poésie

Extraits étiquetés avec : poésie

  • Chaque âge a sa maison…

    Chaque âge a sa maison, je ne sais où je suis,
    Moi qui n'ai pour plafond que mes propres soucis.
    Ce parquet m'est connu, je marche sur moi-même,
    Et ces murs c'est ma peau à distance certaine.
    L'air s'incline sur moi, son front n'est pas d'ici,
    Il m'arrive d'un moi qui mourut à la peine.

    Couverture de La fable du monde
    page(s) 255 (Poèmes perdus et retrouvés, Oublieuse mémoire, 1948)
  • Les lèvres

    Lèvres, vous qui passez du baiser aux paroles,
    Corolles du savoir et de la volupté,
    Que faites-vous dans un visage déserté
    Et que pétrit un silence sans auréole ?
    N'appréhendez-vous pas d'être des attardées
    Et de vous hasarder par-delà vos frontières
    Dans un pays qui vous devient presque irréel ?
    Mais là-même les yeux recueillent la lumière
    Et cette chasteté de la source première.
    Voir le jour n'est-ce pas s'ouvrir à tout le ciel ?

    Couverture de La fable du monde
    page(s) 184 (Gravures, Oublieuse mémoire, 1948)
  • Vivre encore

    Ce qu'il faut de nuit
    Au-dessus des arbres,
    Ce qu'il faut de fruits
    Aux tables de marbre,
    Ce qu'il faut d'obscur
    Pour que le sang batte,
    Ce qu'il faut de pur
    Au cœur écarlate,
    Ce qu'il faut de jour
    Sur la page blanche,
    Ce qu'il faut d'amour
    Au fond du silence.
    Et l'âme sans gloire
    Qui demande à boire.
    Le fil de nos jours
    Chaque jour plus mince,
    Et le cœur plus sourd
    Les ans qui le pincent
    Nul n'entend que nous
    La poulie qui grince,
    Le seau est si lourd.

    Couverture de Œuvres poétiques complètes de Supervielle
    page(s) À la nuit, 1947
  • Tuerie

    Les cœurs meurent de sécheresse
    Comme bétail dans un désert,
    Un jour dur se désintéresse
    Des meurtrissures de la terre.
    Où sont les étangs, les rivières,
    L'humidité de la verdeur,
    La terre jaune est prisonnière
    Des fils de fer de la douleur.

    Oh ! qu'il pleuve enfin sur le monde,
    Que les larmes viennent aux cœurs
    Et que les regards se détendent
    Rendant les armes aux douleurs.
    Que le sang reste dans les veines
    Et n'en jaillisse tout d'un coup
    Comme d'une pauvre fontaine
    Qui n'en peut pas donner beaucoup.

    Oh ! qu'il pleuve des herbes douces,
    Avec des pétales de pluie
    Et que la tendresse repousse
    Dans les plaines endolories,
    Que sécheresse se transforme
    En persuasives rosées
    Et que la soif de tant de morts
    Par nos larmes soit apaisée.

    Oh ! qu'il pleuve enfin sur la haine
    Comme sur les buissons saignants,
    Et sur les cœurs qui se méprennent
    Beaucoup de pluie également,
    Que le monde se cicatrise,
    Que mort sanglante se dédise
    Et que s'avance enfin la paix
    Avec sa houle de respect !

    Couverture de Œuvres poétiques complètes de Supervielle
    page(s) Temps de guerre, 1939-1945, 1946
  • Quand le soleil…

    « Quand le soleil… — Mais le soleil qu'en faites-vous ?
    Du pain pour chaque jour, l'angoisse pour la nuit.
    — Quand le soleil… — Mais à la fin vous tairez-vous,
    C'est trop grand et trop loin pour l'homme des maisons.
    — Ce bruit de voix… — Ou bien plutôt bruit de visages,
    On les entend toujours et même s'ils se taisent.
    — Mais le silence… — Il n'en est pas autour de vous,
    Tout fait son bruit distinct pour l'oreille de l'âme.
    — Ne cherchez plus. — Et pourrais-je ne pas chercher,
    Je suis tout yeux comme un renard dans le danger.
    — Laissons cela, vous êtes si près de vous-même
    Que désormais rien ne pourrait vous arriver,
    Rassurez-vous, il fait un petit vent de songe
    Et l'étrange miroir luit presque familier. »

    Couverture du Forçat innocent
    page(s) 197 (Le miroir intérieur, Les amis inconnus, 1934)
  • La demeure entourée

    Le corps de la montagne hésite à ma fenêtre :
    « Comment peut-on entrer si l'on est la montagne,
    Si l'on est en hauteur, avec roches, cailloux,
    Un morceau de la Terre, altéré par le Ciel ? »
    Le feuillage des bois entoure ma maison :
    « Les bois ont-ils leur mot à dire là-dedans ?
    Notre monde branchu, notre monde feuillu
    Que peut-il dans la chambre où siège ce lit blanc,
    Près de ce chandelier qui brûle par le haut,
    Et devant cette fleur qui trempe dans un verre ?
    Que peut-il pour cet homme et son bras replié,
    Cette main écrivant entre ces quatre murs ?
    Prenons avis de nos racines délicates,
    Il ne nous a pas vus, il cherche au fond de lui
    Des arbres différents qui comprennent sa langue. »
    Et la rivière dit : « Je ne veux rien savoir,
    Je coule pour moi seule et j'ignore les hommes.
    Je ne suis jamais là où l'on croit me trouver
    Et vais me devançant, crainte de m'attarder.
    Tant pis pour ces gens-là qui s'en vont sur leurs jambes.
    Ils partent, et toujours reviennent sur leurs pas. »
    Mais l'étoile se dit : « Je tremble au bout d'un fil.
    Si nul ne pense à moi je cesse d'exister. »

    Couverture du Forçat innocent
    page(s) 182 (Ma chambre, Les amis inconnus, 1934)
  • Ne tourne pas la tête, un miracle est derrière…

    Ne tourne pas la tête, un miracle est derrière
    Qui guette et te voudrait de lui-même altéré :
    Cette douceur pourrait outrepasser la Terre
    Mais préfère être là, comme un rêve en arrêt.

    Reste immobile, et sache attendre que ton cœur
    Se détache de toi comme une lourde pierre.

    Couverture du Forçat innocent
    page(s) 37 (Saisir, Le forçat innocent, 1930)
  • Appeler chaque visage, chaque vague et chaque ciel

    Tout le mal dans cette vie provient d'un défaut d'attention à ce qu'elle a de faible et d'éphémère. Le mal n'a pas d'autre cause que notre négligence et le bien ne peut naître que d'une résistance à cet ensommeillement, que d'une insomnie de l'esprit portant notre attention à son point d'incandescence – même si une telle attention pure nous est, dans le fond, impossible : seul un Dieu pourrait être présent sans défaillance à la vie nue, sans que sa présence jamais ne défaille dans un sommeil, une pensée ou un désir.

    Seul un Dieu pourrait être assez insoucieux de soi pour se soucier, sans relâche, de la vie merveilleusement perdue à chaque seconde qui va. Dieu est le nom de cette place jamais assombrie par une négligence, le nom d'un phare au bord des côtes.

    Et peut-être cette place est-elle vide, et peut-être ce phare est-il depuis toujours abandonné, mais cela n'a aucune espèce d'importance : il nous faut faire comme si cette place était tenue, comme si ce phare était habité. Il nous faut venir en aide à Dieu sur son rocher et appeler un par un chaque visage, chaque vague et chaque ciel – sans en oublier un seul.

    Couverture de L'inespérée
    page(s) 130-131
  • Tout à la fois noir et pur

    C'est une chose que tu m'as apprise, mon âme. Tu m'as appris beaucoup de choses. Tu m'as d'abord enfermé dans ton rire comme un écolier dans la classe au mois d'août, puis tu m'as rendu au monde avec pour devoir de l'écrire comme il est : affreusement noir en dessus, miraculeusement pur en dessous.

    Couverture de L'inespérée
    page(s) 127
  • La volonté ne va pas avec l'amour

    Le portrait était manqué, il n'y avait rien à en sauver. Vous vouliez trop ce texte et la volonté ne va pas avec l'écriture, pas plus qu'avec l'amour. On ne dit pas : « je voudrais vous aimer ». On dit : « je vous aime » et, le disant, on découvre un amour bien plus profond que tout vouloir.

    Couverture de L'inespérée
    page(s) 101
  • Que la mort n'ait presque rien à prendre

    Il y a deux attitudes possibles devant la mort. Ce sont les mêmes attitudes que devant la vie. On peut les fuir dans une carrière, une pensée, des projets. Et on peut laisser faire – favoriser leur venue, célébrer leur passage.

    La mort dont nous ne savons rien posera sa main sur notre épaule dans le secret d'une chambre ou elle nous giflera dans la lumière du monde – c'est selon. Le mieux que nous puissions faire en attendant ce jour est de lui rendre sa tâche légère : qu'elle n'ait presque rien à prendre parce que nous aurions déjà presque tout donné.

    Couverture de L'inespérée
    page(s) 73
  • Vie conjugale du bleu et du noir

    C'est un état limite dont vous avez besoin, une mince ligne de rien entre l'ennui et le désespoir – et la joie qui passe en funambule sur ce fil, la joie qui se nourrit précisément de rien, par exemple d'un regard sur le ciel d'aujourd'hui, contemplé depuis votre lit d'infirmité active, depuis votre fainéantise d'écriture : une lumière transparente. Un bleu sans épaisseur.

    On dirait que les anges viennent de laver leur linge et que, n'étant riches que de leur seul amour, ils portent toujours la même lumière, rendue transparente par des milliers de lessives. Dans le bleu de cette beauté vous devinez le noir où elle s'abîmera bientôt, et vous trouvez dans cette vie conjugale du bleu et du noir l'unique leçon de choses qui vous convienne, la preuve d'une excellence de cette vie où tout nous est donné à chaque instant, le bleu avec le noir, la force avec la blessure.

    La seule tristesse qui se rencontre dans cette vie vient de notre incapacité à la recevoir sans l'assombrir par le sentiment que quelque chose en elle nous est dû : rien ne nous est dû dans cette vie, pas même l'innocence d'un ciel bleu. Le grand art est l'art de remercier pour l'abondance à chaque instant donnée.

    Couverture de L'inespérée
    page(s) 34-35
  • Vers l'autre

    L'intelligence est la force, solitaire, d'extraire du chaos de sa propre vie la poignée de lumière suffisante pour éclairer un peu plus loin que soi – vers l'autre là-bas, comme nous égaré dans le noir.

    Couverture de L'inespérée
    page(s) 28
  • Le pur étonnement

    La vulgarité, on dit aux enfants qu'elle est dans les mots. La vraie vulgarité de ce monde est dans le temps, dans l'incapacité de dépenser le temps autrement que comme des sous, vite, vite, aller d'une catastrophe aux chiffres du tiercé, vite glisser sur des tonnes d'argent et d'inintelligence profonde de la vie, de ce qu'est la vie dans sa magie souffrante, vite aller à l'heure suivante et surtout que rien n'arrive, aucune parole juste, aucun étonnement pur.

    Couverture de L'inespérée
    page(s) 23
  • Le sentiment de séparation semble avoir fondu

    L'essentiel […] est simple : c'est qu'il n'y a plus de distinction réelle entre le monde et lui. Non que le monde et lui soient littéralement, matériellement confondus, cela va sans dire. Mais le sentiment de la séparation semble avoir fondu dans le rayonnement de la passion ; l'homme, jusqu'alors distinct de ses qualités, en ressaisit le fil, éprouve à la fois de l'exaltation et un enracinement dans le réel, alors qu'il était d'ordinaire tout ensemble abattu et détaché du monde. Il s'élève, mais sans perdre son poids (en le retrouvant plutôt, mais ce n'est pas la pesanteur, c'est la densité, la plénitude). En un mot, il connaît alors un bonheur d'une nature si radieuse que le simple souvenir, plus tard, de cet état, suffit à réveiller son désir de vivre en dépit des bassesses du réel, en dépit des plus hauts obstacles et des pires échecs.

    Couverture de Œuvres de Jacottet
    page(s) 263 (« À partir du rêve de Musil », Éléments d'un songe, 1961)
  • Respirer dans le monde du calcul

    [N]ous ne savons plus qui sont les poètes et […] leur tâche nous est devenue étrangère. Pourtant, eux seuls sont à l'écoute sans aucun a priori. Eux seuls nous permettent de respirer dans un monde, chaque jour plus douloureusement restreint au calcul, dans lequel les êtres et les choses sont considérés comme réels en fonction de leur seule rentabilité.

    Couverture de Risquer la liberté
    page(s) 10
  • La vie éternelle

    Dans la vie ordinaire, on peut toujours parler car on peut toujours mentir. Dans la vie éternelle – qui ne se distingue de la vie ordinaire que par l'éclat d'un regard – on ne peut pas aller contre son cœur, mentir. Alors on se tait. On écrit une lettre d'amour pur. C'est comme un feu follet sur les domaines du songe. C'est comme une chute de neige dans les yeux noirs d'enfance. De temps en temps on s'arrête. On relève la tête, on regarde le ciel vide. Sa lumière est si douce qu'elle nous oriente et nous gagne, de très loin.

    Couverture de La part manquante
    page(s) 91-92
  • Le temps qui s'entasse

    Le temps passe désormais sans vous, c'est-à-dire qu'il ne passe plus. Il s'entasse.

    Couverture de La part manquante
    page(s) 87-88
  • Aimer ce qui est simple

    Aimer c'est aimer ce qui est simple, et donc mystérieux. Ce qui est compliqué n'est jamais mystérieux. Ce qui est compliqué est sans importance.

    Couverture de La part manquante
    page(s) 74
  • Une hémorragie éternelle de présent

    Le futur n'existe pas dans l'enfance. Il n'existe pas plus dans l'enfance que dans le sommeil ou l'amour. Il n'y a ni futur ni passé dans la vie. Il n'y a que du présent, qu'une hémorragie éternelle de présent.

    Couverture de La part manquante
    page(s) 34