Antoine Marcel

Antoine Marcel est un ermite : dessin d'ermitage taoïste

Antoine Marcel (né en 1949) est un fin connaisseur des cultures asiatiques, notamment le taoïsme chinois et les bouddhismes chan chinois et zen japonais. S'il a reçu le zen de Jacques Brosse, il y a aussi chez lui la filiation de cœur et d’esprit avec le beat-zen : Jack Kérouac et surtout Gary Snyder ; mais aussi le méditant-poète Kenneth White.

Après avoir beaucoup voyagé, créé des bonsaï ainsi que des jardins d'influence extrême-orientale, il est désormais retiré au creux boisé de quelque vallon du Massif central où vivant en ermite-lettré, il s'adonne à l’étude, la méditation, la marche et l'écriture, tout en « portant de l'eau et coupant du bois ».

Il ne semble pas y avoir de photo publique d'Antoine Marcel. Un signe parmi d'autres de quelqu'un qui pratiquerait authentiquement « effacer les traces » ?

 

Lignée Taisen Deshimaru

 

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Ne saisissant rien

À la vue d'une branche qui balance, de feuilles s'envolant au vent d'automne, au son d'une cloche, il saura que ne saisissant rien il n'en possède pas moins une richesse inestimable, celle de l'ainsi-venu ô combien plus précieuse que tous les avoirs de l'ego !

page(s) 14
• Là où la totalité n’est pas encore fragmentée par la pensée pensante

Dans la méditation assise, le pratiquant du zen fait retour à un éveil indifférencié, là où la totalité n’est pas encore fragmentée par la pensée pensante. Dans le quotidien ordinaire, celui-ci apprend à reconnaître que l’ainsité, la réalité non phénoménale avec laquelle il s’est familiarisé dans la méditation, est égale aussi à la diversité du phénoménal. Dit autrement, il apprend l’identité du nirvāna et de la roue des existences (saṃsāra).

page(s) 110
• Tout est esprit

L'école Yogācāra-Vijñānavāda est avant tout caractérisée par sa position philosophique de type dit idéaliste. Pour elle, il n'y a pas réellement de monde objectif, tout réside dans l'esprit, tout est esprit. Selon cette conception, les objets du monde extérieur n'existent donc pas en tant que phénomènes séparés de la conscience, ce sont avant tout des phénomènes mentaux, leur nature est celle d'objets de connaissance. Le monde sensible ne possède aucune réalité et n'existe pas en tant que tel, seule existe sa représentation consciente, que nous hallucinons par erreur comme solide. Le monde, dans cette perspective, n'existe pas en dehors de la représentation que nous nous en faisons.

Lorsque nous arrivons à réellement penser cette perspective, l'illusion que nous avons d'un monde objectif devient apparente, nous comprenons que le monde extérieur n'existe que dans notre esprit. Ce qui nous avait paru comme un support stable se dérobe, nous avons alors une certaine notion de la vacuité des phénomènes, condition de l'éveil.

page(s) 17
• Vieil ours

Lorsqu'il n'est pas dans l'environnement qui lui convient, qui lui est naturel, l'animal est en proie au stress. Telle est, dans les élevages industriels, la condition de l'animal que l'on doit élever sous cocktails de médicaments tant le stress altère les défenses immunitaires.

De là, on peut se demander jusqu'à quel point la fatigue de vivre dans de grandes villes, empilés les uns sur les autres, n'est pas simplement due à ces conditions structurelles, relativement impropres à l'animal humain, par simple effet concentrationnaire. Sans compter la nocivité des matériaux industriels, l'agression du bruit, la pollution de l'air et de l'eau. L'incessante computation d'innombrables signes, qu'à contrecœur il faut observer pour rester en compatibilité avec les autres, avec l'environnement, ou simplement préserver sa vie – et cela tout en se remettant de plus en plus fréquemment à jour pour ne pas risquer l'obsolescence.

Chez certains animaux, l'ours par exemple, les individus âgés, mâles ou femelles, ont tendance à s'isoler, ne rejoignant leur famille qu'épisodiquement, après l'hibernation, pour des rites de printemps. Les gloses que l'on tient sur le choix de solitude chez l'humain devraient en tenir compte, si l'on peut se permettre d'extrapoler, ainsi que le fait le lieu commun du langage, lorsque l'on qualifie quelqu'un de vieil ours.

page(s) 44-45
• Fantasme du moi

L'idée d'une continuité de la conscience […] provient d'un effet de rémanence semblable à celui de la persistance rétinienne qui nous fait voir un cercle de feu là où il n'y a qu'une braise incandescente au bout d'un bâton tourné à bout de bras dans la nuit. Là où il n'existe qu'une conscience mentale strictement liée à chaque percept, et disparaissant avec eux, nous imaginons une conscience-en-soi continue, et donc un connaisseur-entité.

page(s) 24
• C’est en marchant que la voie est tracée

À quelqu'un qui lui demandait des éclaircissements sur la Voie, un ancien maître de chan répondit : « Si vous voulez suivre la Voie, déjà vous déviez ! »

page(s) 30-31
• La vérité est ineffable et intransmissible

L'hôte, l'ermite, est celui qui sait que la vérité est ineffable et intransmissible. Sa réponse, c'est la cabane au simple loquet de bois, laissée vide, c'est l'absence. Ici bouddhisme et taoïsme utilisent le même mot : [idéogramme chinois] kong, le vide. Le visiteur confronté au vide se retrouve seul avec lui-même, frustré ou mélancolique. C'est alors pour lui, s'il en a la sagesse, la chance de comprendre par lui-même.

Appuyé au tronc d'un pin, le visiteur, depuis les hauteurs, contemple le monde de poussières d'où il est venu. Le poète, cependant, pour ne pas troubler la pureté de l'atmosphère des cimes, ne parle qu'à demi-mot ou même ne dit rien. Il sait qu'on ne peut pas montrer l'esprit-bouddha ou le tao en montrant quelque chose. Et pourtant, par la magie de son art poétique, c'est ce qu'il fait.

page(s) 51
• Intuition de l’instant

De ce qui n'était peut-être qu'une tache de lumière dans les sous-bois, avec l'ombre mouvante des arbres, mais suscitant l'intuition de quelque chose, d'un possible, d'un au-delà du monde, il est loisible en effet de tirer, dans la simplicité, une philosophie de la nature qui ne doit ni à un dieu, ni ne relève d'un humanisme, car située au-delà de la condition humaine et, par là, la délivrant.

Cette intuition de l'instant, le bouddhisme zen l'a définie comme compréhension soudaine de l'ainsité (tathatā). Disons, pour le moment, que celle-ci n'est pas de nature mystique. Qu'il s'agit plutôt de l'effet, dans le vu, d'un déconditionnement qui libère l'acte de voir des filtres qui auparavant s'interposaient.

page(s) 11
• Cohabitation du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme

[La] cohabitation [confucianisme /taoïsme /bouddhisme], étrange à nos yeux d’Occidentaux, a pu parfois ressembler à un syncrétisme, mais il s’agirait là plutôt, comme le dit François Jullien, du fait qu’en Chine, ou au Japon, on a conçu que « l’opposition n’est ni à clore, ni à figer », ce qui est un autre aspect de ce que le taoïste nomme non-pensée (wuxin ou wunian) – concept inclus dans l’innocence (jap. mushin), le sans-intention, le « sans esprit de profit » du zen (jap. mushotoku). En Extrême-Orient taoïste et zen, l’opposition des contraires, et même la discrimination des différences, dans le contexte de la sagesse, sont conçues comme se rapportant à l’attachement à une noétique du moi, laquelle finalement est un cadre vide.

page(s) 101
• « Porter de l’eau & couper du bois »

Pang Yü, le plus célèbre laïque du chan, vécut sous la dynastie Tang. Ayant étudié la voie bouddhique auprès des plus grands maîtres de son époque, Shitou Xiqian et Mazu Daoyi dont il reçut la transmission officielle, il se rendit rapidement compte de la vanité des biens terrestres, mais des connaissances livresques de la tradition confucianiste aussi. Après avoir coulé tous les livres de sa bibliothèque au milieu du fleuve, accompagné de sa fille Lingzhao, il partit sur les routes de Chine, vivant de la confection et de la vente de paniers en bambou. Leur vie rocambolesque, magnifiée, a été racontée dans le Recueil de paroles de Pang le Laïc.

Après Pang, « Porter de l’eau & couper du bois » est devenu une expression désignant la façon zen de vivre une spiritualité entièrement tournée vers l'immédiat, et donc non tributaire du port de l'habit et de la tonsure, ni d'aucune institution.

page(s) 24
• Déjà dans un autre monde

Comme se sont soudain effondrés le régime soviétique, le marxisme, le mur de Berlin, j’imagine que pourrait s’effondrer le paradigme matérialiste ancien, laissant la place à un monde post-moderne dans lequel il serait possible de vivre harmonieusement, selon notre vraie nature.

Sans doute est-ce un rêve, je poursuis pourtant cet espoir enfantin que la face du monde puisse être changée non par de nouvelles théories politiques, mais par ce qu’on attendait le moins : de nouveaux impératifs, imprévus ou même peut-être déjà inclus dans la structure même de ce qui est là et que l’on ne sait pas voir encore. Tout à coup, on comprendrait qu’on est déjà dans un autre monde, que le passé n’était qu’un enfer construit d’illusions, un cauchemar dont on se serait enfin réveillé en une sorte de satori nous faisant retrouver la pureté des origines…

page(s) 48-49
• Retour de l’esprit au sein de l’âme du monde

Le sage assis sur son rocher en solitude, dans sa méditation conçoit également que l’humain est pris dans sa sensorialité et les représentations de son esprit. Par contre, la sagesse émanant de sa corporéité – dans le zen, on dirait « de sa posture » – l’amène à comprendre que son monde de représentation n’est aucunement la vérité ultime. Tout au contraire, il sent combien celui-ci est conditionné. La vérité ultime, il la trouve dans la non-dualité, c’est-à-dire dans un retour de son esprit au sein de l’âme du monde. Là seul réside un inconditionné, en lequel il fonde sa sagesse.

page(s) 167
• Montagnes & rivières

« Avant d'étudier le chan durant trente années, je voyais les montagnes comme des montagnes, et les rivières comme des rivières. Quand j'en arrivai à une compréhension plus intime, j'accédai au point où l'on voit que les montagnes ne sont pas des montagnes et les rivières ne sont pas des rivières. Finalement, accédant à sa véritable substance, j'ai atteint la tranquillité. Je vois de nouveau les montagnes comme des montagnes et les rivières comme des rivières. »

Ces paroles d'un maître de chan de la dynastie Tang, Qingyuan Weixin, tant que l'on n'en comprend pas en soi-même le sens profond, peuvent paraître bien sibyllines.

Lorsque nous sommes enfant, notre regard voit la magie du monde, mais bien vite celle-ci est oblitérée par la connaissance acquise, voile conceptuel qui vient recouvrir la vision. Le travail de l'adepte du chan est donc de se libérer de ce voile d'inconnaissance métaphysique. Ce n'est que lorsqu'il a détruit sa vision conventionnelle qu'il retrouve le monde dans sa fraîcheur originelle.

page(s) 21
• Accordé au cours des choses selon le sans-penser

Ce que l'école Huayan pense dans les termes d'une totalité binaire, l'homme du chan renonce à le penser d'une façon théorique ou abstraite. Héritier du taoïsme, il s'accorde au cours des choses selon le sans-penser. Cette union vide à la vacuité d'un monde non pensé est une adhésion au principe même du vivant. Ceux qui, dupes du langage objectivant, ne comprennent pas intimement cette réalisation sans sujet ni objet la conçoivent comme une « fusion », mais ce terme est trompeur. Là où le sage se libère automatiquement du percept au profit de l'état primordial du sans-penser, ils sont restés enfermés dans la pensée pensante et donc dans l'aliénation à leur nature foncière.

page(s) 68
• Retrouver notre condition cognitive originelle

[C]e que propose le bouddhisme, le salut ou éveil, en réalité […] procède […] d'une rupture épistémologique. L'éveil bouddhique ne consiste pas en l'acquisition d'une nouvelle connaissance, il est tout au contraire un renversement des bases habituelles de la cognition, ou plutôt s'agit-il du rétablissement de notre condition cognitive originelle, précédant une aliénation que nous avons configurée nous-mêmes à notre insu lors de la mise en forme de nos processus conceptuels, au cours de nos années d'éducation.

page(s) 5-6
• Notre nature intacte et originelle

Le bouddhisme indien, assez indifférent à la nature, au contact de la sensibilité taoïste, en Chine, devient doctrine de l'immanent, aussi la représentation picturale peut-elle devenir l'expression de l'expérience intime de la siccité (ou ainsité, traduction du sanskrit tathatā), vraie nature silencieuse et immuable de toutes choses qui n'apparaît dans l'esprit du sage que lorsque – en son plus intime – il a fait place au silence. Dans ce silence, miroir originel et équanime de l'esprit, la branche de pin se reflète comme à la surface limpide de l'eau glacée des montagnes. Dans cette eau immobile où se mire la branche du pin, les nuages – que rien ne retient – à leur gré défilent librement. […]

Joie intime de la paix retrouvée en un fond des montagnes qui est aussi un fond de nous-mêmes, notre nature intacte et originelle.

page(s) 55-56
• Dans leur dimension véritable

Austérité, simplicité, naturel. Asymétrie, patine, respect. Imprégné de l’esprit des lieux, la beauté d’une fleur unique dans un vase, un geste, le son d’une cloche se révèlent dans leur dimension véritable.

page(s) 37