Pourquoi n’y a-t-il pas de chemin spirituel possible sans un maître ?

Le sceau de la tradition, l’inouï de la modernité
Éditions du Grand Est, 2009
17 cm x 24 cm, 50 pages


Couverture de Pourquoi n’y a-t-il pas de chemin spirituel possible sans un maître

Extraits de l'ouvrage

• Glissements de sens du mot maître

Le mot « maître » est un très beau mot. Le dictionnaire étymologique de Jacqueline Picoche, dans sa sobriété, en éclaire le sens : maître vient de la racine indo-européenne meg « grand » et désigne au onzième siècle : toute « personne exerçant une autorité ».

Depuis, des connotations négatives en ont recouvert la compréhension. Il n'est que d'ouvrir le Petit Robert pour s'en rendre compte. Le maître y est défini comme une « personne qui exerce une domination », puis « qui a pouvoir et autorité sur quelqu'un pour se faire servir ». On voit ici à l'œuvre deux méprises malheureuses : la confusion entre pouvoir et autorité et le glissement de la notion d'autorité vers celle de domination.

Le reste de la longue définition du dictionnaire radicalise ces deux dévoiements et met le mot maître en relation avec ceux d'esclave, de valet et d'animal domestique. Si bien que le maître devient « la personne qui a pouvoir d'imposer aux autres sa volonté ». On ne s'étonnera plus que la notion de « maître spirituel » grince à l'oreille de nos contemporains. Après avoir évoqué comme synonymes « dictateur », « dominateur » et « tyran », le Petit Robert cite la célèbre devise anarchiste de Blanqui « Ni dieu ni maître », qu'on replace rarement dans le contexte qui la vît naître, à savoir une époque où ces deux termes, dénaturés, en étaient réduits à l'exercice d'une coercition sociale.

page(s) 11
• Être institué humain

[L]'être humain n'est pas d'emblée, par sa naissance, un être humain. Pour le devenir, aussi surprenant que cela puisse aujourd'hui nous sembler, il faut encore qu'il soit introduit dans le champ de l'humanité et reconnu comme lui appartenant. Or ce mouvement n'est pas « naturel » et encore moins « biologique » – quelle que soit la propagande qui tente de nous le faire oublier. L'être humain a besoin d'être institué comme tel. Voici la fonction de l'autorité : poser une parole qui fonde et assoit les hommes au sein d'un monde.

page(s) 13
• Le maître, simple gardien de la tradition

Le maître bouddhiste nous met […] en rapport à ce qui fonde.

Mais quel est, pour lui, la fondation sur laquelle il s'appuie ?

L'unité des trois joyaux : le Bouddha comme exemple et auteur d'un chemin, son enseignement et la communauté des pratiquants qui permettent de le vivre dans l'enracinement d'une lignée.

Cette fondation établit la possibilité même d'une parole et d'une transmission. Dès lors, enseigner ne consiste pas à inventer ou trouver des idées ou des méthodes nouvelles mais à être fidèle à la fondation. L'autorité du maître ne vient donc pas de lui, elle ne lui appartient pas. Il en est le simple gardien. Son autorité n'est pas son bon vouloir, mais son obéissance à ce qui s'appelle à lui. Il n'est qu'un anneau d'une chaîne qui vient du passé et va vers l'avenir. Il ne s'exprime pas, il transmet – ce qui n'implique nullement, au contraire même, qu'il ne soit pas ainsi proprement lui-même.

Ce rapport à la fondation, il est possible de l'appeler « tradition ».

page(s) 14
• La tradition menacée

[L]a tradition est menacée de deux côtés. D'une part, par le désir confus des êtres de pouvoir se détacher de tous liens, et de façon débridée donner droit à leurs constructions les plus égotiques. D'autre part, par l'institutionnalisation qui, en s'accaparant la « tradition », parfois même en la vampirisant, la pétrifie.

page(s) 15
• Engagement et liberté

[N]ous avons l'impression que nous engager va nous faire perdre notre liberté et que reconnaître quelqu'un comme maître, va nous conduire à nous retrouver pieds et poings liés dans une relation exclusive et infantilisante – une forme plus ou moins pénible de soumission. Or, le sens de la liberté que révèle le maître et celui que nous avons adopté ne sont pas du tout les mêmes.

Pourquoi ? — Parce que nous rêvons la liberté. La liberté réelle implique l'obéissance à ce que nous jugeons juste, comme le rappelle par exemple Rousseau écrivant, dans une formule si percutante, que la liberté consiste « à obéir à la loi qu'on s'est prescrite ». Quand nous parlons communément de liberté, nous vantons en réalité le déploiement effréné de l'amour propre et de son étroit désir de confort – que le bouddhisme nomme ego.

page(s) 16
• Je suis d’emblée relation

Impossible de cerner ou de saisir une fois pour toutes ce que je suis. Mes efforts pour y réussir ne font que m'enfermer toujours plus douloureusement et m'éloigner de ce que, pourtant, je recherche.

Le bouddhisme est ici particulièrement éclairant : chercher à se vivre comme une identité séparée des autres et du monde n'est pas seulement une faute éthique, un égoïsme, mais aussi et surtout un projet irréalisable. Nous n'y arriverons jamais. Tout effort pour se crisper sur une identité fixe est voué à l'échec.

Je ne suis proprement qu'en m'oubliant, qu'en étant au service, qu'en aimant – en reconnaissant l'ouverture primordiale qui me constitue. Ou pour le dire plus décisivement, je suis d’emblée – avant tout effort et toute décision – relation, souci devant la possibilité de souffrance de l'autre.

page(s) 17
• Le chemin du décentrement

[L]e Bouddha, contrairement à nombre d'idées reçues, ne nous invite pas à méditer, replié sur nous même pour chercher une sorte de paix mièvre et sécurisante – mais à apprendre à être toujours plus ouvert, sans attente ou préconception, face à tout ce qui peut survenir. Le Bouddha nous montre le chemin de ce décentrement qui nous place dans l'ouverture de notre existence – qui est d'avance relation. Le « soi » ne se libère que là où disparaît le soi-même. Alors que le moi-même, le moi confirmé par le même, est psychologiquement saisi, le « soi » jamais ne se saisit ou se fige – toujours il est pur secret que rien ne peut réussir à profaner.

page(s) 17
• Le maître dit « non »… ou vous laisse vous tromper

[L]es moments où le maître dit « non » à votre façon d'assaillir l'ouverture du monde, de la souiller, sont indispensables. Il n'y a même de véritable maître que celui qui peut vous indiquer là où, sans vous en rendre nécessairement compte, vous êtes en train de vous égarer. Ce « non » est évidemment prononcé à partir d'une connaissance réelle de votre situation – lorsque le maître est d'abord un aîné – et par amour, c'est-à-dire par le souci de voir le disciple advenir à son être propre – lorsqu'il est un ami spirituel.

Mais souvent, le maître vous laissera faire ce que vous voulez. Il vous laissera vous tromper. Abandonner le chemin. Le renier. Il n'est pas votre père ou votre mère, ni même une nounou. La croissance spirituelle du disciple ne dépend que de lui-même. S'il considère le maître comme un homme intelligent, il recevra les enseignements d'un homme intelligent. Veut-il de l'affection, des informations, ou plonger dans l'immensité du dharma ? Plus sa demande est ambitieuse et profonde, plus il recevra.

Ultimement, il n'y a pas de maîtres, il n'y a que des disciples qui ont le courage de la devenir, de s'abandonner avec intelligence, de s'engager entièrement de tout leur être.

page(s) 24

Quatrième de couverture

Dans la tradition tantrique du bouddhisme indo-tibétain, le maître est considéré comme étant le seul à même d’ouvrir la porte des enseignements. Sans lui, le dharma – la parole du Bouddha –, reste un ensemble de concepts ou de sentiments plus ou moins vagues. L’essentiel fait défaut, c’est-à-dire la réalité dans sa force de soulèvement que René Char nomme le « Grand Réel ».

Dès lors s’enquérir de ce qu’est un maître et de la façon d’entrer en relation avec lui, c’est aller droit à la vérité de l’existence humaine dans son plus haut sérieux.