François Jullien

Portrait de François Jullien

François Jullien (né en 1951) est philosophe, helléniste et sinologue. Pour mieux sonder l'impensé de notre langue, donc de notre pensée, fondées sur celles de l'Antiquité grecque et latine, il s'est d'emblée placé le plus au-dehors qui soit, en Chine, travaillant principalement à partir des classiques taoïstes et confucianistes.

Depuis une dizaine d'années, l'œuvre de François Jullien est entrée dans une seconde période qui, de livre en livre, développe une philosophie du vivre en résistance à la sous-littérature du développement personnel.

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Entrer simplement en présence

Ne pourrais-je cependant, un jour, entrer en rapport immédiat avec de l'immédiat ? Ne serait-ce pas cela « être au monde » ? Ne serait-ce pas cela vivre ? Entrer simplement en présence, ne serait-ce qu'en présence de cet arbre devant moi. Quand je suis face à lui, non plus me le « représenter », selon les interminables représentations de l'esprit qui font qu'il est toujours déjà dans ma tête et non pas dans la prairie ; mais qu'il se présente effectivement devant moi et que je me présente effectivement devant lui (stellen vor et non plus vor-stellen dans Was heisst Denken ?).

page(s) 191
• Désapparition

Si ce qui disparaît est recouvert par autre chose, ce qui désapparaît n'est recouvert que par sa propre présence qui s'étale et, n'étant plus menacée de disparaître, s'entasse et devient opaque. De là que ce présent étalé vire de lui-même en lassitude ; et qu'il faudra briser cette lassitude de l'étalement pour commencer d'entendre, sous lui, le possible inouï.

page(s) 130-131
• Véritées décantées

Il y va […] de la nature même de la vérité ; et d'un défi pour la philosophie ou, du moins, de ce qui doit l'inquiéter comme sa limite : qu'il est des vérités qui ne se découvrent qu'avec le temps ; non pas dans l'instant (du raisonnement), mais par dégagement. Car on croit la vérité convaincante par elle-même, index sui, accessible sur-le-champ parce que en appelant par principe à la raison et comprise dans son énoncé, de droit intégrable par tout esprit l'examinant pour en juger, d'où lui vient son universalité. Or on découvre qu'il est des vérités qui ne sont pas de cet ordre : qui ne sont pas démontrées, mais décantées.

page(s) 32
• La vie enlisée, engluée

La vie enlisée est la vie qui ne se connaît plus d'initiative et n'inaugure plus. Elle s'est confinée et immobilisée dans son habitus, ne désadhère plus suffisamment d'avec elle-même comme d'avec son monde, ne dé-coïncide plus suffisamment d'avec les modes d'adéquation et d'adaptation qui font son lit et son confort. Elle n'ouvre plus assez d'écart avec elle-même, selon ce que écart comporte en soi d'exploratoire et de dérangement. Dans cet enfoncement, ce rabattement, ce n'est pas tant que pèse de leur trop de lourdeur le milieu ou le passé, car ce qui s'y percevrait alors de pression négative porterait de soi-même encore à réagir. Mais c'est que la vie s'est laissée absorber sous eux au point qu'elle ne peut plus s'en détacher. Une adhérence s'est sécrétée et sédimentée, en cours de vie, au point qu'on n'en décolle plus et s'y « englue »[.]

page(s) 118
• La rencontre, dépossédant le soi de soi-même, fait exister

[U]ne rencontre – toute rencontre –, oriente à nouveau vers de l'autre, vers de l'extérieur qui n'est pas encore intégré, ravive du « contre » (le « contre » de la rencontre) et fait affronter. Par-là, une rencontre n'est jamais prédictible dans ce qui peut y arriver. Non seulement elle interrompt le cours s'enchaînant du temps et ravive du présent en le détachant du passé.

Mais surtout, en dépossédant un tant soit peu le soi de soi-même, en ébréchant son autonomie et l'expulsant de son quant-à-soi, elle le porte à se « tenir hors » de soi et donc à proprement « ex-ister ».

page(s) 121
• Temps réel sans conscience

[L]e règne instauré de l'instantané (le mythe de l'« en temps réel ») maintient sous un régime réactif empêchant la prise de distance et, par conséquent, de conscience.

page(s) 132
• Le bonheur, faux universel

L'amour, lui qui sert à dire aussi bien le désir de possession que le don surabondant de soi-même, qui est son opposé, à la fois l'érôs et l'agapé, a eu besoin du statut mythique que lui a conféré l'Occident (« l'Amour ! ») pour asseoir son unité forcée.

Or, de même, le « Bonheur », servant à dire aussi bien la chance que la béatitude, réclame-t-il un statut d'idéalité pour imposer sa fausse consensualité, voire son prétendu statut d'universel. De là que son manque de rigueur fait sa faveur ; ou que la confusion du terme est ce qui fait sa commodité, jusqu'à le légitimer. Car ne sert-il pas à couvrir – à noyer sous son autorité – ce qu'on craint le plus peut-être d'avoir à penser ?

Ne faudrait-il pas d'ailleurs commencer par porter au sein du mot le soupçon ? Ce terme de bonheur n'est-il pas d'emblée suspect pour ce qu'il fige et fend à la fois ? Pour la fixation qu'il impose en bloquant sous son unité le cours du vécu ; et pour le forçage qu'il opère en scindant, de façon antinomique, « bonheur » et « malheur ». Car, en se dressant contre le « malheur », le « bonheur » fait perdre à la fois la cohérence et la continuité qui font le tissu indémêlable de nos vies.

page(s) 96-97
• Laisser les émotions mieux nous susciter

Si l'émotion vient bien chaque fois du monde, n'est-ce pas moi, en revanche, qui décèle peu à peu, du cours même de la vie, par écart ouvert dans la vie, sa capacité de dé-couvrement ? Aussi peut-on s'essayer non plus tant à gérer ses émotions et les dominer, comme l'a voulu traditionnellement l'« ataraxie » de la sagesse, que peut-être, à l'envers, les laisser mieux – c'est-à-dire plus radicalement, le plus infiniment – nous susciter, et ce pour déréifier nos vies.

page(s) 150
• Lente décantation de la lucidité

[L]a lucidité […] est conjointement résultative : j'y ai été conduit par les expériences traversées en même temps que j'y ai contribué moi-même par leur prise en compte. Tous ceux qui ont subi des expériences négatives ne sont pas pour autant devenus lucides, il y faut aussi une collaboration du sujet, acceptant de les laisser entrer dans le champ de sa réflexion. De la lucidité me vient tout ce que j'ai vécu et qui a dissout et défait peu à peu – a effrité et morcelé, fissuré et craquelé, par contrainte exercée du dehors en même temps que rectification personnellement assumée – ce qui obscurcissait ma conscience à titre de représentations de l'esprit s'interposant à mon insu et me voilant la réalité – « réalité » sortant alors de sa nébuleuse équivoque pour signifier précisément ce qui reste après ce retrait.

page(s) 97-98
• Le présent est une décision

Non plus seulement je me rends moi-même effectivement présent, présent-présent et non plus présent-absent, c'est-à-dire que je ne laisse plus de l'absence éroder ma présence ou subrepticement la saper ; mais voilà même que j'en viens à surmonter par la pensée une telle opposition – et tel est bien en quoi s'impose la pensée ; c'est-à-dire à quoi hisse l'esprit par sa capacité. Non seulement je ne laisse plus la présence être contaminée par l'absence, mais je résorbe aussi celle-ci dans celle-là. […]

Présence / absence : que restera-t-il en définitive de ce clivage ? N'est-ce pas à l'inertie de l'esprit qu'on doit de les tenir, l'une et l'autre, encore dissociées ? « Penser », en quoi vivre s'accomplit aux yeux des Grecs, est d'en triompher. […]

[L]a métaphysique a été conduite à méconnaître la présence dans sa venue et son surgissement (Anwesung et non plus Anwesenheit) : comme irruption abrupte et faisant événement, non plus conçue selon l'horizontalité d'une étendue temporelle que définirait sa constance, mais éprouvée selon la poussée d'une percée et d'une émergence.

En effet : sous le pesanteur du présent devenu étale de la métaphysique et profilant uniformément l'existence, n'avons-nous pas été conduits à oublier cette « éclosion » de la présence – à la fois se décelant de l'absence et s'avivant par son retrait ? Mais que soudain on se heurte à n'importe quel coin de paysage, au lieu de se borner à photographier ; que, rencontrant ces trois arbres au détour de la route, on s'y affronte, au lieu de machinalement esquiver – et voici que du présent aussitôt s'ouvre. Que, par sa résolution, on laisse cette présence advenir ou, comme le disait Héraclite, dans ce tel quel de la rencontre, un « éveil » s'opérer : le « présent » est une décision.

Décision de quoi ? Disons : de ne pas reporter. C'est une décision de ne pas renvoyer à (un plus tard faux-fuyant) qui seule ouvre un présent effectif.

page(s) 24-27
• Tenter de vivre

D'une part, vivre est immédiat et même le seul immédiat possible. D'autre part, vivre est à essayer, à conquérir, à tenter – il faut « tenter de vivre ». Il y faut donc une médiation incessante, et d'abord de la pensée qui conduit à dérésigner, désenliser, désaliéner et déréifier la vie.

page(s) 189
• Reporter, par crainte du désemparement

[R]eporter cet affrontement de la rencontre, c'est rater définitivement la possibilité du présent qui s'offre – « présent » s'entendant d'ailleurs heureusement en français des deux façons : moment actuel et don.

Ce péril est bien connu de tous. Car escamoter le présent est de toutes les démarches comme de tous les instants. Ne serait-ce que maintenant , quand je lis : quand je lis, la tentation du report est que je peux relire. De même quand j'écris : que je peux corriger. […] Je compte, autrement dit, sur le fait que je peux refaire pour ne pas faire[. …]

[R]eportant, je me prémunis contre un trop violent désemparement.

page(s) 30-31
• Laisser advenir, dans le détachement

[Du fait des spécificités de sa langue], la pensée chinoise s'est trouvée particulièrement à l'aise pour évoquer cette opérativité qui se développe d'elle-même, cheminant en silence, et dont on apprend à disposer, la captant comme une « source », mais sans pouvoir pour autant la régir. Dao (« tao »), le maître mot de cette pensée, dit à la fois l'auto-déploiement de cette immanence et de l'art d'en user, le processus et la procédure – dao du monde et « mon » dao.

Ainsi y est-il dit, toutes écoles confondues, qu'il faut savoir laisser advenir l'effet, comme retombée, ou « retour », d'un investissement préalable, confiant qu'on est dans la propension engagée et acquiesçant sagement à ce différé – plutôt que de troubler le monde par son désir et son impatience ; et, sur son versant taoïste, y est mise plus amplement en valeur l'attitude de « déprise » et de détachement qui, plutôt que la prise, conduit de façon « naturelle » (ziran) à cet aboutissement.

page(s) 45-46
• Pure processivité, naturelle et spontanée

[Il s'agit] de rejoindre en soi-même ce régime de pure processivité, naturelle et spontanée, parce que libérée de tout ce que surajoute à ce cours le « point de vue advenu », prévenu, d'un moi individuel. car, pris comme est celui-ci dans le jeu du pour et du contre, dans la projection de ses tendances et de ses aversions, toute cette affectivité parasite faisant écran à la pure injonction du monde, voici que fatalement s'obscurcit en lui la réactivité naturelle relançant constamment la vie, qu'elle s'y brouille et qu'elle s'y embarasse ; l'influx vital se trouve alors entravé en ce « moi » et s'épuise.

page(s) 45-46
• La vie ne coïncide pas avec la vie

C'est plutôt par recul, à distance, dans le souvenir, ou peut-être en rêve, qu'on commence à voir se profiler, comme dans une brèche, ce que serait plus essentiellement la vie. Car le paradoxe fondamental de la vie est que la vie ne coïncide pas avec la vie, et cela de façon originaire. Si « la vraie vie est absente », comme l'a dit Rimbaud dans une formule décisive, acquise à tout jamais, cela ne vient pas, bien sûr, de quelque infortune ou malheur personnel, qui serait plus ou moins anecdotique, mais de cette contradiction majeure, qui est celle même de la vie : « Je suis au fond du monde », dit la Vierge folle d'Une saison en enfer, « au fond du monde » comme au fond du gouffre. Or, en même temps, est-il reconnu aussitôt, « nous ne sommes pas au monde »… À ce monde, ici même, nous n'avons pas encore accédé.

page(s) 15
• Piégé par le manque

[N]otre incapacité bien connue à concevoir le « paradis »: tant que j'éprouve encore du manque, je n'y suis pas satisfait, donc ne peux être heureux ; ou bien, si j'y suis satisfait, je manque alors du manque qui me fait désirer et je me lasse de ce bonheur que j'ai.

page(s) 103
• Sortir du contentement et du confinement du moi

[Si e]n donnant à entendre de l'autre qui s'extrait de toute assimilation à soi-même, l'inouï met en tension d'ex-istence, c'est que la capacité d'ex-istence est précisément d'excéder tout rabattement dans le déjà perçu - déjà pensé - déjà vécu. C'est en commençant de prêter l'oreille à l'inouï que l'on peut se hisser hors de son moi comme de son monde, sortir de leur contentement et confinement.

page(s) 120-121
• Reprendre sa vie

[E]st-ce que je saurai me détacher de ma vie précédente – de ma vie enlisée en son monde – pour débuter un nouveau jour ? Ou pour éclairer cette question dans sa condition : est-ce que je suis parvenu, à ce jour, à tirer parti de ma vie passée pour, revenant sur elle et m'en décalant, ne plus répéter ma vie, mais la « reprendre » : pour pouvoir réformer ma vie et commencer enfin effectivement d'« exister » ?

Cette interrogation, il est vrai, on peut la maintenir au niveau de l'actuel marché du développement personnel et du bonheur, en vue de s'y assurer à moindre frais. On peut la garder dans le cadre des banalités bien rabotées de la sagesse, y quêtant une résignation plus ou moins enjouée. Mais on peut aussi vouloir l'affronter philosophiquement pour y chercher une issue plus audacieuse, autant dire qui soit inventive.

• Vivre en soi est contradictoire

[V]ivre en soi est contradictoire, ce pourquoi il échappe par principe à la logique de l'Être et de la propriété. Ma vie m'est le plus propre, en effet, en même temps que je peux en être à tout moment déproprié.

page(s) 154
• Dissimulation de notre condition de survivant

Aussi la vie fausse, en opposition à la vraie vie, tient-elle aussi à cela : à ce que nous ne cessons de dissimuler activement, avec toute la fébrilité voulant compenser la facticité, ce sauve-qui-peut de la survie qui est au principe même de la vie. La vie en société, par sa conformité imposée, sert à instituer ce semblant officiel – fonctionnel – permettant de masquer cette condition de survivant : à faire semblant d'être effectivement vivant, avant que le rideau tombe. De sorte que nous paraissions des vivants crédibles.

Il est étonnant comment nous nous entendons collectivement – tacitement – à faire comme si nous ne savions pas que nous ne faisons que survivre et non pas vivre : à recouvrir de tous les oripeaux possibles cette fêlure originaire à partir de laquelle nous avons à sauver la vie de la la non-vie de la vie. « La vie est la farce à mener par tous » dit Rimbaud dans Mauvais sang. Il n'y va pas là seulement de « divertissement », mais bien d'un déguisement. Il n'y va pas là seulement de cache-« misère » (du « Grandeur et misère » pascalien) ; mais d'une mise à couvert de la vérité, du fait de la complicité exigée.

page(s) 175-176