François Jullien

Portrait de François Jullien

François Jullien (né en 1951) est philosophe, helléniste et sinologue. Pour mieux sonder l'impensé de notre langue, donc de notre pensée, fondées sur celles de l'Antiquité grecque et latine, il s'est d'emblée placé le plus au-dehors qui soit, en Chine, travaillant principalement à partir des classiques taoïstes et confucianistes.

Depuis une dizaine d'années, l'œuvre de François Jullien est entrée dans une seconde période qui, de livre en livre, développe une philosophie du vivre en résistance à la sous-littérature du développement personnel.

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Déni inhérent à la pensée du bonheur

[L]a pensée du bonheur ne se maintiendrait-elle, en dépit de son aporie, que par la force de son déni ? – d'où lui viendraient sa puissance hallucinatoire et sa construction délirante. Déni de ce que la violence ne peut en réalité disparaître – et même n'a pas à disparaître – parce qu'elle est intrinsèque à la vie ; ou de ce que la mort est au sein même de la vie et non seulement ce qui la finit – autrement dit, que les opposés sont solidaires, comme le prônait Héraclite. Déni surtout de ce que l'un est la condition de l'autre ; et, d'abord, de ce que la vie ne peut se concevoir, se promouvoir, que sous la condition de la mort.

page(s) 100
• Laisser les émotions mieux nous susciter

Si l'émotion vient bien chaque fois du monde, n'est-ce pas moi, en revanche, qui décèle peu à peu, du cours même de la vie, par écart ouvert dans la vie, sa capacité de dé-couvrement ? Aussi peut-on s'essayer non plus tant à gérer ses émotions et les dominer, comme l'a voulu traditionnellement l'« ataraxie » de la sagesse, que peut-être, à l'envers, les laisser mieux – c'est-à-dire plus radicalement, le plus infiniment – nous susciter, et ce pour déréifier nos vies.

page(s) 150
• La vie ne coïncide pas avec la vie

C'est plutôt par recul, à distance, dans le souvenir, ou peut-être en rêve, qu'on commence à voir se profiler, comme dans une brèche, ce que serait plus essentiellement la vie. Car le paradoxe fondamental de la vie est que la vie ne coïncide pas avec la vie, et cela de façon originaire. Si « la vraie vie est absente », comme l'a dit Rimbaud dans une formule décisive, acquise à tout jamais, cela ne vient pas, bien sûr, de quelque infortune ou malheur personnel, qui serait plus ou moins anecdotique, mais de cette contradiction majeure, qui est celle même de la vie : « Je suis au fond du monde », dit la Vierge folle d'Une saison en enfer, « au fond du monde » comme au fond du gouffre. Or, en même temps, est-il reconnu aussitôt, « nous ne sommes pas au monde »… À ce monde, ici même, nous n'avons pas encore accédé.

page(s) 15
• En deçà de toute réactivité affective, vide de toute intentionnalité

[S]i, vous branchant sur la seule incitation naturelle, vous vous retranchez en deçà de toute réactivité affective, autrui n'aura plus prise sur vous ; de même que, si vous vous évidez de toute intentionnalité, autrui ne saura vous en vouloir […]

Car c'est au niveau du moi volitif-affectif que naît le conflit ; une fois ce stade dépassé, ou plutôt une fois que vous aurez su régresser en vous-même en deçà de lui, vous pourrez obtenir indéfiniment des autres, sans avoir à forcer, et vous prémunir de leur agression, puisqu'ils ne songeront même plus à vous affronter.

page(s) 53-54
• Désapparition

Si ce qui disparaît est recouvert par autre chose, ce qui désapparaît n'est recouvert que par sa propre présence qui s'étale et, n'étant plus menacée de disparaître, s'entasse et devient opaque. De là que ce présent étalé vire de lui-même en lassitude ; et qu'il faudra briser cette lassitude de l'étalement pour commencer d'entendre, sous lui, le possible inouï.

page(s) 130-131
• Ce qui reste in-ouï

Inouï nommera […] ce restant – ce qui reste « in-ouï » – parce que demeurant en deçà de notre appréhension qui toujours déjà le recouvre : ce qui échappe au cadrage et captage de la perception, toujours pré-déterminée ; à l'enregistrement et au rangement de la pensée, toujours pré-constituée.

page(s) 24
• Le bonheur, faux universel

L'amour, lui qui sert à dire aussi bien le désir de possession que le don surabondant de soi-même, qui est son opposé, à la fois l'érôs et l'agapé, a eu besoin du statut mythique que lui a conféré l'Occident (« l'Amour ! ») pour asseoir son unité forcée.

Or, de même, le « Bonheur », servant à dire aussi bien la chance que la béatitude, réclame-t-il un statut d'idéalité pour imposer sa fausse consensualité, voire son prétendu statut d'universel. De là que son manque de rigueur fait sa faveur ; ou que la confusion du terme est ce qui fait sa commodité, jusqu'à le légitimer. Car ne sert-il pas à couvrir – à noyer sous son autorité – ce qu'on craint le plus peut-être d'avoir à penser ?

Ne faudrait-il pas d'ailleurs commencer par porter au sein du mot le soupçon ? Ce terme de bonheur n'est-il pas d'emblée suspect pour ce qu'il fige et fend à la fois ? Pour la fixation qu'il impose en bloquant sous son unité le cours du vécu ; et pour le forçage qu'il opère en scindant, de façon antinomique, « bonheur » et « malheur ». Car, en se dressant contre le « malheur », le « bonheur » fait perdre à la fois la cohérence et la continuité qui font le tissu indémêlable de nos vies.

page(s) 96-97
• La voie du véritable nourrissement

La voie du véritable nourrissement est […] à concevoir entre [retraite et vie sociale], mais ne nous méprenons pas sur ce juste milieu qui n'est pas une équidistance vis-à-vis des deux, car celle-ci conduirait aussi, fatalement, à s'immobiliser et ferait rater le renouvellement de la vie. […]

[C]e n'est pas se retirer au-dedans ni non plus s'activer au-dehors qui est un tort, mais se retirer au-dedans « au point de se tenir caché » et sans plus de rapport avec autrui (si bien qu'on se découvre seul et démuni quand surgit un danger extérieur) ; ou s'activer au-dehors au point d'être continuellement exposé (aux pressions, aux intrigues, etc.), si bien que, faute de relâchement, on est rongé par les préoccupations et on dépérit prématurément.

Le tort n'est pas dans l'une ou l'autre position mais dans le fait de s'attacher à une position, quelle qu'elle soit, et de s'enliser en elle ; plus précisément, il est de s'isoler dans une certaine position en se coupant de la position adverse et donc de se fermer à l'appel à se détacher de la position occupée (pour continuer d'avancer), que maintenait précisément l'autre possibilité. La vie alors ne se « nourrit » plus parce qu'elle perd de ce fait sa virtualité, s'enlise, se bloque et n'inaugure plus.

page(s) 32-33
• Conduite du sage

[L]e Sage ne laissera sa conduite ni s'embarrasser dans des savoirs, ni s'engluer dans des accords, ni s'enliser dans des vertus, ni s'entraver dans des succès.

page(s) 43
• Résolution d’assumer

Qu'on se rappelle seulement de quoi « maintenant » est fait : manu tenere, « tenir par la main » et « maintenir ». « Nous ne tenons jamais au temps présent », disait acerbement Pascal. […]

[I]l n'est de présent que par décision – résolution – d'assumer. Je ne cherche plus à retenir, à faire devenir ou durer.

page(s) 37-38
• Indifférence à la vie

Ce à quoi je n'accroche pas, autrement dit, parce que cela toujours est pareil, toujours déjà là, me reste inconnu, mais à mon insu, sans que je commence de soupçonner son étrangeté[. J]e ne commence pas de le rencontrer : ne le rencontrant pas, cela ne me résiste pas ; et n'y suspectant pas de résistance, je le laisse sombrer de soi dans l'indifférence. Je suis lassé, sans même me le dire, de ce qu'il y ait du ciel par-delà la fenêtre ou sous mes yeux de la couleur. Et même n'est-on pas lassé d'être en vie ? La vie ma lasse de sa répétition continue qui l'enlise et fait que je ne la perçois plus.

page(s) 58-59
• Quelle chance pour l’émotion dans notre société ?

Y a-t-il encore quelque chance d’émotion, tant la société a déjà réfréné par avance, sous la marchandisation généralisée, sous la projection rationalisée et intégrée, tout ce qui ressemblerait un tant soit peu à de l'irréductible ou de l'incommensurable ? – eux aussi sont si tôt contrefaits.

L'institution « audiovisuelle », pour sa part, en organisant ce qui pointerait d'émotion en spectacle, nous rend d'autant plus voyeurs, mais non plus émus. Elle simule et stimule une pseudo-émotion à l'image de la pseudo-vie. Même la vulgarité qu'on voit s'étaler à la télévision n'est pas tant une manière avantageuse de capter la paresse (de flatter la bassesse) qu'une façon rusée de donner le change et de masquer ce qu'elle entretient – sous du pseudo-rôle – de pseudo-vie, et ce pour pouvoir alimenter plus fallacieusement son crédit.

page(s) 147
• Véritées décantées

Il y va […] de la nature même de la vérité ; et d'un défi pour la philosophie ou, du moins, de ce qui doit l'inquiéter comme sa limite : qu'il est des vérités qui ne se découvrent qu'avec le temps ; non pas dans l'instant (du raisonnement), mais par dégagement. Car on croit la vérité convaincante par elle-même, index sui, accessible sur-le-champ parce que en appelant par principe à la raison et comprise dans son énoncé, de droit intégrable par tout esprit l'examinant pour en juger, d'où lui vient son universalité. Or on découvre qu'il est des vérités qui ne sont pas de cet ordre : qui ne sont pas démontrées, mais décantées.

page(s) 32
• Tenter de vivre

D'une part, vivre est immédiat et même le seul immédiat possible. D'autre part, vivre est à essayer, à conquérir, à tenter – il faut « tenter de vivre ». Il y faut donc une médiation incessante, et d'abord de la pensée qui conduit à dérésigner, désenliser, désaliéner et déréifier la vie.

page(s) 189
• Laisser opérer l'immanence

[N]e pas biaiser avec le présent rencontré en même temps que le laisser fructifier.

Ce qui conduit à tenir à la fois les deux : à répondre à l'instance du présent, cet « instant » qui passe s'entendant comme une exigence rejetant la répétition-conservation ; mais également à laisser opérer l'immanence et sa capacité d'enfanter.

page(s) 44
• Piégé par le manque

[N]otre incapacité bien connue à concevoir le « paradis »: tant que j'éprouve encore du manque, je n'y suis pas satisfait, donc ne peux être heureux ; ou bien, si j'y suis satisfait, je manque alors du manque qui me fait désirer et je me lasse de ce bonheur que j'ai.

page(s) 103
• Fausses monnaies de la sagesse et du développement personnel

La floraison contemporaine de la sagesse relève d'un abandon du travail de la pensée, c'est-à-dire de sa nécessaire élaboration, relevant lui-même de ce qui est bien cette fois un déni : déni de ce qu'il faut de patience et de cheminement, de ce qu'il faut traverser d'illusion et d'incompréhension, pour que soit enfin produit de l'intelligible.

De là qu'elle conduise non seulement à un renoncement à l'exigence philosophique, mais également à une démission vis-à-vis du questionnement politique, celui-ci étant une dimension de celle-là ainsi que sa mise en œuvre. Or ce déni est celui du temps présent, sur lui repose l'opinion ou la doxa du jour. Aussi nombre de ceux qui jadis ont été philosophes se convertissent-ils aujourd'hui par facilité, de façon plus ou moins avouée, à cette sous-philosophie et en font commerce. Car c'est là le nouveau marché.

Il faut sonder, en effet, le moment présent pour comprendre les raisons d'un tel succès et pourquoi cette fausse monnaie s'est propagée : la fin proclamée des grandes idéalités projetées (le Progrès – le Salut) lui a laissé le champ libre ; le retrait du religieux et la déception vis-à-vis du politique (dès lors qu'il n'est plus que de positionnement et n'a plus valeur d'engagement) lui confèrent une fonction de substitution : il s'agit là d'un discours à fonction d'alibi, analgésique face à la « crise » qui n'est elle-même que le titre illusoire donné au négatif – non analysé - non assumé – de notre Histoire.

De plus, porteuse de bonne conscience, non d'exigence, une telle « sagesse » n'offre pas non plus de thèses ou de positions avancées permettant de la critiquer. Que dire contre ce rappel que la vie finalement « est belle », qu'il faut songer aux « joies simples » et se désoccuper – si ce n'est se moquer de ces inepties ?

À quoi s'ajoute la complicité des médias favorisant la constitution d'une image en icône de consensualité (photo au sourire béat) et faisant croire, par là, qu'on peut entrer dans la pensée sans plus de difficulté. La « sagesse » s'est muée ainsi en idéologie du « développement personnel » où chacun se raconte avec complaisance – comme si ce prêche et cet anecdotique avaient valeur « indicielle » (pour reprendre l'ancienne notion chinoise), ou bien suffisaient à se constituer en vérité.

Alors que le philosophe n'a garde, qu'on s'en souvienne, de se raconter : « Ceux qui écoutent, non pas moi, mais le discours », logos, disait préventivement le grand Héraclite ; et que la philosophie – faut-il aussi le rappeler ? – ne prêche pas.

Il en résulte ce propos, finalement redondant et sans arête, de la simplicité heureuse mimant la naïveté (« émerveillez-vous de la vie ! »), mélange d'hédonisme et de zénisme dont tout négatif moteur (nég-actif) est évacué et rejouant de façon ampoulée le grand thème d'une fusion avec le cosmique (et prenant à son avantage une tournure initiatique : le voyage, non plus à Katmandou, mais en Corée) – le tout sur un ton d'humilité se doublant d'exhibitionnisme.

Comme si l'on pouvait oublier que le point de départ de la morale, à défaut de « fondement », ne pouvait se trouver dans la bonne intention affirmée, virant si commodément en posture et toujours suspecte de duplicité ; ni non plus dans l'assentiment collectif (le grégaire que dénonçait Nietzsche).

On s'étonnerait, à vrai dire, que notre époque en soit tombée à ce point de niaiserie (doublée de cynisme ?), s'il ne fallait y voir le symptôme d'une raison qui, elle, est de fond et de nouveau philosophique : notre difficulté à redonner un statut consistant, en rapport à la vie, à ce que nous nommons encore, mais de façon si délabrée, du moins si dispersée, l'« expérience ».

page(s) 69-71
• Dé-couvrement de tout ce qui recouvre la vie

[L]a « vraie vie » ne sera plus ni l'un ni l'autre : ni une idéalisation de la vie, ni non plus l'intensification du vital. Elle échappera à ces deux options successives selon lesquelles la philosophie a prétendu honorer et « sauver » la vie.

Car la vraie vie n'est pas la vie se rêvant parfaite, paradisiaque, la vie comblée, la vie conforme à l'idéalité, la « vraie vie » du platonisme, se reportant dans un Là-Bas du salut, se reposant sur l'Être ou Dieu comme la vérité.

Mais elle n'est pas non plus la vie se faisant valeur, c'est-à-dire relevant d'un jugement qui, par renversement nietzschéen de toutes les valeurs et s'indexant sur la Volonté de puissance, la porterait, dans un pur ici et maintenant, « innocemment », par auto-acquiescement, à son maximum d'exubérance et d'intensité.

Autant dire que la vraie vie ne bascule, pas plus que dans l'idéalisme, dans un quelconque vitalisme. Mais elle est la vie qui, à l'affût de tout ce qui se sécrète de non-vie dans la vie, le dénonce pour s'en libérer – et d'abord de ces -ismes qui la recouvriraient.

page(s) 59-60
• Plus d’autre dans la satiété généralisée

[D]ans ce monde de l'interface généralisée, la rencontre se voit désormais tuée par la relation indéfiniment extensive, extrapolée, qui n'en est plus qu'un fac-similé. Car tout se trouvant démultiplié ad libitum et devenant à portée – tout différé s'en trouvant chassé et tout, dès lors, devenant possible à égalité –, il n'y a plus suffisamment de distance, de trou, de manque, dans cette satiété généralisée, dans cette « société » indéfiniment simulée, pour que de l’autre puisse émerger, et le désir est à la peine – ce dont s'étiole aujourd'hui la vie.

page(s) 131
• Le plus simple, le plus en rapport à l'existence

Ce second temps est celui où l'on se détache à son insu de la compétence exercée, de la technicité dont on a acquis la maîtrise, non pas qu'on voudrait s'en débarrasser ou qu'on en serait déçu, mais, parce que, commençant de revenir sur ce chantier déjà avancé, on s'inquiète de ce qu'il a laissé échapper et qui toujours, au fond, est le même : le plus simple, plus élémentaire et plus radical, plus en rapport à l'existence même (ou le fameux « les choses mêmes »).

page(s) 44-45