Anne Dufourmantelle

Portrait de Anne Dufourmantelle

Anne Dufourmantelle (1964-2017) était une psychanalyste, philosophe, éditrice, chroniqueuse et romancière française.

Dans ses livres, on devine une analyste extrêmement attentive à la souffrance de ses analysants. Cela témoigne de l'humanité accomplie de la personne, ce que confirme sa mort prématurée en juste, alors qu'elle tentait de sauver un enfant emporté par une mer démontée.

Un certain nombre de ses ouvrages sont centrés sur une vertu. Parmi eux, Éloge du risque et Puissance de la douceur traitent de deux vertus chevaleresques que le méditant authentiquement engagé sur la voie fera siennes.

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• La douceur frontalière

Irréductible [, la douceur,] aux registres des sentiments qu'elle côtoie : bienveillance, protection, compassion. Elle est frontalière puisqu'elle offre elle-même un passage. Se diffusant, elle altère. Se prodiguant, elle métamorphose. Elle ouvre dans le temps une qualité de présence au monde sensible.

page(s) 21
• Douceur & retrait

Il est devenu intolérable sous nos latitudes de « se retirer » ou alors ce retrait doit être annoncé, programmé et inscrit. Le jardin secret est prévenu d'une pancarte, c'est-à-dire qu'il n'est plus secret. La douceur est dans ce retrait, qui s'accompagne de ses vertus secondes : le tact, la subtilité, la réserve, la discrétion.

page(s) 85
• Une société menacée par le rapport à l'absolu

[C]eux qu'on a appelés les innocents ne se savent pas porteurs d'une douceur qui les voue à l'errance et à la solitude. Sa contiguïté avec la bonté et la beauté la rend dangereuse pour une société qui n'est jamais autant menacée que par le rapport d'un être à l'absolu.

page(s) 13
• Familiarité avec l'animal, le minéral, le végétal, le stellaire

[L]a douceur n'est pas seulement un principe de relation, quelle que soit l'intensité qui l'anime. Elle fait voie à ce qui est le plus singulier dans autrui. Si l'attention de douceur, au sens où l'entendait Patočka du « soin de l'âme », fait signe vers notre responsabilité d'être humain envers le monde qui nous environne, les êtres qui le composent et jusqu'aux pensées que nous y engageons, elle inclut un rapport de familiarité avec l'animal, le minéral, le végétal, le stellaire.

page(s) 27
• La douceur est inquiétante

La douceur est inquiétante. Nous la désirons, mais elle est irrecevable. Quand ils ne sont pas méprisés, les doux sont persécutés ou sanctifiés. Nous les abandonnons parce que la douceur comme puissance nous oppose en réalité à notre propre faiblesse.

page(s) 16
• La douceur comme intelligence

La douceur est d'abord une intelligence, de celle qui porte la vie, et la sauve et l'accroît. Parce qu'elle fait preuve d'un rapport au monde qui sublime l'étonnement, la violence possible, la captation, la peur en pur acquiescement, elle peut modifier toute chose et tout être. Elle est une appréhension de la relation à l'autre dont le tendresse est la quintessence.

page(s) 28
• Joie, douceur

La joie est l'un des noms de la douceur.

page(s) 95
• Être en suspens

Être en suspens, c'est revenir à la pénombre, à un point de relatif aveuglement et d'une certaine manière s'y tenir. Car en s'y tenant, autre chose apparaît, une autre limite, une autre rive.

Quand le sujet ne cède pas aux mirages de l'intentionnalité, qu'il tente de désengager de son acte, de ses projections, de ses mouvements identificatoires, il arrive, en un certain sens, à faire rendre gorge à la subjectivité même. C'est une sorte d'universalité qui s'éprouve sur ce seuil. Le pas du funambule, s'il se suspend ainsi si près du vide, n'est peut-être plus tellement celui d'un personnage qui marche mais d'un corps tout entier devenu équilibre.

La suspension du jugement est difficile et très artificielle, c'est un exercice épuisant, car ce qui risque de venir alors à la rencontre du sujet est hétérogène à sa nature. Non soluble dans son identité, lui venant du bord non familier, non apprivoisé du réel. Ce dont la névrose ordinaire a en horreur, elle dont le mouvement principal consiste toujours à ramener l'inconnu vers le connu, à n'importe quel prix.

La philosophie, parce qu'elle est par essence le premier espace de questionnement, est un art du suspens.

page(s) 36
• Douceur, violence et pouvoir

La douceur provoque de la violence car elle n'offre aucune prise possible au pouvoir.

page(s) 12
• Ne pas mourir de notre vivant

Et si ne pas mourir de notre vivant était le premier de tous les risques, qui se réfractait dans la proximité humaine de la naissance et de la mort ?

Le risque est un kairos, au sens grec de l'instant décisif. Et ce qu'il détermine n'est pas seulement l'avenir, mais aussi le passé, en arrière de notre horizon d'attente, dans lequel il révèle une réserve insoupçonnée de liberté. Comment nommer ce qui, en décidant de l'avenir, réanime de fait le passé, l'empêchant de se fixer ? […] L'instant de la décision, celui où le risque est pris, inaugure un temps autre, comme le traumatisme. Mais un trauma positif. Ce serait, miraculeusement, le contraire de la névrose dont la marque de fabrique est de prendre aux rets l'avenir de telle sorte qu'il façonne notre présent selon la matrice des expériences passées, ne laissant aucune place à l'effraction de l'inédit, au déplacement, même infime qu'ouvre une ligne d'horizon.

page(s) 13-14
• La folie douce

« " Il n'y a, à mes yeux, de grandeur que dans la douceur " (Simone Weil) Je dirais plutôt : rien d'extrême que par la douceur. La folie par excès de douceur, la folie douce. » Maurice Blanchot

page(s) 110
• Une passivité active

[La douceur] est une passivité active qui peut devenir une force de résistance symbolique prodigieuse, et à ce titre être à la fois au centre de l'éthique et du politique. Son élaboration est aussi un art de vivre qui a nécessité des millénaires. Le raffinement, certes, s'est fait dans la cruauté comme dans la douceur. Il n'est pas de culture qui n'ait développé l'une sans poursuivre l’autre.

page(s) 15-16
• La douceur de l'animal

Si la douceur de l'animal nous touche ainsi, c'est sans doute parce qu'elle nous vient d'un être qui coïncide avec lui-même presque entièrement.

page(s) 24
• Ce qui dans la douceur fait lien

[C]e à quoi [la douceur] nous convoque : penser la valeur de ce qui nous altère « vers le bien » et se dispense en conscience est essentiel. Parce qu'elle suppose un rapport du sujet à l'altérité, sa qualité ne désigne pas seulement la substance ou l'atmosphère qu'elle délivre, mais ce qui en elle fait lien : « intelligere ». Son privilège est l'accord. Elle tient compte de la cruauté, de l'injustice du monde. Être doux avec les choses et les êtres, c'est les comprendre dans leur insuffisance, leur précarité, leur immaturité, leur bêtise. C'est ne pas vouloir ajouter à la souffrance, à l'exclusion, à la cruauté et inventer l'espace d'une humanité sensible, d'un rapport à l'autre qui accepte sa faiblesse ou ce qu'il pourra décevoir en soi.

page(s) 29
• L'enfance détient l'énigme de la douceur

Si l'amour et la joie ont des affinités essentielles avec la douceur, est-ce parce que l'enfance en détient l'énigme ? Car la douceur a, avec l'enfance, une communauté de nature mais aussi de puissance. Elle en est la doublure secrète, là où l'imaginaire rejoint le réel dans un espace qui inclut son propre secret, nous faisant éprouver une stupeur dont on ne revient jamais entièrement.

page(s) 14
• Aux confins

Il y a la douceur de la mère envers son enfant, la caresse de l'amant, celle de l'animal, il y a la douceur d'une atmosphère et celle d'un état d'esprit. La subtilité vient du précieux de chacune de ces occasions. Ce qui est touché ou gardé ou ressenti diffuse une qualité qu'il est difficile de cerner sur le moment mais qui nimbe le réel. La bonne distance qu'invente la douceur permet à chacun d'exister dans son propre espace ; elle est le contraire de l'effraction.

Comment nommer cette part sauvage de nous-même qui va chercher aux confins de ce retrait qu'on appelle « être seul », le commencement de cette vie choisie et non subie ?

page(s) 122
• La douceur comme force

La force symbolique de la douceur est une autorité. En Orient, on a révéré cette autorité spirituelle plus tôt et plus profondément qu'en Occident. Des pratiques zen à l'hindouisme, des écrits sur le tao du confucianisme aux rites chamaniques de la Sibérie orientale, la douceur n'est pas perçue comme une faiblesse.

page(s) 64
• La douceur, une éthique redoutable

[L]a douceur a fait pacte avec la vérité ; elle est une éthique redoutable. Elle ne peut se trahir, sauf à être falsifiée. La menace de mort même ne peut la contrer. La douceur est politique. Elle ne plie pas, n'accorde aucun délai, aucune excuse. Elle est un verbe : on fait acte de douceur. Elle s'accorde au présent et inquiète toutes les possibilités de l'humain. De l'animalité, elle garde l'instinct, de l'enfance l'énigme, de la prière l'apaisement, de la nature, l'imprévisibilité, de la lumière, la lumière.

page(s) 69
• Dégénérescence de la douceur en niaiserie et new-age

La douceur est […] divisée en deux par les instances de contrôle économico-sociales. Sur le plan charnel, elle est abâtardie en niaiserie. Sur le plan spirituel, en potion new-age et autres méthodes qui rivalisent pour nous faire croire qu'il suffit d'y croire pour que tout fonctionne. Les théories d'amélioration du moi et de recherche du bonheur participent malgré elles de ce grand marché du « mieux-être » qui refuse d'entrer dans le négatif et la confusion et la peur comme éléments essentiels de l'humain, et vitrifient l'avenir comme le présent. Cette division est dans son essence redoutable car elle attaque le lien que la douceur établit entre l'intelligible et le sensible.

page(s) 41-42
• Une émotion venue du fond des temps

[La douceur] est le nom d'une émotion dont nous avons perdu le nom, venue d'un temps où l'humanité n'était pas dissociée des éléments, des animaux, de la lumière, des esprits.

page(s) 21-22