Anne Dufourmantelle

Portrait de Anne Dufourmantelle

Anne Dufourmantelle (1964-2017) était une psychanalyste, philosophe, éditrice, chroniqueuse et romancière française.

Dans ses livres, on devine une analyste extrêmement attentive à la souffrance de ses analysants. Cela témoigne de l'humanité accomplie de la personne, ce que confirme sa mort prématurée en juste, alors qu'elle tentait de sauver un enfant emporté par une mer démontée.

Un certain nombre de ses ouvrages sont centrés sur une vertu. Parmi eux, Éloge du risque et Puissance de la douceur traitent de deux vertus chevaleresques que le méditant authentiquement engagé sur la voie fera siennes.

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Une société menacée par le rapport à l'absolu

[C]eux qu'on a appelés les innocents ne se savent pas porteurs d'une douceur qui les voue à l'errance et à la solitude. Sa contiguïté avec la bonté et la beauté la rend dangereuse pour une société qui n'est jamais autant menacée que par le rapport d'un être à l'absolu.

page(s) 13
• La douceur, provocante et fragile

[L]a douceur est face à face, provocation, et elle a l'énigme impénétrable de ce que nous appelons l'innocence. La pointe de la douceur, c'est son possible effacement – et c'est précisément ce qui nous effraie. Qu'elle puisse être la plus haute expression de la sensibilité, son intelligence et sa force, et néanmoins à chaque moment disparaître.

page(s) 63
• Douceur et valeurs du cœur

En revenant à la manière dont la Grèce ancienne a pensé et nommé la douceur, c'est tout le rapport qu'entretient une communauté humaine au droit, à la justice, à la guerre, mais aussi aux valeurs dites du « cœur » qui apparaît. Et avec elle ce qu'on appelle l'humanisme. Pour les Grecs, la douceur est le contraire de l'hybris, de cette démesure qui s'empare de l'homme en proie à ce que nous appelons aujourd'hui ses « pulsions », mais elle n'est pas non plus la rigueur morale, non la douceur appartient d'une certaine manière aux dieux plus qu'aux hommes. Bien qu'elle soit tangible tout autant qu'intelligible, elle inclut le bien sans être le bien, la relation sans être une relation, le spirituel sans être un attribut divin et la matière dans sa pure réceptivité.

Douceur se dit en grec de deux manières : proates, qui signifie douceur, amabilité. Dans les Épîtres, saint Paul évoque ainsi « l'esprit de douceur » nécessaire à l'établissement d'une communauté. La douceur concerne d'emblée la question de l'« être ensemble », le premier cercle du politique et de l'éthique.

Mais la douceur se dit aussi : praüs, terme plus sensible, qui signifie débonnaire, et que la vulgate traduira en latin par : mitès (en anglais meek – pauvre et doux). Dans les Béatitudes, on trouve : « Heureux les doux car ils régneront sur le monde. » Mitès signifie pour un fruit mûr et tendre, pour une terre : la fertilité, pour un être, la douceur et la bonté.

En latin, deux autres mots disent la douceur : suavitas, plus intellectuel ou spirituel, et dolcis, qui a donné aussi le mélodieux (pour un son), l'attractivité, la beauté (pour une chose) et le sucré (pour un aliment).

Avec l'avènement de la chrétienté, le roi/messie attendu dans toute sa splendeur est remplacé par un enfant né dans la pauvreté et l'exil. Placer la royauté spirituelle au lieu de la plus grande vulnérabilité fut un coup de force sans précédent dans l'Histoire. Toutes les valeurs de mérite, de puissance, de valeur guerrière s'en trouvèrent bouleversées.

page(s) 44-46
• La douceur est inquiétante

La douceur est inquiétante. Nous la désirons, mais elle est irrecevable. Quand ils ne sont pas méprisés, les doux sont persécutés ou sanctifiés. Nous les abandonnons parce que la douceur comme puissance nous oppose en réalité à notre propre faiblesse.

page(s) 16
• La douceur peut retourner le mal

Dans l'ordre du symbolique comme dans certains arts martiaux, la douceur peut retourner le mal et le défaire mieux qu'aucune autre réponse. Rien ne peut l'obliger ni y commettre autrui.

De nos jours, la douceur nous est vendue sous sa forme frelatée de mièvrerie. En l'exaltant dans l'infantile, l'époque la dénie. C'est ainsi que l'on tente de venir à bout des hautes exigences de sa subtilité, non plus en la combattant mais en la lénifiant. Le langage lui-même s'en trouve perverti : ce que notre société destine aux êtres humains qu'elle broie « en douceur », elle le fera au nom des valeurs les plus élevées : bonheur, vérité, sécurité.

page(s) 13
• Faire entendre le manque de la douceur

Comment faire entendre le manque de la douceur dans l'existence, la mémoire, la fragilité des êtres ? Ce manque n'est presque pas audible, je ne sais même pas s'il est vraiment perçu. Il apparaît en creux dans la norme de plus en plus présente que fait peser une société qui se veut démocratique et libérale mais dont la logique consumériste fait s'indifférencier les êtres dans une économie qui ne souffre aucun « état d’âme ».

page(s) 16-17
• L’amour, un art de la dépendance

Prendre le risque de la dépendance, c'est faire un signe d'amitié à ce corps d'après la naissance, mais pas seulement. C'est penser aussi qu'à l'image du vaccin qui inocule un peu du virus pour en aguerrir le corps, qui déclare et construit alors ses propres protections, il faut mieux laisser croître nos dépendances, comme on le ferait d'un jardin à l'anglaise en gardant des herbes folles mélangées au thym et aux dahlias et même s'y plaire. Ne pas les fuir mais les appréhender, y prêter notre intelligence.

L'amour, ici j'ose risquer le mot, avec appréhension certes, est un art de la dépendance. Il suppose donc que l'on s'y risque. Admettre sa défaite, son attente insensée, son désespoir devant le brusque refus de l'autre, se laisser dévaster par une douleur qui nous semble-t-il alors ne prendra jamais fin. Cet acquiescement à la dépendance n'est pas une résignation, sinon s'installe dans l'âme un venin fatal qui fait le lit de toute dépression à venir, comme une rivière trop longtemps retenue se perd en marécage.

page(s) 24-25
• Choisir consciemment la vie

On ne se remet pas de son enfance sans choisir une seconde fois, consciemment, la vie. Naître ne suffit pas. Les joies, les attentes, les ennuis de l'enfance sont des événements qui nous rassemblent dans une intensité qui va donner le « la » à toute une existence. En ce sens toute l'enfance est « traumatique » non dans un sens dramatique, mais du fait d'atteindre en nous des territoires psychiques d'abord par la perception et la sensibilité. Et qu'être entièrement là, sans reste, est rare et devient plus rare au cours de la vie, au fur et à mesure que notre moi dispersé, fragmenté, prend la relève, que l'absence à nous-même devient la règle.

page(s) 133
• Vies blanches

Il y a des vies blanches sans autre signe extérieur de leur destruction que d'appartenir à l'absence – à soi, aux autres, au monde.

page(s) 88
• La douceur frontalière

Irréductible [, la douceur,] aux registres des sentiments qu'elle côtoie : bienveillance, protection, compassion. Elle est frontalière puisqu'elle offre elle-même un passage. Se diffusant, elle altère. Se prodiguant, elle métamorphose. Elle ouvre dans le temps une qualité de présence au monde sensible.

page(s) 21
• La douceur de l'animal

Si la douceur de l'animal nous touche ainsi, c'est sans doute parce qu'elle nous vient d'un être qui coïncide avec lui-même presque entièrement.

page(s) 24
• Trauma & création

La douceur est ce qui retourne l'effraction traumatique en création. Ce qui sur la nuit hantée pose de la lumière, sur le deuil un visage aimé, sur l'effondrement de l'exil une promesse de rive où se tenir. C'est ainsi qu'entre la lumière, empreinte plus forte que l'envie d'y revenir, plus forte que l'objet perdu de la mélancolie ou du renoncement.

Pour approcher, voire guérir d'un trauma, il faut pouvoir aller jusque-là où le corps a été atteint. Il faut coudre une autre peau sur la brûlure de l'événement. Fabriquer une enveloppe protectrice ad minima sans quoi aucune délivrance n'est possible, car alors le trauma fera hantise dans la vie de l'individu. La douceur est l'une des conditions de cette reconstruction.

Le trauma est un ravissement négatif. Le sujet est ravi à lui-même, son moi ne gouverne plus, il est emporté, démâté, quelque chose le saisit qui le fait revenir à ce moment de l'existence où il n'était pas encore constitué ni construit mais déjà entièrement existant. Le trauma est une subversion qui ordonne un exil. De n'en rien vouloir savoir fait le lit de toutes les dépressions, du régime du renoncement le plus radical à celui en demi-teintes de la dépression blanche. Et des médicaments rafistoleront l'envie d'exister ou le chagrin d'amour ou l'échec professionnel ou le sentiment d'imposture, car rien ne vient recoudre cette plaie. Rien d'autre que la création, qui la rouvre aussi autrement et ailleurs, mais sur un terrain moins mouvant.

La douceur peut venir quand cesse la douleur traumatique. Ce retour à la liberté d'un corps non violenté, d'une parole saine est déjà une création. C'est retrouver des sensations primitives de commencement du désir, de commencement du temps aussi peut-être. Sortir du trauma allège des contraintes que la douleur exerçait. La convalescence offre une saveur telle qu'elle est en soi une sorte de miracle qu'on ne goûtera que cette unique fois.

page(s) 119-121
• L'enfance détient l'énigme de la douceur

Si l'amour et la joie ont des affinités essentielles avec la douceur, est-ce parce que l'enfance en détient l'énigme ? Car la douceur a, avec l'enfance, une communauté de nature mais aussi de puissance. Elle en est la doublure secrète, là où l'imaginaire rejoint le réel dans un espace qui inclut son propre secret, nous faisant éprouver une stupeur dont on ne revient jamais entièrement.

page(s) 14
• Douceur, violence et pouvoir

La douceur provoque de la violence car elle n'offre aucune prise possible au pouvoir.

page(s) 12
• La folie douce

« " Il n'y a, à mes yeux, de grandeur que dans la douceur " (Simone Weil) Je dirais plutôt : rien d'extrême que par la douceur. La folie par excès de douceur, la folie douce. » Maurice Blanchot

page(s) 110
• Une passivité active

[La douceur] est une passivité active qui peut devenir une force de résistance symbolique prodigieuse, et à ce titre être à la fois au centre de l'éthique et du politique. Son élaboration est aussi un art de vivre qui a nécessité des millénaires. Le raffinement, certes, s'est fait dans la cruauté comme dans la douceur. Il n'est pas de culture qui n'ait développé l'une sans poursuivre l’autre.

page(s) 15-16
• Cet espace « autre » à l’intérieur de soi

Obéir à soi, ce serait respecter que nous ne sommes pas entièrement subjectifs, que le moi n'est qu'une part de nous-même, qui nous gouverne certes, et fonde notre identité. Mais certaines expériences ne demandent pas l'assentiment d'un sujet, cela « arrive » et nous arrive, voilà tout, et nous sommes à cet endroit-là juste un moment, un événement de ce monde.

Obéir « à soi », c'est reconnaître qu'il existe un lieu inaliénable que le subjectif ne contient pas entièrement. Le for intérieur, au Moyen-Âge, désignait peut-être mais sous des couleurs clairement spirituelles, cet espace « autre » à l'intérieur de soi qui, même sous la torture, ne pouvait pas se rendre, je veux dire par là que même avouant, il ne pouvait offrir au bourreau ce lieu imprenable, universel, de sa liberté.

page(s) 29-30
• Douceur & retrait

Il est devenu intolérable sous nos latitudes de « se retirer » ou alors ce retrait doit être annoncé, programmé et inscrit. Le jardin secret est prévenu d'une pancarte, c'est-à-dire qu'il n'est plus secret. La douceur est dans ce retrait, qui s'accompagne de ses vertus secondes : le tact, la subtilité, la réserve, la discrétion.

page(s) 85
• Pardon et douceur

Le pardon est conditionné par la douceur. Sans révolution intérieure, le pardon est seulement voulu, il ne devient jamais réel, il est handicapé par la pitié, le courage, l'abdication ou l'envie, il ne délivre rien et ne fait que creuser une plaie sauvage.

page(s) 51-52
• La patience d’être

Si le risque est cet événement du « ne pas mourir », il est au-delà du choix, un engagement physique du côté de l'inconnu, de la nuit, du non-savoir, un pari face à ce qui, précisément, ne peut se trancher. Il ouvre alors la possibilité que survienne l'inespéré.

Ne suffirait-il pas moins dramatiquement de penser, avec Spinoza, ce qui nous fait persévérer dans l'être ? Penser plutôt la patience, cette mesure du temps qui, face à l'urgence, cautérise les blessures… La patience d'être, cet art subtil, oublié, non colonisé de soi où s'enchevêtrent l'émotion et la pensée, cuisine de toute création. Mais une patience alors qui ne serait ni au service de l'attente, ni surtout à celui de la dépression, du compromis, du renoncement fatal. Ce risque-là, d'être, ne s'envisage pas, ne s'évalue pas. C'est la grande machinerie économique qui supporte l'évaluation des risques.

page(s) 21-22