Anne Dufourmantelle

Portrait de Anne Dufourmantelle

Anne Dufourmantelle (1964-2017) était une psychanalyste, philosophe, éditrice, chroniqueuse et romancière française.

Dans ses livres, on devine une analyste extrêmement attentive à la souffrance de ses analysants. Cela témoigne de l'humanité accomplie de la personne, ce que confirme sa mort prématurée en juste, alors qu'elle tentait de sauver un enfant emporté par une mer démontée.

Un certain nombre de ses ouvrages sont centrés sur une vertu. Parmi eux, Éloge du risque et Puissance de la douceur traitent de deux vertus chevaleresques que le méditant authentiquement engagé sur la voie fera siennes.

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Dégénérescence de la douceur en niaiserie et new-age

La douceur est […] divisée en deux par les instances de contrôle économico-sociales. Sur le plan charnel, elle est abâtardie en niaiserie. Sur le plan spirituel, en potion new-age et autres méthodes qui rivalisent pour nous faire croire qu'il suffit d'y croire pour que tout fonctionne. Les théories d'amélioration du moi et de recherche du bonheur participent malgré elles de ce grand marché du « mieux-être » qui refuse d'entrer dans le négatif et la confusion et la peur comme éléments essentiels de l'humain, et vitrifient l'avenir comme le présent. Cette division est dans son essence redoutable car elle attaque le lien que la douceur établit entre l'intelligible et le sensible.

page(s) 41-42
• Ne pas mourir de notre vivant

Et si ne pas mourir de notre vivant était le premier de tous les risques, qui se réfractait dans la proximité humaine de la naissance et de la mort ?

Le risque est un kairos, au sens grec de l'instant décisif. Et ce qu'il détermine n'est pas seulement l'avenir, mais aussi le passé, en arrière de notre horizon d'attente, dans lequel il révèle une réserve insoupçonnée de liberté. Comment nommer ce qui, en décidant de l'avenir, réanime de fait le passé, l'empêchant de se fixer ? […] L'instant de la décision, celui où le risque est pris, inaugure un temps autre, comme le traumatisme. Mais un trauma positif. Ce serait, miraculeusement, le contraire de la névrose dont la marque de fabrique est de prendre aux rets l'avenir de telle sorte qu'il façonne notre présent selon la matrice des expériences passées, ne laissant aucune place à l'effraction de l'inédit, au déplacement, même infime qu'ouvre une ligne d'horizon.

page(s) 13-14
• Trauma & création

La douceur est ce qui retourne l'effraction traumatique en création. Ce qui sur la nuit hantée pose de la lumière, sur le deuil un visage aimé, sur l'effondrement de l'exil une promesse de rive où se tenir. C'est ainsi qu'entre la lumière, empreinte plus forte que l'envie d'y revenir, plus forte que l'objet perdu de la mélancolie ou du renoncement.

Pour approcher, voire guérir d'un trauma, il faut pouvoir aller jusque-là où le corps a été atteint. Il faut coudre une autre peau sur la brûlure de l'événement. Fabriquer une enveloppe protectrice ad minima sans quoi aucune délivrance n'est possible, car alors le trauma fera hantise dans la vie de l'individu. La douceur est l'une des conditions de cette reconstruction.

Le trauma est un ravissement négatif. Le sujet est ravi à lui-même, son moi ne gouverne plus, il est emporté, démâté, quelque chose le saisit qui le fait revenir à ce moment de l'existence où il n'était pas encore constitué ni construit mais déjà entièrement existant. Le trauma est une subversion qui ordonne un exil. De n'en rien vouloir savoir fait le lit de toutes les dépressions, du régime du renoncement le plus radical à celui en demi-teintes de la dépression blanche. Et des médicaments rafistoleront l'envie d'exister ou le chagrin d'amour ou l'échec professionnel ou le sentiment d'imposture, car rien ne vient recoudre cette plaie. Rien d'autre que la création, qui la rouvre aussi autrement et ailleurs, mais sur un terrain moins mouvant.

La douceur peut venir quand cesse la douleur traumatique. Ce retour à la liberté d'un corps non violenté, d'une parole saine est déjà une création. C'est retrouver des sensations primitives de commencement du désir, de commencement du temps aussi peut-être. Sortir du trauma allège des contraintes que la douleur exerçait. La convalescence offre une saveur telle qu'elle est en soi une sorte de miracle qu'on ne goûtera que cette unique fois.

page(s) 119-121
• Pourquoi ne pas risquer l’amitié avec la peur ?

On vit dans la peur sans le savoir, on est environné par elle comme par une présence fantomatique, une apparition. La peur nous inquiète et nous sidère, et pourtant… pourquoi ne pas en risquer l’amitié comme on approche, de nuit, certains grands animaux ? En allant d'abord, et de nuit, à sa rencontre. Nous croyons être retenus par nos peurs, nous croyons ne pas avoir la force de les affronter, car ce serait alors les connaître, mais aussi les aimer, s'y attacher même.

Nos peurs sont le visage de notre émerveillement futur, le commencement de toute création. Elles sont les rebuts cristallisés de nos plus infimes émotions, elles courent sous nos doigts et nous les laissons filer, regrettant de ne pas les avoir gardées.

Nous faisons front contre nos peurs et, silencieusement, nous sommes retenus intérieurement par le souvenir d'espérances très anciennes. Nous vivons sous anesthésie locale, sous enveloppe de cellophane, cherchant désespérément quelle substance, quel amour pourrait nous éveiller sans crainte.

page(s) 77
• Douceur, violence et pouvoir

La douceur provoque de la violence car elle n'offre aucune prise possible au pouvoir.

page(s) 12
• La douceur peut retourner le mal

Dans l'ordre du symbolique comme dans certains arts martiaux, la douceur peut retourner le mal et le défaire mieux qu'aucune autre réponse. Rien ne peut l'obliger ni y commettre autrui.

De nos jours, la douceur nous est vendue sous sa forme frelatée de mièvrerie. En l'exaltant dans l'infantile, l'époque la dénie. C'est ainsi que l'on tente de venir à bout des hautes exigences de sa subtilité, non plus en la combattant mais en la lénifiant. Le langage lui-même s'en trouve perverti : ce que notre société destine aux êtres humains qu'elle broie « en douceur », elle le fera au nom des valeurs les plus élevées : bonheur, vérité, sécurité.

page(s) 13
• Joie, douceur

La joie est l'un des noms de la douceur.

page(s) 95
• La patience d’être

Si le risque est cet événement du « ne pas mourir », il est au-delà du choix, un engagement physique du côté de l'inconnu, de la nuit, du non-savoir, un pari face à ce qui, précisément, ne peut se trancher. Il ouvre alors la possibilité que survienne l'inespéré.

Ne suffirait-il pas moins dramatiquement de penser, avec Spinoza, ce qui nous fait persévérer dans l'être ? Penser plutôt la patience, cette mesure du temps qui, face à l'urgence, cautérise les blessures… La patience d'être, cet art subtil, oublié, non colonisé de soi où s'enchevêtrent l'émotion et la pensée, cuisine de toute création. Mais une patience alors qui ne serait ni au service de l'attente, ni surtout à celui de la dépression, du compromis, du renoncement fatal. Ce risque-là, d'être, ne s'envisage pas, ne s'évalue pas. C'est la grande machinerie économique qui supporte l'évaluation des risques.

page(s) 21-22
• Vies blanches

Il y a des vies blanches sans autre signe extérieur de leur destruction que d'appartenir à l'absence – à soi, aux autres, au monde.

page(s) 88
• Douceur & compassion

L’appréhension de la vulnérabilité d'autrui ne peut se passer pour un sujet de la reconnaissance de sa propre fragilité. Cette acceptation est une force, elle fait de la douceur un degré plus haut, dans la compassion, que le simple soin. Compatir, « souffrir avec », c'est éprouver avec l'autre ce qu'il éprouve, sans y céder. C'est pouvoir se laisser entamer par autrui, son chagrin ou sa douleur, et contenir cette douleur en la portant ailleurs.

page(s) 26
• Aux confins

Il y a la douceur de la mère envers son enfant, la caresse de l'amant, celle de l'animal, il y a la douceur d'une atmosphère et celle d'un état d'esprit. La subtilité vient du précieux de chacune de ces occasions. Ce qui est touché ou gardé ou ressenti diffuse une qualité qu'il est difficile de cerner sur le moment mais qui nimbe le réel. La bonne distance qu'invente la douceur permet à chacun d'exister dans son propre espace ; elle est le contraire de l'effraction.

Comment nommer cette part sauvage de nous-même qui va chercher aux confins de ce retrait qu'on appelle « être seul », le commencement de cette vie choisie et non subie ?

page(s) 122
• L'enfance détient l'énigme de la douceur

Si l'amour et la joie ont des affinités essentielles avec la douceur, est-ce parce que l'enfance en détient l'énigme ? Car la douceur a, avec l'enfance, une communauté de nature mais aussi de puissance. Elle en est la doublure secrète, là où l'imaginaire rejoint le réel dans un espace qui inclut son propre secret, nous faisant éprouver une stupeur dont on ne revient jamais entièrement.

page(s) 14
• Une passivité active

[La douceur] est une passivité active qui peut devenir une force de résistance symbolique prodigieuse, et à ce titre être à la fois au centre de l'éthique et du politique. Son élaboration est aussi un art de vivre qui a nécessité des millénaires. Le raffinement, certes, s'est fait dans la cruauté comme dans la douceur. Il n'est pas de culture qui n'ait développé l'une sans poursuivre l’autre.

page(s) 15-16
• La douceur, une éthique redoutable

[L]a douceur a fait pacte avec la vérité ; elle est une éthique redoutable. Elle ne peut se trahir, sauf à être falsifiée. La menace de mort même ne peut la contrer. La douceur est politique. Elle ne plie pas, n'accorde aucun délai, aucune excuse. Elle est un verbe : on fait acte de douceur. Elle s'accorde au présent et inquiète toutes les possibilités de l'humain. De l'animalité, elle garde l'instinct, de l'enfance l'énigme, de la prière l'apaisement, de la nature, l'imprévisibilité, de la lumière, la lumière.

page(s) 69
• Cet espace « autre » à l’intérieur de soi

Obéir à soi, ce serait respecter que nous ne sommes pas entièrement subjectifs, que le moi n'est qu'une part de nous-même, qui nous gouverne certes, et fonde notre identité. Mais certaines expériences ne demandent pas l'assentiment d'un sujet, cela « arrive » et nous arrive, voilà tout, et nous sommes à cet endroit-là juste un moment, un événement de ce monde.

Obéir « à soi », c'est reconnaître qu'il existe un lieu inaliénable que le subjectif ne contient pas entièrement. Le for intérieur, au Moyen-Âge, désignait peut-être mais sous des couleurs clairement spirituelles, cet espace « autre » à l'intérieur de soi qui, même sous la torture, ne pouvait pas se rendre, je veux dire par là que même avouant, il ne pouvait offrir au bourreau ce lieu imprenable, universel, de sa liberté.

page(s) 29-30
• La douceur résiste

[L]a douceur résiste. À la perversion. Comme avant et après elle, la folie, mais la folie abdique le commerce avec le monde dit réel. La douceur, non.

page(s) 43
• Paradoxale sauvagerie de la douceur

De l’animalité, la douceur garde le secret. Une fondamentale et paradoxale sauvagerie, aussi étrangère à toute forme d'apprivoisement que l'enfance. Ne relevant pas de la seule condition humaine, elle en trace les limites. Si proche de l'animalité qu'elle s'y confond parfois, la douceur s'éprouve au point de rendre possible l'hypothèse d'un instinct qui lui serait propre. Elle serait le trait d'une « pulsion de douceur » première, de protection, de compassion – de bonté même. Un instinct au plus près de l'être, qui ne serait pas seulement affecté à la conservation de soi, mais à la relation.

page(s) 23
• Être en suspens

Être en suspens, c'est revenir à la pénombre, à un point de relatif aveuglement et d'une certaine manière s'y tenir. Car en s'y tenant, autre chose apparaît, une autre limite, une autre rive.

Quand le sujet ne cède pas aux mirages de l'intentionnalité, qu'il tente de désengager de son acte, de ses projections, de ses mouvements identificatoires, il arrive, en un certain sens, à faire rendre gorge à la subjectivité même. C'est une sorte d'universalité qui s'éprouve sur ce seuil. Le pas du funambule, s'il se suspend ainsi si près du vide, n'est peut-être plus tellement celui d'un personnage qui marche mais d'un corps tout entier devenu équilibre.

La suspension du jugement est difficile et très artificielle, c'est un exercice épuisant, car ce qui risque de venir alors à la rencontre du sujet est hétérogène à sa nature. Non soluble dans son identité, lui venant du bord non familier, non apprivoisé du réel. Ce dont la névrose ordinaire a en horreur, elle dont le mouvement principal consiste toujours à ramener l'inconnu vers le connu, à n'importe quel prix.

La philosophie, parce qu'elle est par essence le premier espace de questionnement, est un art du suspens.

page(s) 36
• Qui-vive

Les valeurs auxquelles s'accorde la douceur sont parfois exténuantes, elles exigent un savoir-vivre très loin de ce qui nous est proposé comme édulcorant à nos vies. Un qui-vive.

page(s) 38
• Une émotion venue du fond des temps

[La douceur] est le nom d'une émotion dont nous avons perdu le nom, venue d'un temps où l'humanité n'était pas dissociée des éléments, des animaux, de la lumière, des esprits.

page(s) 21-22