'est pas accaparée par lui mais, renvoyée comme par un miroir, révèle le beau, le grand en soi-même. Il serait bien dommage de se priver d'un tel miroir.

page(s) 39-40
• L'amour sous le signe de la liberté

[L]es amants courtois montraient une méfiance, voire une répugnance à l'égard du mariage et de la procréation. Pour eux l'amour vit sous le signe de la liberté et ne peut s'enfermer dans des lois sociales pas plus qu'il ne dépend d'un instinct de survie : ainsi il demeure créateur, transformateur et subversif. Et il ne peut s'incarner que sous la forme du rituel. Les troubadours nous rappellent que la rencontre entre un homme et une femme est un moment exceptionnel et qu'un visage est unique : celui qui aime ne peut être que dans l'émerveillement. Le « pur amour » ne doit pas être banalisé par le « fait » charnel, quasi obligé selon le vulgaire ; il se suffit à soi-même et n'a pas besoin de preuves, tels les enfants communément et ridiculement nommés « fruits de l'amour », mais il se nourrit de rêves, d'incantations et de musique. L'union par le haut est première : c'est l'affinité des esprits, la fusion des cœurs qui donneront aux corps une joie immense, inouïe, lorsque enfin ils s'approcheront et s'enlaceront.

page(s) 209
• Une exigence de l'être

Les Anciens n'avaient pas tort, qui jugeaient l'amitié comme un sentiment aristocratique, réservé à quelques-uns, hommes de bien, hommes vertueux. Parce que l'amitié est une exigence de l'être, parce qu'elle est une élévation de l'âme, qu'elle est désintéressée, altruiste.

page(s) 11
• Hors des chemins battus

[O]n n'a rien inventé de mieux pour devenir mature que la solitude, la réflexion, le silence ou l'épreuve. Il apparaît ainsi que les solitaires sont les personnes qui seront les plus touchées par l'amitié, les plus ouvertes à cette relation. Les célibataires, les couples sans enfant, les personnes qui se sont dégagées des liens familiaux sont les plus perméables à l'amitié, les plus riches d'amitiés : ceux-là ne les cultivent pas parce qu'ils se sentent seuls, mais au contraire ils peuvent s'adonner aux joies de l'amitié dans la mesure où ils sont disponibles, ouverts à d'autres relations que le face-à-face obligé du couple ou bien la table familiale.

L'amitié – c'est sa définition naturelle – est distincte à la fois des liens du sang et de la passion amoureuse. Elle relie des êtres qui peuvent être très différents et qui, pour être comblés, n'auront besoin de passer ni par l'étreinte charnelle ni par la vie à deux ni par la procréation. En ce sens, l'amitié vit hors des chemins battus et possède même un petit côté subversif.

page(s) 9
• Les valeurs courtoises sauveront le monde

Je suis persuadée pour ma part que ce sont les valeurs courtoises et chevaleresques qui sauveront notre civilisation et même le monde, s'il mérite encore d'être sauvé : vaillance, élégance, discrétion, générosité, fierté… Et j'ai à nouveau réfléchi sur cette rare relation qu'est l'amitié entre un homme et une femme. Cette relation ne peut exister que si les deux individus sont des êtres autonomes, vivant sur le registre du désir et de la gratuité et non prisonniers du besoin – en attente de couple, de mariage, d'utilité ou de confidences. […]

[J]e m'aperçois que l'amitié entre un homme et une femme est la relation la plus proche de l'amour courtois : échange subtil des intelligences et des sensibilités, estime et fierté réciproques, liberté et constance…

page(s) 213
• Un merveilleux outil de connaissance

L'amitié est un merveilleux outil de connaissance.

page(s) 14
• Amour & solitude

[A]imer quelqu'un, ce n'est pas lui sacrifier sa solitude mais lui révéler sa propre solitude. Aimer l'autre, c'est aimer la solitude à jamais étrangère, inaccessible, de l'autre.

page(s) 49
• L'amour est indissociable de l'admiration

Voici l'enseignement qu'on […] peut tirer aujourd'hui [de l'amour courtois] : sans respect, sans estime réciproque, l'amour ne saurait exister, le plus bel amour et le plus durable étant indissociable de l'admiration. Un amour où l'on se sent captif ou bien humilié est mortifère et faux. (Pour les troubadours un « amour dégradant » est un barbarisme.) Enfin un amour qui ne fait pas chanter, créer apparaît comme un triste simulacre et la seule attitude noble consiste à fuir ou à briser cette néfaste relation. La fin' amor nous rappelle les vertus d'honneur et d'admiration indispensables à toute relation digne.

page(s) 212-213
• Philia ambassadrice d'agapê

La Grèce ancienne distinguait quatre degrés d'aimer : porneia, eros, philia, agapê, soit la sexualité basse et vulgaire, le désir amoureux, l'amitié, enfin l'amour pur et universel. Ainsi, l'amitié est ce qui s'approche le plus de l'amour véritable qui est don total, patience, non-jugement. Philia n'est pas la servante d'agapê, elle en serait plutôt l'ambassadrice. Philia joue aussi le rôle d'éducatrice d'eros, lui enseignant ce qu'il ne voit pas encore, l'élevant au-dessus du désir égoïste, de la soif de sensualité, du goût de la fusion et de l'appropriation.

L'amitié est l'annonciation de l'Amour. Et il y a plus loin d'eros à philia que de philia à agapê.

page(s) 29
• Transfigurer le monde

La plupart des hommes, malcontents, veulent changer le monde. La voie initiatique invite à une transformation intérieure qui enchantera le monde extérieur, qui le transfigurera.

page(s) 35
• Mortels et héros

L'amour « insatisfait » n'est point synonyme d'amour malheureux. C'est toute la différence qui sépare la jouissance de l'espérance, et le rassasiement (si profane) du désir demeurant désir (si sacré !). C'est le fossé qui sépare les mortels, vivant en société et cherchant satisfaction ou gratification, y compris dans leurs histoires amoureuses, des héros, le plus souvent solitaires, qui aiment aimer et sont portés par cet ardent désir aux confins du monde et d'eux-mêmes. Les premiers veulent acquérir, réussir, les seconds vivent dans la quête et pour eux les mots de succès, d'échec n'ont aucun sens [à propos de Tristan & Iseut].

page(s) 195
• Un accord parfait

Cicéron situe l'amitié si haut dans le ciel des vertus qu'au dessus d'elle ne figure que le Bien suprême. C'est une relation pleine de délicatesse, jamais intempestive, jamais pesante : « Retrancher de l'amitié le respect, c'est la priver de sa plus belle parure. » L'amitié est une force de cohésion et aussi d'émulation, un « accord parfait ». Cicéron ne distingue dès lors pas l'amitié de l'amour, si « aimer, c'est donner gratuitement son cœur à quelqu'un, non du tout parce qu'on est dans le besoin ou qu'on en espère un profit ».

page(s) 23
• Aimer l'égalité de l'autre

Permettre l’amitié, c'est renoncer à son pouvoir, oublier sa peur, c'est reconnaître et aimer l'égalité de l'autre.

page(s) 27
• Souffrance, maladie, épreuve

La souffrance est un état humain, un état intérieur, un état de l'âme (si tant est que ce terme ait encore quelque valeur dans un monde chimique, neurologique et technologique) et la réduire à une maladie revient encore une fois à court-circuiter l'épreuve, c'est-à-dire les chances de découverte, d'exploration et de questionnement.

Abordée de façon initiatique (initier veut dire « commencer » : c'est un départ, un voyage qui ne finit pas), une difficulté est susceptible de provoquer un éveil, une prise de conscience et un changement important ou radical dans son existence. L'épreuve n'a pas pour sens la souffrance (ça, c'est le dolorisme, le masochisme sur quoi s'établit le pouvoir des religions et avec quoi jouent toutes les manipulations mentales), mais elle fait toucher en soi à des dimensions insoupçonnées, elle permet d'acquérir ou de développer des qualités et des vertus telles que le courage, la patience, la force, l'endurance, la bienveillance  et l'humilité…

page(s) 28
• Solitude, courage, lucidité et attention

Le solitaire heureux a regardé en face son destin de mortel et l'a aimé. Ayant contemplé et accepté son impermanence, il connaît désormais la merveille de respirer, d'étudier, d'aimer.

Tant qu'on refusera à l'être humain sa dimension de solitude, tant qu'on la lui cachera par des divertissements, par des institutions, des propos hypocrites, tant qu'on s'acharnera à la supprimer, sous prétexte d'injustice ou d'inadaptation sociale, les gens seront maintenus dans leur peur de mourir et ils demeureront, bien dociles et tremblants, sous tutelle. Esclaves et non libres.

La solitude n'a rien de triste, mais elle a la gravité de l'amour, de la beauté, des choses essentielles. Elle enjoint de vivre avec courage, lucidité et attention.

page(s) 50-51
• Silence de soi, attention, gratitude

L'intériorité que l'on découvre dans la solitude n'a rien à voir avec la promotion du moi, avec l'autosatisfaction : c'est le silence de soi, c'est une attention au monde, une gratitude aussi.

page(s) 79
• Le malheur véritable est de ne point aimer

Le long énamourement des troubadours, le rituel minutieux qui préside à la rencontre avec la Dame ont pour sens de mettre à l'épreuve l'amant afin de discerner sa vaillance et son endurance, mais ils ne cherchent point à l'asservir ni à le tourmenter parce que la fin' amor vit dans le « joy » et propose cette joie du cœur comme souverain bien. […]

Le climat de l'amour n'est pas le dénuement mais l'exaltation, la liesse, la profusion de beauté, la prodigalité. L'amour courtois est inséparable de l'éclat des parures, de l'élégance des gestes, de la finesse des étoffes, de la présence des oiseaux. […]

Aimer c'est se maintenir dans le printemps, c'est garder la fraîcheur du regard, le désir intact, c'est sentir tout son corps renouvelé, allègre et gracieux.

Amour noble, la fin' amor élève l'homme et le rend vertueux ; elle l'exalte et le rend joyeux. Un parfait amour requiert une parfaite joie. Pour les troubadours, aimer n'est pas une douleur, une amertume, mais ainsi que le dira plus tard John Donne une « Valédiction ». Le malheur véritable est de ne point aimer. Qui ne sait sourire, danser, chanter, qui ne ressent un plaisir intense même dans l'attente ou l'absence, celui-là n'est pas un amant courtois. On ne dira jamais assez combien cette conception de l'amour est originale parce qu'elle est aussi éloignée du libertinage mondain que des peines et blessures d'un Tristan.

page(s) 211-212
• La voie solitaire

La voie solitaire n'apporte ni gloire ni consolation, aussi vaut-elle plus qu'une autre d'être tentée. C'est la voie fulgurante de tout être impatient d'absolu dont l'apparent orgueil s'avoue si proche de l'anéantissement suprême ; ou la « voie sèche » de l'alchimie : brève, au creuset, mais infiniment risquée.

page(s) 11-12
• Noble puissance du cœur

Le dévot d'amour est d'abord un vaillant. Car l'amour se mérite et il exige courage, grandeur, prouesse. Il est inséparable du respect et de l'admiration. […]

L'amour n'est pas un dû mais une élection et une exigence : aussi à son égard doit-on se montrer totalement loyal, fidèle, extrêmement délicat et sans cesse habité du désir de se perfectionner. […]

Cet amour « aristocratique » est donc inaccessible aux lâches, aux pusillanimes, à tous ceux qui veulent une satisfaction assurée. […]

Jusqu'au XVIIème siècle le cœur évoque une noble puissance, ensuite il suggère le sentiment, le romanesque : la rêverie s'est substituée à l'énergie prodigieuse que revendiquaient troubadours et chevaliers.

page(s) 206