François Jullien

Portrait de François Jullien

François Jullien (né en 1951) est philosophe, helléniste et sinologue. Pour mieux sonder l'impensé de notre langue, donc de notre pensée, fondées sur celles de l'Antiquité grecque et latine, il s'est d'emblée placé le plus au-dehors qui soit, en Chine, travaillant principalement à partir des classiques taoïstes et confucianistes.

Depuis une dizaine d'années, l'œuvre de François Jullien est entrée dans une seconde période qui, de livre en livre, développe une philosophie du vivre en résistance à la sous-littérature du développement personnel.

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• La vraie vie est d’après l’épreuve

[I]l faut avoir touché au plus profond de la difficulté et même de l'impossibilité de vivre (à l'instar de penser), avoir fait l'expérience de ce qui menace le plus cruellement et crûment la vie, si l'on veut commencer d'accéder enfin à de la vie qui vit. La vraie vie est d’après l’épreuve. […] Que faut-il avoir connu de drame, et cela nécessairement, cela de façon à la fois la plus intime et la plus extrême, pour pouvoir décaper la vie et aborder à de la vie qui vit ? Cette « descente aux enfers » ne se simule pas.

page(s) 167-169
• La rencontre, dépossédant le soi de soi-même, fait exister

[U]ne rencontre – toute rencontre –, oriente à nouveau vers de l'autre, vers de l'extérieur qui n'est pas encore intégré, ravive du « contre » (le « contre » de la rencontre) et fait affronter. Par-là, une rencontre n'est jamais prédictible dans ce qui peut y arriver. Non seulement elle interrompt le cours s'enchaînant du temps et ravive du présent en le détachant du passé.

Mais surtout, en dépossédant un tant soit peu le soi de soi-même, en ébréchant son autonomie et l'expulsant de son quant-à-soi, elle le porte à se « tenir hors » de soi et donc à proprement « ex-ister ».

page(s) 121
• La vie ne coïncide pas avec la vie

C'est plutôt par recul, à distance, dans le souvenir, ou peut-être en rêve, qu'on commence à voir se profiler, comme dans une brèche, ce que serait plus essentiellement la vie. Car le paradoxe fondamental de la vie est que la vie ne coïncide pas avec la vie, et cela de façon originaire. Si « la vraie vie est absente », comme l'a dit Rimbaud dans une formule décisive, acquise à tout jamais, cela ne vient pas, bien sûr, de quelque infortune ou malheur personnel, qui serait plus ou moins anecdotique, mais de cette contradiction majeure, qui est celle même de la vie : « Je suis au fond du monde », dit la Vierge folle d'Une saison en enfer, « au fond du monde » comme au fond du gouffre. Or, en même temps, est-il reconnu aussitôt, « nous ne sommes pas au monde »… À ce monde, ici même, nous n'avons pas encore accédé.

page(s) 15
• Conformisme et non-vie

[Q]ue cet arrimage à l'« Être » ou « Dieu », fondant la vérité, soit enfin défait ? Que cet ordre métaphysique soit rompu, comme l'a voulu la modernité, que notre vie ne trouve plus de socle sur lequel prendre appui pour y fixer une adéquation, s'y conformer et s'y conforter, que devient la vie, que devient donc « la vraie vie » ? Ou bien en quoi la « vie » a-t-elle encore à voir avec la « vérité » ?

Car la vie, sinon, peut-elle avoir conformité avec elle-même ? Peut-il y avoir une conformité de la vie à la vie ? Dès lors que cela n'a pas de sens, la vie, savons-nous, ne cessant d'avoir au contraire à dé-coïncider d'avec la vie pour se promouvoir en vie, ce n'est plus que du social, et de ce qu'il établit conventionnellement de morale, que peut venir la conformité selon laquelle modeler la vie.

De là que la conformité d'antan, onto-théologique, qui prétendait « sauver » la vie, ne peut plus que laisser la place aujourd'hui, en perdant le support de sa transcendance, au conformisme d'une normalité et d'une moralité factice, médiatique et grégaire, corrompant la vie du sein d'elle-même et la réduisant à la pseudo-vie.

Au point que la défection et la désertion de la vie ne cesse non plus seulement de miner, mais de mimer la vie, au-dedans même de la vie, y générant, sans plus de bornes, la non-vie.

page(s) 48-49
• Le monde entier m'é-mouvant

[Q]uand, libéré de ma perspective individuelle, je reprends pied au niveau de la processivité naturelle, je n'ai plus à vouloir (je ne suis plus tendu vers), et c'est le monde entier qui, en m'é-mouvant, réagit à travers moi et de lui-même va me déployant.

page(s) 47
• L’inouï, l’irréductible altérité

L’inouï nomme […] l'en soi en ce qu'il pointe le réel avant toute assimilation subjective : avant qu'il ne commence d'être nommé, normé, normalisé, formaté par nos cadres perceptifs et d'intellection. Il nomme le réel avant que nous l'intégrions et puissions le « connaître », c'est-à-dire que nous le rapportions à notre cadre constitué de connaissance, que nous le réduisions selon nos capacités d'appréhension, donc que nous en méconnaissions l'extériorité vis-à-vis de nous-même, autrement dit l’irréductible altérité.

page(s) 90
• Piégé par le manque

[N]otre incapacité bien connue à concevoir le « paradis »: tant que j'éprouve encore du manque, je n'y suis pas satisfait, donc ne peux être heureux ; ou bien, si j'y suis satisfait, je manque alors du manque qui me fait désirer et je me lasse de ce bonheur que j'ai.

page(s) 103
• À côté de la vie qui vit ?

[J]e n'ai peut-être toujours pas commencé de vraiment vivre. Le roman lui-même, lui dont on dit qu'il décrit la vie, l'a-t-il assez réfléchi : que cette vie-ci, celle qu'on s'entend à nommer « la vie », n'est plus peut-être qu'une apparence ou qu'un semblant de vie ? N'est plus peut-être, s'étant vidée d'elle-même, à notre insu, que son simulacre ou sa parodie. Que nous sommes peut-être en train de passer, sans même nous en apercevoir, à côté de la « vraie vie », à côté de la vie qui vit.

• Le plus simple, le plus en rapport à l'existence

Ce second temps est celui où l'on se détache à son insu de la compétence exercée, de la technicité dont on a acquis la maîtrise, non pas qu'on voudrait s'en débarrasser ou qu'on en serait déçu, mais, parce que, commençant de revenir sur ce chantier déjà avancé, on s'inquiète de ce qu'il a laissé échapper et qui toujours, au fond, est le même : le plus simple, plus élémentaire et plus radical, plus en rapport à l'existence même (ou le fameux « les choses mêmes »).

page(s) 44-45
• Indifférence à la vie

Ce à quoi je n'accroche pas, autrement dit, parce que cela toujours est pareil, toujours déjà là, me reste inconnu, mais à mon insu, sans que je commence de soupçonner son étrangeté[. J]e ne commence pas de le rencontrer : ne le rencontrant pas, cela ne me résiste pas ; et n'y suspectant pas de résistance, je le laisse sombrer de soi dans l'indifférence. Je suis lassé, sans même me le dire, de ce qu'il y ait du ciel par-delà la fenêtre ou sous mes yeux de la couleur. Et même n'est-on pas lassé d'être en vie ? La vie ma lasse de sa répétition continue qui l'enlise et fait que je ne la perçois plus.

page(s) 58-59
• Ce qui reste in-ouï

Inouï nommera […] ce restant – ce qui reste « in-ouï » – parce que demeurant en deçà de notre appréhension qui toujours déjà le recouvre : ce qui échappe au cadrage et captage de la perception, toujours pré-déterminée ; à l'enregistrement et au rangement de la pensée, toujours pré-constituée.

page(s) 24
• Nous hisser à hauteur d’inouï, une exigence éthique

[N]ous hisser à hauteur d’inouï, ne pas biaiser avec lui ou s'en détourner, ne pas le trahir, mais oser l'affronter, a d'emblée et nécessairement un effet sur la conduite, produit de soi-même, savons-nous, une exigence éthique.

D'emblée une étroitesse du point de vue intéressé, […] celle de l'ego de l'égoïsme, s'y trouve de fait abandonnée : la fermeture à l'Autre, par ce qu'on n'entend plus de lui – d'où vient ce qu'on appelle traditionnellement le « mal » – y devient impossible.

page(s) 95-96
• Liberté d'un sujet s'affranchissant de la clôture du moi

La « liberté » […] n'est pas une donnée première, comme l'a voulu la métaphysique en dédoublant le monde et rompant l'expérience ; mais elle est au contraire, par désolidarisation d'avec la primarité imposée, une acquisition et accession secondaire du sujet, celle par laquelle précisément il se promeut en « sujet ». […]

Reprise de sa vie qui n'a pas d'âge, réforme qui peut tôt débuter. C'est de là qu'une initiative commence de se dégager ; qu'une marge de manœuvre effective – donc de choix – peut résulter ; qu'une liberté peut effectivement apparaître : que, se dissociant du primaire de la première vie, donc aussi se désolidarisant d'avec son monde, un sujet s'affranchissant de la clôture du moi peut émerger. Il s'affirme alors en sujet ex-istant.

page(s) 27-29
• À contre-courant de ce que fait le langage

[Q]ue des perceptions puissent enfin venir sans se laisser déjà sentir, sans se laisser déjà filtrer par l'attendu, rattraper par de l'entendu – qu'elles se laissent absorber aussitôt par l'esprit prévenu et résorber. […C]ommencer d'aborder du « réel », de « toucher » à de l'« être », comme on dit les Grecs, mais à contre-courant de ce qu'en a fait le langage, lui qui, l'ayant toujours déjà arpenté et répertorié, le laisse peut-être à jamais in-ouï sous tout ce qui en a été dit.

page(s) 12
• Laisser opérer l'immanence

[N]e pas biaiser avec le présent rencontré en même temps que le laisser fructifier.

Ce qui conduit à tenir à la fois les deux : à répondre à l'instance du présent, cet « instant » qui passe s'entendant comme une exigence rejetant la répétition-conservation ; mais également à laisser opérer l'immanence et sa capacité d'enfanter.

page(s) 44
• Vivants, nous n'atteignons jamais le vivre

[D]'une part, vivre est ce sur quoi nous nous trouvons sans recul, en quoi nous sommes toujours déjà engagés, dont nous ne pouvons imaginer sortir (même quand nous voulons mourir) ; mais, de l'autre, c'est de quoi nous restons toujours à distance, dont nous demeurons éternellement en manque, en retrait – que nous n'atteignons jamais.

page(s) 11
• Se tenir hors

Le lassant restreint et replie la vie sur un « soi » qui s'emmure et devient possessif ; et l'inouï la déploie, au contraire, et la rend expansive jusqu'au désemparement et dépossession d'un tel soi qui s'étiolait en soi. On est entré du coup dans une éthique de l'ex-istence, dès lors qu'on entend celle-ci comme la capacité de s'extraire et de « se tenir hors », ex-sistere, des conditions imparties et subies.

page(s) 69
• Reporter, par crainte du désemparement

[R]eporter cet affrontement de la rencontre, c'est rater définitivement la possibilité du présent qui s'offre – « présent » s'entendant d'ailleurs heureusement en français des deux façons : moment actuel et don.

Ce péril est bien connu de tous. Car escamoter le présent est de toutes les démarches comme de tous les instants. Ne serait-ce que maintenant , quand je lis : quand je lis, la tentation du report est que je peux relire. De même quand j'écris : que je peux corriger. […] Je compte, autrement dit, sur le fait que je peux refaire pour ne pas faire[. …]

[R]eportant, je me prémunis contre un trop violent désemparement.

page(s) 30-31
• Est-il tolérable de vivre figé ?

Si l'on demeurait toujours le même, condamné au même, à l'« être », comme on le voudrait, fixé – figé – dans son identité et ne mourant pas, vivre serait-il seulement vivable, en tout cas tolérable ?

page(s) 12
• Lucidité, vérité inconfortable

[O]n « veut » bien, non pas la vérité, mais une certaine vérité, comme l'a vu Nietzsche. Lucidité nomme, en revanche, la vérité qu'on ne veut pas, mais qui s'impose à nous et malgré nous, non par annonce extérieure et fracassante Révélation, mais modestement, du sein même de la vie écoulée et peu à peu réfléchie, de l'expérience décantée et ce qui s'en distille discrètement, empoisonnant, il est vrai, le confort de la vie et de la pensée – et qu'on peut chercher à dissimuler ou bien qu'on décide d'affronter. L'affronter, et même en tirer parti, est ce qui ouvre une seconde vie.

page(s) 113