Anne Dufourmantelle

Portrait de Anne Dufourmantelle

Anne Dufourmantelle (1964-2017) était une psychanalyste, philosophe, éditrice, chroniqueuse et romancière française.

Dans ses livres, on devine une analyste extrêmement attentive à la souffrance de ses analysants. Cela témoigne de l'humanité accomplie de la personne, ce que confirme sa mort prématurée en juste, alors qu'elle tentait de sauver un enfant emporté par une mer démontée.

Un certain nombre de ses ouvrages sont centrés sur une vertu. Parmi eux, Éloge du risque et Puissance de la douceur traitent de deux vertus chevaleresques que le méditant authentiquement engagé sur la voie fera siennes.

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Ce qui dans la douceur fait lien

[C]e à quoi [la douceur] nous convoque : penser la valeur de ce qui nous altère « vers le bien » et se dispense en conscience est essentiel. Parce qu'elle suppose un rapport du sujet à l'altérité, sa qualité ne désigne pas seulement la substance ou l'atmosphère qu'elle délivre, mais ce qui en elle fait lien : « intelligere ». Son privilège est l'accord. Elle tient compte de la cruauté, de l'injustice du monde. Être doux avec les choses et les êtres, c'est les comprendre dans leur insuffisance, leur précarité, leur immaturité, leur bêtise. C'est ne pas vouloir ajouter à la souffrance, à l'exclusion, à la cruauté et inventer l'espace d'une humanité sensible, d'un rapport à l'autre qui accepte sa faiblesse ou ce qu'il pourra décevoir en soi.

page(s) 29
• Paradoxale sauvagerie de la douceur

De l’animalité, la douceur garde le secret. Une fondamentale et paradoxale sauvagerie, aussi étrangère à toute forme d'apprivoisement que l'enfance. Ne relevant pas de la seule condition humaine, elle en trace les limites. Si proche de l'animalité qu'elle s'y confond parfois, la douceur s'éprouve au point de rendre possible l'hypothèse d'un instinct qui lui serait propre. Elle serait le trait d'une « pulsion de douceur » première, de protection, de compassion – de bonté même. Un instinct au plus près de l'être, qui ne serait pas seulement affecté à la conservation de soi, mais à la relation.

page(s) 23
• Douceur et valeurs du cœur

En revenant à la manière dont la Grèce ancienne a pensé et nommé la douceur, c'est tout le rapport qu'entretient une communauté humaine au droit, à la justice, à la guerre, mais aussi aux valeurs dites du « cœur » qui apparaît. Et avec elle ce qu'on appelle l'humanisme. Pour les Grecs, la douceur est le contraire de l'hybris, de cette démesure qui s'empare de l'homme en proie à ce que nous appelons aujourd'hui ses « pulsions », mais elle n'est pas non plus la rigueur morale, non la douceur appartient d'une certaine manière aux dieux plus qu'aux hommes. Bien qu'elle soit tangible tout autant qu'intelligible, elle inclut le bien sans être le bien, la relation sans être une relation, le spirituel sans être un attribut divin et la matière dans sa pure réceptivité.

Douceur se dit en grec de deux manières : proates, qui signifie douceur, amabilité. Dans les Épîtres, saint Paul évoque ainsi « l'esprit de douceur » nécessaire à l'établissement d'une communauté. La douceur concerne d'emblée la question de l'« être ensemble », le premier cercle du politique et de l'éthique.

Mais la douceur se dit aussi : praüs, terme plus sensible, qui signifie débonnaire, et que la vulgate traduira en latin par : mitès (en anglais meek – pauvre et doux). Dans les Béatitudes, on trouve : « Heureux les doux car ils régneront sur le monde. » Mitès signifie pour un fruit mûr et tendre, pour une terre : la fertilité, pour un être, la douceur et la bonté.

En latin, deux autres mots disent la douceur : suavitas, plus intellectuel ou spirituel, et dolcis, qui a donné aussi le mélodieux (pour un son), l'attractivité, la beauté (pour une chose) et le sucré (pour un aliment).

Avec l'avènement de la chrétienté, le roi/messie attendu dans toute sa splendeur est remplacé par un enfant né dans la pauvreté et l'exil. Placer la royauté spirituelle au lieu de la plus grande vulnérabilité fut un coup de force sans précédent dans l'Histoire. Toutes les valeurs de mérite, de puissance, de valeur guerrière s'en trouvèrent bouleversées.

page(s) 44-46
• Regarder, sans condamner, la dévastation

[C]e sera toujours la noblesse des doux de pouvoir, sans condamner, poser un regard sur ce qui dévaste et sur ce que dévastent les violents.

page(s) 30
• La douceur est inquiétante

La douceur est inquiétante. Nous la désirons, mais elle est irrecevable. Quand ils ne sont pas méprisés, les doux sont persécutés ou sanctifiés. Nous les abandonnons parce que la douceur comme puissance nous oppose en réalité à notre propre faiblesse.

page(s) 16
• Le corps déserté par la douceur

L’angoisse vient dans le corps lorsqu'il est déserté par la douceur.

page(s) 129
• Faire entendre le manque de la douceur

Comment faire entendre le manque de la douceur dans l'existence, la mémoire, la fragilité des êtres ? Ce manque n'est presque pas audible, je ne sais même pas s'il est vraiment perçu. Il apparaît en creux dans la norme de plus en plus présente que fait peser une société qui se veut démocratique et libérale mais dont la logique consumériste fait s'indifférencier les êtres dans une économie qui ne souffre aucun « état d’âme ».

page(s) 16-17
• Douceur & retrait

Il est devenu intolérable sous nos latitudes de « se retirer » ou alors ce retrait doit être annoncé, programmé et inscrit. Le jardin secret est prévenu d'une pancarte, c'est-à-dire qu'il n'est plus secret. La douceur est dans ce retrait, qui s'accompagne de ses vertus secondes : le tact, la subtilité, la réserve, la discrétion.

page(s) 85
• Dégénérescence de la douceur en niaiserie et new-age

La douceur est […] divisée en deux par les instances de contrôle économico-sociales. Sur le plan charnel, elle est abâtardie en niaiserie. Sur le plan spirituel, en potion new-age et autres méthodes qui rivalisent pour nous faire croire qu'il suffit d'y croire pour que tout fonctionne. Les théories d'amélioration du moi et de recherche du bonheur participent malgré elles de ce grand marché du « mieux-être » qui refuse d'entrer dans le négatif et la confusion et la peur comme éléments essentiels de l'humain, et vitrifient l'avenir comme le présent. Cette division est dans son essence redoutable car elle attaque le lien que la douceur établit entre l'intelligible et le sensible.

page(s) 41-42
• Une société menacée par le rapport à l'absolu

[C]eux qu'on a appelés les innocents ne se savent pas porteurs d'une douceur qui les voue à l'errance et à la solitude. Sa contiguïté avec la bonté et la beauté la rend dangereuse pour une société qui n'est jamais autant menacée que par le rapport d'un être à l'absolu.

page(s) 13
• Aux confins

Il y a la douceur de la mère envers son enfant, la caresse de l'amant, celle de l'animal, il y a la douceur d'une atmosphère et celle d'un état d'esprit. La subtilité vient du précieux de chacune de ces occasions. Ce qui est touché ou gardé ou ressenti diffuse une qualité qu'il est difficile de cerner sur le moment mais qui nimbe le réel. La bonne distance qu'invente la douceur permet à chacun d'exister dans son propre espace ; elle est le contraire de l'effraction.

Comment nommer cette part sauvage de nous-même qui va chercher aux confins de ce retrait qu'on appelle « être seul », le commencement de cette vie choisie et non subie ?

page(s) 122
• La douceur comme intelligence

La douceur est d'abord une intelligence, de celle qui porte la vie, et la sauve et l'accroît. Parce qu'elle fait preuve d'un rapport au monde qui sublime l'étonnement, la violence possible, la captation, la peur en pur acquiescement, elle peut modifier toute chose et tout être. Elle est une appréhension de la relation à l'autre dont le tendresse est la quintessence.

page(s) 28
• La douceur, provocante et fragile

[L]a douceur est face à face, provocation, et elle a l'énigme impénétrable de ce que nous appelons l'innocence. La pointe de la douceur, c'est son possible effacement – et c'est précisément ce qui nous effraie. Qu'elle puisse être la plus haute expression de la sensibilité, son intelligence et sa force, et néanmoins à chaque moment disparaître.

page(s) 63
• L'enfance détient l'énigme de la douceur

Si l'amour et la joie ont des affinités essentielles avec la douceur, est-ce parce que l'enfance en détient l'énigme ? Car la douceur a, avec l'enfance, une communauté de nature mais aussi de puissance. Elle en est la doublure secrète, là où l'imaginaire rejoint le réel dans un espace qui inclut son propre secret, nous faisant éprouver une stupeur dont on ne revient jamais entièrement.

page(s) 14
• La patience d’être

Si le risque est cet événement du « ne pas mourir », il est au-delà du choix, un engagement physique du côté de l'inconnu, de la nuit, du non-savoir, un pari face à ce qui, précisément, ne peut se trancher. Il ouvre alors la possibilité que survienne l'inespéré.

Ne suffirait-il pas moins dramatiquement de penser, avec Spinoza, ce qui nous fait persévérer dans l'être ? Penser plutôt la patience, cette mesure du temps qui, face à l'urgence, cautérise les blessures… La patience d'être, cet art subtil, oublié, non colonisé de soi où s'enchevêtrent l'émotion et la pensée, cuisine de toute création. Mais une patience alors qui ne serait ni au service de l'attente, ni surtout à celui de la dépression, du compromis, du renoncement fatal. Ce risque-là, d'être, ne s'envisage pas, ne s'évalue pas. C'est la grande machinerie économique qui supporte l'évaluation des risques.

page(s) 21-22
• Douceur, violence et pouvoir

La douceur provoque de la violence car elle n'offre aucune prise possible au pouvoir.

page(s) 12
• L’amour, un art de la dépendance

Prendre le risque de la dépendance, c'est faire un signe d'amitié à ce corps d'après la naissance, mais pas seulement. C'est penser aussi qu'à l'image du vaccin qui inocule un peu du virus pour en aguerrir le corps, qui déclare et construit alors ses propres protections, il faut mieux laisser croître nos dépendances, comme on le ferait d'un jardin à l'anglaise en gardant des herbes folles mélangées au thym et aux dahlias et même s'y plaire. Ne pas les fuir mais les appréhender, y prêter notre intelligence.

L'amour, ici j'ose risquer le mot, avec appréhension certes, est un art de la dépendance. Il suppose donc que l'on s'y risque. Admettre sa défaite, son attente insensée, son désespoir devant le brusque refus de l'autre, se laisser dévaster par une douleur qui nous semble-t-il alors ne prendra jamais fin. Cet acquiescement à la dépendance n'est pas une résignation, sinon s'installe dans l'âme un venin fatal qui fait le lit de toute dépression à venir, comme une rivière trop longtemps retenue se perd en marécage.

page(s) 24-25
• Un petit enfant qui dort

[L]’image d'un petit enfant qui dort est l'une des images universelles de la douceur, comme si alors l'aura d'innocence et l'infini même du corps, de la peau, la confiance et l'abandon total dont fait preuve ce corps nous renvoyaient à cet abandon premier d'où nous venons.

page(s) 134
• La douceur résiste

[L]a douceur résiste. À la perversion. Comme avant et après elle, la folie, mais la folie abdique le commerce avec le monde dit réel. La douceur, non.

page(s) 43
• Cet espace « autre » à l’intérieur de soi

Obéir à soi, ce serait respecter que nous ne sommes pas entièrement subjectifs, que le moi n'est qu'une part de nous-même, qui nous gouverne certes, et fonde notre identité. Mais certaines expériences ne demandent pas l'assentiment d'un sujet, cela « arrive » et nous arrive, voilà tout, et nous sommes à cet endroit-là juste un moment, un événement de ce monde.

Obéir « à soi », c'est reconnaître qu'il existe un lieu inaliénable que le subjectif ne contient pas entièrement. Le for intérieur, au Moyen-Âge, désignait peut-être mais sous des couleurs clairement spirituelles, cet espace « autre » à l'intérieur de soi qui, même sous la torture, ne pouvait pas se rendre, je veux dire par là que même avouant, il ne pouvait offrir au bourreau ce lieu imprenable, universel, de sa liberté.

page(s) 29-30