François Jullien

Portrait de François Jullien

François Jullien (né en 1951) est philosophe, helléniste et sinologue. Pour mieux sonder l'impensé de notre langue, donc de notre pensée, fondées sur celles de l'Antiquité grecque et latine, il s'est d'emblée placé le plus au-dehors qui soit, en Chine, travaillant principalement à partir des classiques taoïstes et confucianistes.

Depuis une dizaine d'années, l'œuvre de François Jullien est entrée dans une seconde période qui, de livre en livre, développe une philosophie du vivre en résistance à la sous-littérature du développement personnel.

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Faire semblant

Non seulement nous ne faisons que semblant de vivre en vivant la vie de conformité imposée ; mais surtout nous faisons semblant de ne pas savoir que nous faisons seulement semblant en vivant ainsi.

page(s) 45-46
• Reprendre sa vie

[E]st-ce que je saurai me détacher de ma vie précédente – de ma vie enlisée en son monde – pour débuter un nouveau jour ? Ou pour éclairer cette question dans sa condition : est-ce que je suis parvenu, à ce jour, à tirer parti de ma vie passée pour, revenant sur elle et m'en décalant, ne plus répéter ma vie, mais la « reprendre » : pour pouvoir réformer ma vie et commencer enfin effectivement d'« exister » ?

Cette interrogation, il est vrai, on peut la maintenir au niveau de l'actuel marché du développement personnel et du bonheur, en vue de s'y assurer à moindre frais. On peut la garder dans le cadre des banalités bien rabotées de la sagesse, y quêtant une résignation plus ou moins enjouée. Mais on peut aussi vouloir l'affronter philosophiquement pour y chercher une issue plus audacieuse, autant dire qui soit inventive.

• Lente décantation de la lucidité

[L]a lucidité […] est conjointement résultative : j'y ai été conduit par les expériences traversées en même temps que j'y ai contribué moi-même par leur prise en compte. Tous ceux qui ont subi des expériences négatives ne sont pas pour autant devenus lucides, il y faut aussi une collaboration du sujet, acceptant de les laisser entrer dans le champ de sa réflexion. De la lucidité me vient tout ce que j'ai vécu et qui a dissout et défait peu à peu – a effrité et morcelé, fissuré et craquelé, par contrainte exercée du dehors en même temps que rectification personnellement assumée – ce qui obscurcissait ma conscience à titre de représentations de l'esprit s'interposant à mon insu et me voilant la réalité – « réalité » sortant alors de sa nébuleuse équivoque pour signifier précisément ce qui reste après ce retrait.

page(s) 97-98
• À contre-courant de ce que fait le langage

[Q]ue des perceptions puissent enfin venir sans se laisser déjà sentir, sans se laisser déjà filtrer par l'attendu, rattraper par de l'entendu – qu'elles se laissent absorber aussitôt par l'esprit prévenu et résorber. […C]ommencer d'aborder du « réel », de « toucher » à de l'« être », comme on dit les Grecs, mais à contre-courant de ce qu'en a fait le langage, lui qui, l'ayant toujours déjà arpenté et répertorié, le laisse peut-être à jamais in-ouï sous tout ce qui en a été dit.

page(s) 12
• Disponibilité taoïste à la vie

[S]i la vraie vie s'entend […] comme la vie délivrée, il apparaît pour autant que celle-ci, chez ces « hommes vrais » du taoïsme, ne se conçoit guère sous l'angle de notre liberté, comme on s'y attendrait, celle-ci s'entendant par rupture d'avec la nécessité interne à l'expérience et la conditionnant. Mais plutôt sous l'angle de ce que l'on appellera par contraste la disponibilité (mieux que « disposition », déjà trop figé). Cette dernière permet d'épouser la vie dans son ampleur, l'alternance de ses « saisons », en évoluant au gré dans le compossible et sans laisser enfouir la vie sous le jeu falsifiant des contradictions.

page(s) 64
• Un matin tel qu'on ne l'avait encore jamais aperçu

[N]os vies se mesurent, non pas tant à la capacité de supporter les malheurs qui les frappent du dehors, sur un mode stoïcien tant célébré, qu'à la capacité de garder les yeux le plus longtemps ouverts sur le négatif interne à la vie même, mais aussi activant la vie. Et ce sans compensation ni substitution, d'où vient la lucidité, pour y trouver l'appui d'une relance de la vie ou ce qui constitue la possibilité d'une seconde vie. Pour pouvoir enfin un matin, quand on tire le rideau de sa fenêtre, qu'on regarde la maison d'en face et la rue, commencer de voir se lever, du fond même de la nuit, ce que peut être un matin. Un matin « de plus », mais émergeant du monde, tout en procédant du monde, et tel qu'on ne l'avait encore jamais aperçu.

page(s) 184-185
• La vie ne coïncide pas avec la vie

C'est plutôt par recul, à distance, dans le souvenir, ou peut-être en rêve, qu'on commence à voir se profiler, comme dans une brèche, ce que serait plus essentiellement la vie. Car le paradoxe fondamental de la vie est que la vie ne coïncide pas avec la vie, et cela de façon originaire. Si « la vraie vie est absente », comme l'a dit Rimbaud dans une formule décisive, acquise à tout jamais, cela ne vient pas, bien sûr, de quelque infortune ou malheur personnel, qui serait plus ou moins anecdotique, mais de cette contradiction majeure, qui est celle même de la vie : « Je suis au fond du monde », dit la Vierge folle d'Une saison en enfer, « au fond du monde » comme au fond du gouffre. Or, en même temps, est-il reconnu aussitôt, « nous ne sommes pas au monde »… À ce monde, ici même, nous n'avons pas encore accédé.

page(s) 15
• Conformisme et non-vie

[Q]ue cet arrimage à l'« Être » ou « Dieu », fondant la vérité, soit enfin défait ? Que cet ordre métaphysique soit rompu, comme l'a voulu la modernité, que notre vie ne trouve plus de socle sur lequel prendre appui pour y fixer une adéquation, s'y conformer et s'y conforter, que devient la vie, que devient donc « la vraie vie » ? Ou bien en quoi la « vie » a-t-elle encore à voir avec la « vérité » ?

Car la vie, sinon, peut-elle avoir conformité avec elle-même ? Peut-il y avoir une conformité de la vie à la vie ? Dès lors que cela n'a pas de sens, la vie, savons-nous, ne cessant d'avoir au contraire à dé-coïncider d'avec la vie pour se promouvoir en vie, ce n'est plus que du social, et de ce qu'il établit conventionnellement de morale, que peut venir la conformité selon laquelle modeler la vie.

De là que la conformité d'antan, onto-théologique, qui prétendait « sauver » la vie, ne peut plus que laisser la place aujourd'hui, en perdant le support de sa transcendance, au conformisme d'une normalité et d'une moralité factice, médiatique et grégaire, corrompant la vie du sein d'elle-même et la réduisant à la pseudo-vie.

Au point que la défection et la désertion de la vie ne cesse non plus seulement de miner, mais de mimer la vie, au-dedans même de la vie, y générant, sans plus de bornes, la non-vie.

page(s) 48-49
• L’ébranlement émotionnel

C'est seulement d'une incitation venant du dehors que peut se remettre en mouvement, en élan, sa vie ; ou que celle-ci pourrait sortir de l'inertie mortelle générant la non-vie. Je nommerai précisément l'« é-motion » ce pouvoir surgi du dehors de la vie dans la vie et faisant effraction dans la réification où se trouve entraînée, ne serait-ce que par homéostasie, la vie. Comme une vie enlisée est une vie qui ne rencontre plus, une vie réifiée, à sa suite, est une vie qui ne s'émeut plus.

Aussi, de même que le désenlisement a son principe dans la décoïncidence faisant sortir la vie de son adaptation normée, de son adéquation installée, on dira que le propre de la déréification est de trouver son principe dans l’ébranlement émotionnel frappant soudainement la vie. Surgi à la transition du physiologique et du psychique, non seulement cet ébranlement de l'émotion remet en tension la vie, la sort de son apathie. Mais plus encore : il force la vie, par son intrusion, à se tenir hors et se mouvoir (e-movere), ne serait-ce qu'un instant, de son régime précédent de vie.

page(s) 142
• Tout devient inouï

[Q]uand Einstein écrit : « Il n'y a que deux façons de vivre sa vie ; penser que rien n'est un miracle ou penser que tout est un miracle », il range d'un même côté le « sans miracle », la conformité, la rationalité déclarée, quand la raison se confine dans sa légalité, que tout s'emboîte et trouve son adéquation qui n'est toujours, en fait, qu'une adaptation ; de l'autre, la percée héroïque hors de la conformité rassurante, de la normalité qui sécurise, où tout dès lors – mais sans qu'il s'y mêle un tant soit peu d'irrationalité paresseuse – devient inouï.

• Pure processivité, naturelle et spontanée

[Il s'agit] de rejoindre en soi-même ce régime de pure processivité, naturelle et spontanée, parce que libérée de tout ce que surajoute à ce cours le « point de vue advenu », prévenu, d'un moi individuel. car, pris comme est celui-ci dans le jeu du pour et du contre, dans la projection de ses tendances et de ses aversions, toute cette affectivité parasite faisant écran à la pure injonction du monde, voici que fatalement s'obscurcit en lui la réactivité naturelle relançant constamment la vie, qu'elle s'y brouille et qu'elle s'y embarasse ; l'influx vital se trouve alors entravé en ce « moi » et s'épuise.

page(s) 45-46
• Désapparition

Si ce qui disparaît est recouvert par autre chose, ce qui désapparaît n'est recouvert que par sa propre présence qui s'étale et, n'étant plus menacée de disparaître, s'entasse et devient opaque. De là que ce présent étalé vire de lui-même en lassitude ; et qu'il faudra briser cette lassitude de l'étalement pour commencer d'entendre, sous lui, le possible inouï.

page(s) 130-131
• Lucidité

La lucidité n'est pas l'intelligence, dont le propre est la compréhension. Tandis que l'intelligence, à l'instar du langage, est une faculté, et même la plus générale, qu'elle est pour une part au moins innée, qu'elle se porte sur un objet à la fois de son propre mouvement et dans l'instant, la lucidité, quant à elle, ne nous est pas donnée, elle ne fait même pas l'objet d'un entretien et d'un entraînement : elle ne s'atteint qu'à partir d'un cheminement et de façon résultative – peut-on même se communiquer, de l'un à l'autre, ce résultat ?

La lucidité n'est pas non plus la connaissance, celle-ci relevant plus résolument d'une acquisition. Tandis que la connaissance s'étend par domaines et par disciplines, la lucidité est une capacité globale qui ne se laisse pas morceler ni ne s'enseigne. À la rapprocher également des termes qui lui sont donnés pour synonymes, il apparaît que la pénétration comme la perspicacité (la clairvoyance) supposent que l'esprit a rencontré une résistance – une opacité – et la dépasse. Elles renvoient prospectivement, l'une et l'autre, à une situation dont la difficulté est à dénouer. Leur usage requiert un point d'application, la première se prévalant plutôt de profondeur et la seconde de netteté.

Mais la lucidité, quant à elle, est issue d'un devenir : on devient lucide par expérience ; elle s'atteint processuellement et par dégagement : de la lumière vient d'elle-même, par immanence, à partir de tout ce qu'on a vécu et traversé. Pénétration et perspicacité nomment une capacité opérationnelle de l'esprit ; lucidité, un niveau auquel a accédé la conscience. Tandis que celles-là nomment le franchissement d'un embarras se présentant à la pensée, celle-ci dit la sortie d'une indistinction par laquelle on se laissait abuser. Aussi, en signifiant qu'on émerge de la confusion dans laquelle on était demeuré dans sa vie passée, la lucidité nomme-t-elle bien la capacité d'un sujet accédant à la seconde vie.

Ne s'acquérant pas, à proprement parler, la lucidité n'est affaire ni de méthode ni de volonté. Puis-je même désirer devenir lucide ? Je désirerais, à vrai dire, plutôt la contraire : rester dans une indistinction naïve – une confusion primitive – répondant davantage, plus immédiatement, à mes souhaits ; ne me forçant pas à voir la réalité dépouillée de ses illusions ou « comme elle est ». Alors qu'on voudrait être plus intelligent ou posséder plus de connaissances, et même avoir l'esprit plus perspicace ou pénétrant, ne craindrais-je pas, au contraire, plus de lucidité ?

page(s) 95-97
• Le plus simple, le plus en rapport à l'existence

Ce second temps est celui où l'on se détache à son insu de la compétence exercée, de la technicité dont on a acquis la maîtrise, non pas qu'on voudrait s'en débarrasser ou qu'on en serait déçu, mais, parce que, commençant de revenir sur ce chantier déjà avancé, on s'inquiète de ce qu'il a laissé échapper et qui toujours, au fond, est le même : le plus simple, plus élémentaire et plus radical, plus en rapport à l'existence même (ou le fameux « les choses mêmes »).

page(s) 44-45
• Entrer simplement en présence

Ne pourrais-je cependant, un jour, entrer en rapport immédiat avec de l'immédiat ? Ne serait-ce pas cela « être au monde » ? Ne serait-ce pas cela vivre ? Entrer simplement en présence, ne serait-ce qu'en présence de cet arbre devant moi. Quand je suis face à lui, non plus me le « représenter », selon les interminables représentations de l'esprit qui font qu'il est toujours déjà dans ma tête et non pas dans la prairie ; mais qu'il se présente effectivement devant moi et que je me présente effectivement devant lui (stellen vor et non plus vor-stellen dans Was heisst Denken ?).

page(s) 191
• Vivants, nous n'atteignons jamais le vivre

[D]'une part, vivre est ce sur quoi nous nous trouvons sans recul, en quoi nous sommes toujours déjà engagés, dont nous ne pouvons imaginer sortir (même quand nous voulons mourir) ; mais, de l'autre, c'est de quoi nous restons toujours à distance, dont nous demeurons éternellement en manque, en retrait – que nous n'atteignons jamais.

page(s) 11
• Se tenir hors

Le lassant restreint et replie la vie sur un « soi » qui s'emmure et devient possessif ; et l'inouï la déploie, au contraire, et la rend expansive jusqu'au désemparement et dépossession d'un tel soi qui s'étiolait en soi. On est entré du coup dans une éthique de l'ex-istence, dès lors qu'on entend celle-ci comme la capacité de s'extraire et de « se tenir hors », ex-sistere, des conditions imparties et subies.

page(s) 69
• Découverte, dé-couvrement

Quand on en a fini avec la découverte, qu'on n'a plus rien à attendre en termes de conquête, que tout est « vu », que tout dans la vie paraît définitivement connu, débute alors le dé-couvrement. La question n'est plus ce que je pourrais vivre encore, mais ce qui m'échappe encore de ce que je vis.

page(s) 180
• Véritées décantées

Il y va […] de la nature même de la vérité ; et d'un défi pour la philosophie ou, du moins, de ce qui doit l'inquiéter comme sa limite : qu'il est des vérités qui ne se découvrent qu'avec le temps ; non pas dans l'instant (du raisonnement), mais par dégagement. Car on croit la vérité convaincante par elle-même, index sui, accessible sur-le-champ parce que en appelant par principe à la raison et comprise dans son énoncé, de droit intégrable par tout esprit l'examinant pour en juger, d'où lui vient son universalité. Or on découvre qu'il est des vérités qui ne sont pas de cet ordre : qui ne sont pas démontrées, mais décantées.

page(s) 32
• Plus d’autre dans la satiété généralisée

[D]ans ce monde de l'interface généralisée, la rencontre se voit désormais tuée par la relation indéfiniment extensive, extrapolée, qui n'en est plus qu'un fac-similé. Car tout se trouvant démultiplié ad libitum et devenant à portée – tout différé s'en trouvant chassé et tout, dès lors, devenant possible à égalité –, il n'y a plus suffisamment de distance, de trou, de manque, dans cette satiété généralisée, dans cette « société » indéfiniment simulée, pour que de l’autre puisse émerger, et le désir est à la peine – ce dont s'étiole aujourd'hui la vie.

page(s) 131