seconde vie

Extraits étiquetés avec : seconde vie

  • L’inouï de la vie

    Commencer effectivement d'exister (entrer dans une « seconde vie ») sera procéder précisément à ce découvrement de la vie, ou commencer d'entendre son inouï – le reste (la vie « morale ») n'étant plus, alors, que de conséquence. Se vérifie du même coup, une fois encore, la différence de l'inouï et de l'inconnu. Si l'inconnu de la vie est ce que nous en réserve l'avenir et qu'on ne connaît pas (si l'on réussira, quand on mourra…), l'inouï de la vie est cet en soi de la vie – ou la vie dans son en soi – à quoi, parce qu'on ne cesse de le réduire par assimilation, on n'accède pas.

    Mais que cette vie se trouve soudain en danger, après un accident, la maladie, quand nous l'avons « échappé belle », cette vie enlisée alors se craquelle et laisse entre-voir, de dessous son recouvrement, dans sa fissure, son inouï. Devant la mort de l'Autre, nous effleure l'inouï de la vie.

    Couverture de L'inouï
    page(s) 142
  • Un matin tel qu'on ne l'avait encore jamais aperçu

    [N]os vies se mesurent, non pas tant à la capacité de supporter les malheurs qui les frappent du dehors, sur un mode stoïcien tant célébré, qu'à la capacité de garder les yeux le plus longtemps ouverts sur le négatif interne à la vie même, mais aussi activant la vie. Et ce sans compensation ni substitution, d'où vient la lucidité, pour y trouver l'appui d'une relance de la vie ou ce qui constitue la possibilité d'une seconde vie. Pour pouvoir enfin un matin, quand on tire le rideau de sa fenêtre, qu'on regarde la maison d'en face et la rue, commencer de voir se lever, du fond même de la nuit, ce que peut être un matin. Un matin « de plus », mais émergeant du monde, tout en procédant du monde, et tel qu'on ne l'avait encore jamais aperçu.

    Couverture de Une seconde vie
    page(s) 184-185
  • Lucidité, vérité inconfortable

    [O]n « veut » bien, non pas la vérité, mais une certaine vérité, comme l'a vu Nietzsche. Lucidité nomme, en revanche, la vérité qu'on ne veut pas, mais qui s'impose à nous et malgré nous, non par annonce extérieure et fracassante Révélation, mais modestement, du sein même de la vie écoulée et peu à peu réfléchie, de l'expérience décantée et ce qui s'en distille discrètement, empoisonnant, il est vrai, le confort de la vie et de la pensée – et qu'on peut chercher à dissimuler ou bien qu'on décide d'affronter. L'affronter, et même en tirer parti, est ce qui ouvre une seconde vie.

    Couverture de Une seconde vie
    page(s) 113
  • Lucidité

    La lucidité n'est pas l'intelligence, dont le propre est la compréhension. Tandis que l'intelligence, à l'instar du langage, est une faculté, et même la plus générale, qu'elle est pour une part au moins innée, qu'elle se porte sur un objet à la fois de son propre mouvement et dans l'instant, la lucidité, quant à elle, ne nous est pas donnée, elle ne fait même pas l'objet d'un entretien et d'un entraînement : elle ne s'atteint qu'à partir d'un cheminement et de façon résultative – peut-on même se communiquer, de l'un à l'autre, ce résultat ?

    La lucidité n'est pas non plus la connaissance, celle-ci relevant plus résolument d'une acquisition. Tandis que la connaissance s'étend par domaines et par disciplines, la lucidité est une capacité globale qui ne se laisse pas morceler ni ne s'enseigne. À la rapprocher également des termes qui lui sont donnés pour synonymes, il apparaît que la pénétration comme la perspicacité (la clairvoyance) supposent que l'esprit a rencontré une résistance – une opacité – et la dépasse. Elles renvoient prospectivement, l'une et l'autre, à une situation dont la difficulté est à dénouer. Leur usage requiert un point d'application, la première se prévalant plutôt de profondeur et la seconde de netteté.

    Mais la lucidité, quant à elle, est issue d'un devenir : on devient lucide par expérience ; elle s'atteint processuellement et par dégagement : de la lumière vient d'elle-même, par immanence, à partir de tout ce qu'on a vécu et traversé. Pénétration et perspicacité nomment une capacité opérationnelle de l'esprit ; lucidité, un niveau auquel a accédé la conscience. Tandis que celles-là nomment le franchissement d'un embarras se présentant à la pensée, celle-ci dit la sortie d'une indistinction par laquelle on se laissait abuser. Aussi, en signifiant qu'on émerge de la confusion dans laquelle on était demeuré dans sa vie passée, la lucidité nomme-t-elle bien la capacité d'un sujet accédant à la seconde vie.

    Ne s'acquérant pas, à proprement parler, la lucidité n'est affaire ni de méthode ni de volonté. Puis-je même désirer devenir lucide ? Je désirerais, à vrai dire, plutôt la contraire : rester dans une indistinction naïve – une confusion primitive – répondant davantage, plus immédiatement, à mes souhaits ; ne me forçant pas à voir la réalité dépouillée de ses illusions ou « comme elle est ». Alors qu'on voudrait être plus intelligent ou posséder plus de connaissances, et même avoir l'esprit plus perspicace ou pénétrant, ne craindrais-je pas, au contraire, plus de lucidité ?

    Couverture de Une seconde vie
    page(s) 95-97
  • Le plus simple, le plus en rapport à l'existence

    Ce second temps est celui où l'on se détache à son insu de la compétence exercée, de la technicité dont on a acquis la maîtrise, non pas qu'on voudrait s'en débarrasser ou qu'on en serait déçu, mais, parce que, commençant de revenir sur ce chantier déjà avancé, on s'inquiète de ce qu'il a laissé échapper et qui toujours, au fond, est le même : le plus simple, plus élémentaire et plus radical, plus en rapport à l'existence même (ou le fameux « les choses mêmes »).

    Couverture de Une seconde vie
    page(s) 44-45
  • Apprendre à mourir

    [C]e qui précipite, au sens à la fois temporel et chimique, une […] vérité qu'on ne saurait hâter[, c]'est de ne plus connaître seulement la mort comme une « expérience vague », dans son indétermination, experientia vaga, comme le voulait Spinoza, mais d'envisager proprement sa mort comme le seul futur dont on soit sûr : la seule chose dont je puisse savoir absolument qu'elle m'arrivera et sur quoi je puisse me régler. Je le savais auparavant, mais je ne « réalisais » pas ; c'est-à-dire que je le savais auparavant d'un savoir que je ne voulais pas savoir, par suite que je n'intégrais pas, tant tout résiste en moi, en tant que vivant, à ce savoir de ma mort et m'en fait dévier. […]

    Aussi que philosopher soit « apprendre à mourir » n'est pas un lieu commun de la morale, quelque leçon de renoncement ou de résignation, mais dit strictement cela (que ne contredira d'ailleurs nullement la formule inverse : que philosopher, c'est « apprendre à vivre ») : dès lors qu'on a effectivement posé sa mort devant soi, tel un crâne sur sa table, on est entré ipso facto dans une seconde vie.

    Couverture de Une seconde vie
    page(s) 33-34
  • Lente gestation

    C'est toujours en se soutirant peu à peu de la vie engagée qu'une seconde vie s'extrait progressivement et s'en décale, en même temps qu'elle en découle, rouvrant un nouveau possible : par gestation lente, mutations minimes, détachements à peine apparents ou qui paraissent anecdotiques, mais qui peu à peu se relient, se ramifient, se confortent et coagulent, s'étirent et gagnent en intensité, jusqu'à provoquer de premiers basculements échappant encore largement à notre attention en même temps qu'on commence déjà de les assumer.

    Couverture de Une seconde vie
    page(s) 19
  • Nouveau départ

    Cette « seconde vie » procède de l'immanence même de la vie, mais d'une vie qui s'est à ce point élaborée, s'est réfléchie et devient concertée, que quelque chose qui la restreignait encore, de soi-même, peu à peu s'est tranché ; qu'une décision sourdement a mûri, s'est étoffée, s'est confortée, sur laquelle on pourra de mieux en mieux se caler pour se détacher quelque peu de soi-même, de l'adhésivité de son passé, et réengager sa vie […] la délester de ce qui l'encombrait, la désamarrer de ce qui la retenait arrimée, confinée, « encalminée », à quai – et lui donner un nouveau départ.

    Couverture de Une seconde vie
    page(s) 15-16
  • Reprendre sa vie

    [E]st-ce que je saurai me détacher de ma vie précédente – de ma vie enlisée en son monde – pour débuter un nouveau jour ? Ou pour éclairer cette question dans sa condition : est-ce que je suis parvenu, à ce jour, à tirer parti de ma vie passée pour, revenant sur elle et m'en décalant, ne plus répéter ma vie, mais la « reprendre » : pour pouvoir réformer ma vie et commencer enfin effectivement d'« exister » ?

    Cette interrogation, il est vrai, on peut la maintenir au niveau de l'actuel marché du développement personnel et du bonheur, en vue de s'y assurer à moindre frais. On peut la garder dans le cadre des banalités bien rabotées de la sagesse, y quêtant une résignation plus ou moins enjouée. Mais on peut aussi vouloir l'affronter philosophiquement pour y chercher une issue plus audacieuse, autant dire qui soit inventive.

    Couverture de Une seconde vie