François Jullien

Portrait de François Jullien

François Jullien (né en 1951) est philosophe, helléniste et sinologue. Pour mieux sonder l'impensé de notre langue, donc de notre pensée, fondées sur celles de l'Antiquité grecque et latine, il s'est d'emblée placé le plus au-dehors qui soit, en Chine, travaillant principalement à partir des classiques taoïstes et confucianistes.

Depuis une dizaine d'années, l'œuvre de François Jullien est entrée dans une seconde période qui, de livre en livre, développe une philosophie du vivre en résistance à la sous-littérature du développement personnel.

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• En deçà de toute réactivité affective, vide de toute intentionnalité

[S]i, vous branchant sur la seule incitation naturelle, vous vous retranchez en deçà de toute réactivité affective, autrui n'aura plus prise sur vous ; de même que, si vous vous évidez de toute intentionnalité, autrui ne saura vous en vouloir […]

Car c'est au niveau du moi volitif-affectif que naît le conflit ; une fois ce stade dépassé, ou plutôt une fois que vous aurez su régresser en vous-même en deçà de lui, vous pourrez obtenir indéfiniment des autres, sans avoir à forcer, et vous prémunir de leur agression, puisqu'ils ne songeront même plus à vous affronter.

page(s) 53-54
• Conduite du sage

[L]e Sage ne laissera sa conduite ni s'embarrasser dans des savoirs, ni s'engluer dans des accords, ni s'enliser dans des vertus, ni s'entraver dans des succès.

page(s) 43
• Découverte, dé-couvrement

Quand on en a fini avec la découverte, qu'on n'a plus rien à attendre en termes de conquête, que tout est « vu », que tout dans la vie paraît définitivement connu, débute alors le dé-couvrement. La question n'est plus ce que je pourrais vivre encore, mais ce qui m'échappe encore de ce que je vis.

page(s) 180
• Dé-couvrement de tout ce qui recouvre la vie

[L]a « vraie vie » ne sera plus ni l'un ni l'autre : ni une idéalisation de la vie, ni non plus l'intensification du vital. Elle échappera à ces deux options successives selon lesquelles la philosophie a prétendu honorer et « sauver » la vie.

Car la vraie vie n'est pas la vie se rêvant parfaite, paradisiaque, la vie comblée, la vie conforme à l'idéalité, la « vraie vie » du platonisme, se reportant dans un Là-Bas du salut, se reposant sur l'Être ou Dieu comme la vérité.

Mais elle n'est pas non plus la vie se faisant valeur, c'est-à-dire relevant d'un jugement qui, par renversement nietzschéen de toutes les valeurs et s'indexant sur la Volonté de puissance, la porterait, dans un pur ici et maintenant, « innocemment », par auto-acquiescement, à son maximum d'exubérance et d'intensité.

Autant dire que la vraie vie ne bascule, pas plus que dans l'idéalisme, dans un quelconque vitalisme. Mais elle est la vie qui, à l'affût de tout ce qui se sécrète de non-vie dans la vie, le dénonce pour s'en libérer – et d'abord de ces -ismes qui la recouvriraient.

page(s) 59-60
• La rencontre, dépossédant le soi de soi-même, fait exister

[U]ne rencontre – toute rencontre –, oriente à nouveau vers de l'autre, vers de l'extérieur qui n'est pas encore intégré, ravive du « contre » (le « contre » de la rencontre) et fait affronter. Par-là, une rencontre n'est jamais prédictible dans ce qui peut y arriver. Non seulement elle interrompt le cours s'enchaînant du temps et ravive du présent en le détachant du passé.

Mais surtout, en dépossédant un tant soit peu le soi de soi-même, en ébréchant son autonomie et l'expulsant de son quant-à-soi, elle le porte à se « tenir hors » de soi et donc à proprement « ex-ister ».

page(s) 121
• Disponibilité taoïste à la vie

[S]i la vraie vie s'entend […] comme la vie délivrée, il apparaît pour autant que celle-ci, chez ces « hommes vrais » du taoïsme, ne se conçoit guère sous l'angle de notre liberté, comme on s'y attendrait, celle-ci s'entendant par rupture d'avec la nécessité interne à l'expérience et la conditionnant. Mais plutôt sous l'angle de ce que l'on appellera par contraste la disponibilité (mieux que « disposition », déjà trop figé). Cette dernière permet d'épouser la vie dans son ampleur, l'alternance de ses « saisons », en évoluant au gré dans le compossible et sans laisser enfouir la vie sous le jeu falsifiant des contradictions.

page(s) 64
• Percer à jour le déni dont se fortifie le bonheur

[V]ivre, c'est ne cesser de s'opposer à ce qui s'oppose à la vie ; quand on cesse de résister à la non-vie (de résister à la mort), on meurt. […L]a vraie vie débute précisément quand on a percé à jour ce déni dont se fortifie le bonheur dans son utopie ; et qu'on a la force, enfin, d'y renoncer.

page(s) 101
• Survivre, vital et existentiel

Nous ne cessons de surmonter la difficulté non seulement de nous maintenir en vie (de résister à la mort), mais plus encore d'être effectivement vivants : de résister à la non-vie étiolant la vie. Survivre ne se limite pas au vital, mais s'étend à l'existentiel.

page(s) 174
• Pure processivité, naturelle et spontanée

[Il s'agit] de rejoindre en soi-même ce régime de pure processivité, naturelle et spontanée, parce que libérée de tout ce que surajoute à ce cours le « point de vue advenu », prévenu, d'un moi individuel. car, pris comme est celui-ci dans le jeu du pour et du contre, dans la projection de ses tendances et de ses aversions, toute cette affectivité parasite faisant écran à la pure injonction du monde, voici que fatalement s'obscurcit en lui la réactivité naturelle relançant constamment la vie, qu'elle s'y brouille et qu'elle s'y embarasse ; l'influx vital se trouve alors entravé en ce « moi » et s'épuise.

page(s) 45-46
• Le plus simple, le plus en rapport à l'existence

Ce second temps est celui où l'on se détache à son insu de la compétence exercée, de la technicité dont on a acquis la maîtrise, non pas qu'on voudrait s'en débarrasser ou qu'on en serait déçu, mais, parce que, commençant de revenir sur ce chantier déjà avancé, on s'inquiète de ce qu'il a laissé échapper et qui toujours, au fond, est le même : le plus simple, plus élémentaire et plus radical, plus en rapport à l'existence même (ou le fameux « les choses mêmes »).

page(s) 44-45
• Sortir du contentement et du confinement du moi

[Si e]n donnant à entendre de l'autre qui s'extrait de toute assimilation à soi-même, l'inouï met en tension d'ex-istence, c'est que la capacité d'ex-istence est précisément d'excéder tout rabattement dans le déjà perçu - déjà pensé - déjà vécu. C'est en commençant de prêter l'oreille à l'inouï que l'on peut se hisser hors de son moi comme de son monde, sortir de leur contentement et confinement.

page(s) 120-121
• Fausses monnaies de la sagesse et du développement personnel

La floraison contemporaine de la sagesse relève d'un abandon du travail de la pensée, c'est-à-dire de sa nécessaire élaboration, relevant lui-même de ce qui est bien cette fois un déni : déni de ce qu'il faut de patience et de cheminement, de ce qu'il faut traverser d'illusion et d'incompréhension, pour que soit enfin produit de l'intelligible.

De là qu'elle conduise non seulement à un renoncement à l'exigence philosophique, mais également à une démission vis-à-vis du questionnement politique, celui-ci étant une dimension de celle-là ainsi que sa mise en œuvre. Or ce déni est celui du temps présent, sur lui repose l'opinion ou la doxa du jour. Aussi nombre de ceux qui jadis ont été philosophes se convertissent-ils aujourd'hui par facilité, de façon plus ou moins avouée, à cette sous-philosophie et en font commerce. Car c'est là le nouveau marché.

Il faut sonder, en effet, le moment présent pour comprendre les raisons d'un tel succès et pourquoi cette fausse monnaie s'est propagée : la fin proclamée des grandes idéalités projetées (le Progrès – le Salut) lui a laissé le champ libre ; le retrait du religieux et la déception vis-à-vis du politique (dès lors qu'il n'est plus que de positionnement et n'a plus valeur d'engagement) lui confèrent une fonction de substitution : il s'agit là d'un discours à fonction d'alibi, analgésique face à la « crise » qui n'est elle-même que le titre illusoire donné au négatif – non analysé - non assumé – de notre Histoire.

De plus, porteuse de bonne conscience, non d'exigence, une telle « sagesse » n'offre pas non plus de thèses ou de positions avancées permettant de la critiquer. Que dire contre ce rappel que la vie finalement « est belle », qu'il faut songer aux « joies simples » et se désoccuper – si ce n'est se moquer de ces inepties ?

À quoi s'ajoute la complicité des médias favorisant la constitution d'une image en icône de consensualité (photo au sourire béat) et faisant croire, par là, qu'on peut entrer dans la pensée sans plus de difficulté. La « sagesse » s'est muée ainsi en idéologie du « développement personnel » où chacun se raconte avec complaisance – comme si ce prêche et cet anecdotique avaient valeur « indicielle » (pour reprendre l'ancienne notion chinoise), ou bien suffisaient à se constituer en vérité.

Alors que le philosophe n'a garde, qu'on s'en souvienne, de se raconter : « Ceux qui écoutent, non pas moi, mais le discours », logos, disait préventivement le grand Héraclite ; et que la philosophie – faut-il aussi le rappeler ? – ne prêche pas.

Il en résulte ce propos, finalement redondant et sans arête, de la simplicité heureuse mimant la naïveté (« émerveillez-vous de la vie ! »), mélange d'hédonisme et de zénisme dont tout négatif moteur (nég-actif) est évacué et rejouant de façon ampoulée le grand thème d'une fusion avec le cosmique (et prenant à son avantage une tournure initiatique : le voyage, non plus à Katmandou, mais en Corée) – le tout sur un ton d'humilité se doublant d'exhibitionnisme.

Comme si l'on pouvait oublier que le point de départ de la morale, à défaut de « fondement », ne pouvait se trouver dans la bonne intention affirmée, virant si commodément en posture et toujours suspecte de duplicité ; ni non plus dans l'assentiment collectif (le grégaire que dénonçait Nietzsche).

On s'étonnerait, à vrai dire, que notre époque en soit tombée à ce point de niaiserie (doublée de cynisme ?), s'il ne fallait y voir le symptôme d'une raison qui, elle, est de fond et de nouveau philosophique : notre difficulté à redonner un statut consistant, en rapport à la vie, à ce que nous nommons encore, mais de façon si délabrée, du moins si dispersée, l'« expérience ».

page(s) 69-71
• La satisfaction abolissant en fait la vie

Qu'est-ce qui fait donc un beau jour en rapport à la satisfaction ? Est-ce que la satisfaction, dans sa coïncidence, son comblement, ne l'abolirait pas plutôt ? Est-ce que ce ne serait pas plutôt, par conséquent, dans l'entre en tension de la satisfaction et de l'insatisfaction – ces deux opposés voilant la vie par leur arbitraire – que de la vraie vie commencerait d'apparaître ?

page(s) 76
• L’inouï, l’irréductible altérité

L’inouï nomme […] l'en soi en ce qu'il pointe le réel avant toute assimilation subjective : avant qu'il ne commence d'être nommé, normé, normalisé, formaté par nos cadres perceptifs et d'intellection. Il nomme le réel avant que nous l'intégrions et puissions le « connaître », c'est-à-dire que nous le rapportions à notre cadre constitué de connaissance, que nous le réduisions selon nos capacités d'appréhension, donc que nous en méconnaissions l'extériorité vis-à-vis de nous-même, autrement dit l’irréductible altérité.

page(s) 90
• Dissimulation de notre condition de survivant

Aussi la vie fausse, en opposition à la vraie vie, tient-elle aussi à cela : à ce que nous ne cessons de dissimuler activement, avec toute la fébrilité voulant compenser la facticité, ce sauve-qui-peut de la survie qui est au principe même de la vie. La vie en société, par sa conformité imposée, sert à instituer ce semblant officiel – fonctionnel – permettant de masquer cette condition de survivant : à faire semblant d'être effectivement vivant, avant que le rideau tombe. De sorte que nous paraissions des vivants crédibles.

Il est étonnant comment nous nous entendons collectivement – tacitement – à faire comme si nous ne savions pas que nous ne faisons que survivre et non pas vivre : à recouvrir de tous les oripeaux possibles cette fêlure originaire à partir de laquelle nous avons à sauver la vie de la la non-vie de la vie. « La vie est la farce à mener par tous » dit Rimbaud dans Mauvais sang. Il n'y va pas là seulement de « divertissement », mais bien d'un déguisement. Il n'y va pas là seulement de cache-« misère » (du « Grandeur et misère » pascalien) ; mais d'une mise à couvert de la vérité, du fait de la complicité exigée.

page(s) 175-176
• La vie ne coïncide pas avec la vie

C'est plutôt par recul, à distance, dans le souvenir, ou peut-être en rêve, qu'on commence à voir se profiler, comme dans une brèche, ce que serait plus essentiellement la vie. Car le paradoxe fondamental de la vie est que la vie ne coïncide pas avec la vie, et cela de façon originaire. Si « la vraie vie est absente », comme l'a dit Rimbaud dans une formule décisive, acquise à tout jamais, cela ne vient pas, bien sûr, de quelque infortune ou malheur personnel, qui serait plus ou moins anecdotique, mais de cette contradiction majeure, qui est celle même de la vie : « Je suis au fond du monde », dit la Vierge folle d'Une saison en enfer, « au fond du monde » comme au fond du gouffre. Or, en même temps, est-il reconnu aussitôt, « nous ne sommes pas au monde »… À ce monde, ici même, nous n'avons pas encore accédé.

page(s) 15
• Reporter, par crainte du désemparement

[R]eporter cet affrontement de la rencontre, c'est rater définitivement la possibilité du présent qui s'offre – « présent » s'entendant d'ailleurs heureusement en français des deux façons : moment actuel et don.

Ce péril est bien connu de tous. Car escamoter le présent est de toutes les démarches comme de tous les instants. Ne serait-ce que maintenant , quand je lis : quand je lis, la tentation du report est que je peux relire. De même quand j'écris : que je peux corriger. […] Je compte, autrement dit, sur le fait que je peux refaire pour ne pas faire[. …]

[R]eportant, je me prémunis contre un trop violent désemparement.

page(s) 30-31
• Nous hisser à hauteur d’inouï, une exigence éthique

[N]ous hisser à hauteur d’inouï, ne pas biaiser avec lui ou s'en détourner, ne pas le trahir, mais oser l'affronter, a d'emblée et nécessairement un effet sur la conduite, produit de soi-même, savons-nous, une exigence éthique.

D'emblée une étroitesse du point de vue intéressé, […] celle de l'ego de l'égoïsme, s'y trouve de fait abandonnée : la fermeture à l'Autre, par ce qu'on n'entend plus de lui – d'où vient ce qu'on appelle traditionnellement le « mal » – y devient impossible.

page(s) 95-96
• Résolution d’assumer

Qu'on se rappelle seulement de quoi « maintenant » est fait : manu tenere, « tenir par la main » et « maintenir ». « Nous ne tenons jamais au temps présent », disait acerbement Pascal. […]

[I]l n'est de présent que par décision – résolution – d'assumer. Je ne cherche plus à retenir, à faire devenir ou durer.

page(s) 37-38
• Garder sa vie

[G]arder sa vie, ce n'est pas fixer son attention sur sa vie ; encore moins serait-ce s'ingénier à bloquer en soi la vie et vouloir la sauver le plus longtemps de son contraire abhorré : la mort. Mais, au contraire, rejoindre au creux même de sa vie la logique du vital qui comporte aussi légitimement la disparition que l'avènement, ou l'expiration que l'inspiration, et « garder » ainsi sa vie ouverte au renouvellement par alternance du procès global de la vie.

« Nourrir sa vie », ce n'est pas faire effort pour augmenter ou allonger sa vie et vouloir forcer la vie à se maintenir et durer. C'est même à cette seule condition – de dé-vouloir, dé-possesion – que peut se maintenir et durer la vie.

page(s) 35-36