Ne pourrais-je cependant, un jour, entrer en rapport immédiat avec de l'immédiat ? Ne serait-ce pas cela « être au monde » ? Ne serait-ce pas cela vivre ? Entrer simplement en présence, ne serait-ce qu'en présence de cet arbre devant moi. Quand je suis face à lui, non plus me le « représenter », selon les interminables représentations de l'esprit qui font qu'il est toujours déjà dans ma tête et non pas dans la prairie ; mais qu'il se présente effectivement devant moi et que je me présente effectivement devant lui (stellen vor et non plus vor-stellen dans Was heisst Denken ?).
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Extraits étiquetés avec : vivre
Entrer simplement en présence
page(s) 191Tenter de vivre
D'une part, vivre est immédiat et même le seul immédiat possible. D'autre part, vivre est à essayer, à conquérir, à tenter – il faut « tenter de vivre ». Il y faut donc une médiation incessante, et d'abord de la pensée qui conduit à dérésigner, désenliser, désaliéner et déréifier la vie.
page(s) 189Dissimulation de notre condition de survivant
Aussi la vie fausse, en opposition à la vraie vie, tient-elle aussi à cela : à ce que nous ne cessons de dissimuler activement, avec toute la fébrilité voulant compenser la facticité, ce sauve-qui-peut de la survie qui est au principe même de la vie. La vie en société, par sa conformité imposée, sert à instituer ce semblant officiel – fonctionnel – permettant de masquer cette condition de survivant : à faire semblant d'être effectivement vivant, avant que le rideau tombe. De sorte que nous paraissions des vivants crédibles.
Il est étonnant comment nous nous entendons collectivement – tacitement – à faire comme si nous ne savions pas que nous ne faisons que survivre et non pas vivre : à recouvrir de tous les oripeaux possibles cette fêlure originaire à partir de laquelle nous avons à sauver la vie de la la non-vie de la vie. « La vie est la farce à mener par tous » dit Rimbaud dans Mauvais sang. Il n'y va pas là seulement de « divertissement », mais bien d'un déguisement. Il n'y va pas là seulement de cache-« misère » (du « Grandeur et misère » pascalien) ; mais d'une mise à couvert de la vérité, du fait de la complicité exigée.
page(s) 175-176Survivre, vital et existentiel
Nous ne cessons de surmonter la difficulté non seulement de nous maintenir en vie (de résister à la mort), mais plus encore d'être effectivement vivants : de résister à la non-vie étiolant la vie. Survivre ne se limite pas au vital, mais s'étend à l'existentiel.
page(s) 174La vraie vie est d’après l’épreuve
[I]l faut avoir touché au plus profond de la difficulté et même de l'impossibilité de vivre (à l'instar de penser), avoir fait l'expérience de ce qui menace le plus cruellement et crûment la vie, si l'on veut commencer d'accéder enfin à de la vie qui vit. La vraie vie est d’après l’épreuve. […] Que faut-il avoir connu de drame, et cela nécessairement, cela de façon à la fois la plus intime et la plus extrême, pour pouvoir décaper la vie et aborder à de la vie qui vit ? Cette « descente aux enfers » ne se simule pas.
page(s) 167-169Même refus de la non-pensée et de la non-vie
[S]i penser, c'est s'opposer par le travail de la pensée au non-pensé – qu'il soit du donné ou de l'opiné, que ce soit le non-pensé de l'étant du monde ou de l'opinion déjà formée et figée –, penser rejoint de l'intérieur ce qu'est vivre dans son opposition et sa résistance à la non-vie. Un même refus de la non-pensée porte à penser, de la non-vie porte à vivre.
page(s) 163Vivre en soi est contradictoire
[V]ivre en soi est contradictoire, ce pourquoi il échappe par principe à la logique de l'Être et de la propriété. Ma vie m'est le plus propre, en effet, en même temps que je peux en être à tout moment déproprié.
page(s) 154L’émotion, née de la rencontre
[L]’émotion peut être cet effet de réel traversant soudainement la vie, faisant défaillir malgré nous notre mode précédent – semblant – de vie et ressurgir, par contrecoup, de sous son recouvrement, ce qui s'y était perdu en non-vie. L’émotion fait réaffleurer, dans son ébranlement, la possibilité d'une autre vie. Car le propre d'une émotion est qu'elle est née précisément de la rencontre, au stade où celle-ci ne s'est pas encore laissé assimiler et intégrer. À la vue d'un sourire, d'un visage, d'un paysage, au son d'une voix… ou face au mort, au moment où on lui ferme les yeux. Ou devant Notre-Dame de Paris en feu.
Par le sursaut qu'elle produit, elle fait entrevoir, ne serait-ce que dans un éclair, du sein même de la vie, ce qu'on a oublié – perdu de vue – de la vie : la vie ne pourrait-elle pas être tout autre que ce que j'en ai rétréci, me restant de ce fait celée et privée de son inouï ?
page(s) 143Percer à jour le déni dont se fortifie le bonheur
[V]ivre, c'est ne cesser de s'opposer à ce qui s'oppose à la vie ; quand on cesse de résister à la non-vie (de résister à la mort), on meurt. […L]a vraie vie débute précisément quand on a percé à jour ce déni dont se fortifie le bonheur dans son utopie ; et qu'on a la force, enfin, d'y renoncer.
page(s) 101Le bonheur, faux universel
L'amour, lui qui sert à dire aussi bien le désir de possession que le don surabondant de soi-même, qui est son opposé, à la fois l'érôs et l'agapé, a eu besoin du statut mythique que lui a conféré l'Occident (« l'Amour ! ») pour asseoir son unité forcée.
Or, de même, le « Bonheur », servant à dire aussi bien la chance que la béatitude, réclame-t-il un statut d'idéalité pour imposer sa fausse consensualité, voire son prétendu statut d'universel. De là que son manque de rigueur fait sa faveur ; ou que la confusion du terme est ce qui fait sa commodité, jusqu'à le légitimer. Car ne sert-il pas à couvrir – à noyer sous son autorité – ce qu'on craint le plus peut-être d'avoir à penser ?
Ne faudrait-il pas d'ailleurs commencer par porter au sein du mot le soupçon ? Ce terme de bonheur n'est-il pas d'emblée suspect pour ce qu'il fige et fend à la fois ? Pour la fixation qu'il impose en bloquant sous son unité le cours du vécu ; et pour le forçage qu'il opère en scindant, de façon antinomique, « bonheur » et « malheur ». Car, en se dressant contre le « malheur », le « bonheur » fait perdre à la fois la cohérence et la continuité qui font le tissu indémêlable de nos vies.
page(s) 96-97Disponibilité taoïste à la vie
[S]i la vraie vie s'entend […] comme la vie délivrée, il apparaît pour autant que celle-ci, chez ces « hommes vrais » du taoïsme, ne se conçoit guère sous l'angle de notre liberté, comme on s'y attendrait, celle-ci s'entendant par rupture d'avec la nécessité interne à l'expérience et la conditionnant. Mais plutôt sous l'angle de ce que l'on appellera par contraste la disponibilité (mieux que « disposition », déjà trop figé). Cette dernière permet d'épouser la vie dans son ampleur, l'alternance de ses « saisons », en évoluant au gré dans le compossible et sans laisser enfouir la vie sous le jeu falsifiant des contradictions.
page(s) 64Dé-couvrement de tout ce qui recouvre la vie
[L]a « vraie vie » ne sera plus ni l'un ni l'autre : ni une idéalisation de la vie, ni non plus l'intensification du vital. Elle échappera à ces deux options successives selon lesquelles la philosophie a prétendu honorer et « sauver » la vie.
Car la vraie vie n'est pas la vie se rêvant parfaite, paradisiaque, la vie comblée, la vie conforme à l'idéalité, la « vraie vie » du platonisme, se reportant dans un Là-Bas du salut, se reposant sur l'Être ou Dieu comme la vérité.
Mais elle n'est pas non plus la vie se faisant valeur, c'est-à-dire relevant d'un jugement qui, par renversement nietzschéen de toutes les valeurs et s'indexant sur la Volonté de puissance, la porterait, dans un pur ici et maintenant, « innocemment », par auto-acquiescement, à son maximum d'exubérance et d'intensité.
Autant dire que la vraie vie ne bascule, pas plus que dans l'idéalisme, dans un quelconque vitalisme. Mais elle est la vie qui, à l'affût de tout ce qui se sécrète de non-vie dans la vie, le dénonce pour s'en libérer – et d'abord de ces -ismes qui la recouvriraient.
page(s) 59-60Conformisme et non-vie
[Q]ue cet arrimage à l'« Être » ou « Dieu », fondant la vérité, soit enfin défait ? Que cet ordre métaphysique soit rompu, comme l'a voulu la modernité, que notre vie ne trouve plus de socle sur lequel prendre appui pour y fixer une adéquation, s'y conformer et s'y conforter, que devient la vie, que devient donc « la vraie vie » ? Ou bien en quoi la « vie » a-t-elle encore à voir avec la « vérité » ?
Car la vie, sinon, peut-elle avoir conformité avec elle-même ? Peut-il y avoir une conformité de la vie à la vie ? Dès lors que cela n'a pas de sens, la vie, savons-nous, ne cessant d'avoir au contraire à dé-coïncider d'avec la vie pour se promouvoir en vie, ce n'est plus que du social, et de ce qu'il établit conventionnellement de morale, que peut venir la conformité selon laquelle modeler la vie.
De là que la conformité d'antan, onto-théologique, qui prétendait « sauver » la vie, ne peut plus que laisser la place aujourd'hui, en perdant le support de sa transcendance, au conformisme d'une normalité et d'une moralité factice, médiatique et grégaire, corrompant la vie du sein d'elle-même et la réduisant à la pseudo-vie.
Au point que la défection et la désertion de la vie ne cesse non plus seulement de miner, mais de mimer la vie, au-dedans même de la vie, y générant, sans plus de bornes, la non-vie.
page(s) 48-49Faire semblant
Non seulement nous ne faisons que semblant de vivre en vivant la vie de conformité imposée ; mais surtout nous faisons semblant de ne pas savoir que nous faisons seulement semblant en vivant ainsi.
page(s) 45-46Ai-je osé cet écart hors de la non-vie ?
Tant […] ont entrevu, en cours de vie, la possibilité d'une autre vie, mais s'en sont prudemment – s'épargnant, se ménageant – « économiquement » détournés, restant dans les clous de la vie connue – de l'argent, de la carrière, de la famille, de la profession et même de la religion : de tout ce qui peut rassurer et conforter. En résulte la question qui se pose, en somme, de toute vie, à toute vie, en devenant la question éthique : ai-je osé cet écart devenant décisif au point de m'aventurer hors de la vie emmurée, de la vie ennuyée, autrement dit de la non-vie, non par goût de l'anomalie, mais par ce que je pressens dès lors de la possibilité d'une autre vie, qui serait la vie vraie, dont les autres n'ont même pas idée ?
page(s) 35-36Vivre est dé-coïncider sans discontinuer
[C]ette parfaite coïncidence qui satisfait l'esprit, en vérité, est la mort. C'est au contraire de ce que se défait continuellement la coïncidence acquise que procède la capacité de vivre dans son renouvellement : en désadhérant sans cesse de l'adéquation qui a abouti à l'état présent, par suite à son tarissement, pour amorcer à nouveau la vie. Vivre est dé-coïncider sans discontinuer de cet état présent pour continuer de vivre.
page(s) 21La vie ne coïncide pas avec la vie
C'est plutôt par recul, à distance, dans le souvenir, ou peut-être en rêve, qu'on commence à voir se profiler, comme dans une brèche, ce que serait plus essentiellement la vie. Car le paradoxe fondamental de la vie est que la vie ne coïncide pas avec la vie, et cela de façon originaire. Si « la vraie vie est absente », comme l'a dit Rimbaud dans une formule décisive, acquise à tout jamais, cela ne vient pas, bien sûr, de quelque infortune ou malheur personnel, qui serait plus ou moins anecdotique, mais de cette contradiction majeure, qui est celle même de la vie : « Je suis au fond du monde », dit la Vierge folle d'Une saison en enfer, « au fond du monde » comme au fond du gouffre. Or, en même temps, est-il reconnu aussitôt, « nous ne sommes pas au monde »… À ce monde, ici même, nous n'avons pas encore accédé.
page(s) 15À côté de la vie qui vit ?
[J]e n'ai peut-être toujours pas commencé de vraiment vivre. Le roman lui-même, lui dont on dit qu'il décrit la vie, l'a-t-il assez réfléchi : que cette vie-ci, celle qu'on s'entend à nommer « la vie », n'est plus peut-être qu'une apparence ou qu'un semblant de vie ? N'est plus peut-être, s'étant vidée d'elle-même, à notre insu, que son simulacre ou sa parodie. Que nous sommes peut-être en train de passer, sans même nous en apercevoir, à côté de la « vraie vie », à côté de la vie qui vit.
Est-il tolérable de vivre figé ?
Si l'on demeurait toujours le même, condamné au même, à l'« être », comme on le voudrait, fixé – figé – dans son identité et ne mourant pas, vivre serait-il seulement vivable, en tout cas tolérable ?
page(s) 12Vivants, nous n'atteignons jamais le vivre
[D]'une part, vivre est ce sur quoi nous nous trouvons sans recul, en quoi nous sommes toujours déjà engagés, dont nous ne pouvons imaginer sortir (même quand nous voulons mourir) ; mais, de l'autre, c'est de quoi nous restons toujours à distance, dont nous demeurons éternellement en manque, en retrait – que nous n'atteignons jamais.
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