Antoine Marcel

Antoine Marcel est un ermite : dessin d'ermitage taoïste

Antoine Marcel (né en 1949) est un fin connaisseur des cultures asiatiques, notamment le taoïsme chinois et les bouddhismes chan chinois et zen japonais. S'il a reçu le zen de Jacques Brosse, il y a aussi chez lui la filiation de cœur et d’esprit avec le beat-zen : Jack Kérouac et surtout Gary Snyder ; mais aussi le méditant-poète Kenneth White.

Après avoir beaucoup voyagé, créé des bonsaï ainsi que des jardins d'influence extrême-orientale, il est désormais retiré au creux boisé de quelque vallon du Massif central où vivant en ermite-lettré, il s'adonne à l’étude, la méditation, la marche et l'écriture, tout en « portant de l'eau et coupant du bois ».

Il ne semble pas y avoir de photo publique d'Antoine Marcel. Un signe parmi d'autres de quelqu'un qui pratiquerait authentiquement « effacer les traces » ?

 

Lignée Taisen Deshimaru

 

Quelques ouvrages

Quelques extraits

• Vieil ours

Lorsqu'il n'est pas dans l'environnement qui lui convient, qui lui est naturel, l'animal est en proie au stress. Telle est, dans les élevages industriels, la condition de l'animal que l'on doit élever sous cocktails de médicaments tant le stress altère les défenses immunitaires.

De là, on peut se demander jusqu'à quel point la fatigue de vivre dans de grandes villes, empilés les uns sur les autres, n'est pas simplement due à ces conditions structurelles, relativement impropres à l'animal humain, par simple effet concentrationnaire. Sans compter la nocivité des matériaux industriels, l'agression du bruit, la pollution de l'air et de l'eau. L'incessante computation d'innombrables signes, qu'à contrecœur il faut observer pour rester en compatibilité avec les autres, avec l'environnement, ou simplement préserver sa vie – et cela tout en se remettant de plus en plus fréquemment à jour pour ne pas risquer l'obsolescence.

Chez certains animaux, l'ours par exemple, les individus âgés, mâles ou femelles, ont tendance à s'isoler, ne rejoignant leur famille qu'épisodiquement, après l'hibernation, pour des rites de printemps. Les gloses que l'on tient sur le choix de solitude chez l'humain devraient en tenir compte, si l'on peut se permettre d'extrapoler, ainsi que le fait le lieu commun du langage, lorsque l'on qualifie quelqu'un de vieil ours.

page(s) 44-45
• « Droit, l’arbre est promis à la scie ; droit, l’homme est promis à la pauvreté »

Si l'on en croit le Zhuangzi et le Liezi, seul l'arbre situé à l'écart au profond de la montagne, tordu ou creux pour avoir brûlé, frappé par la foudre, du fait de son inutilité est épargné par la hache des hommes et peut atteindre un âge vénérable. Droit et fort, l'homme jeune est promis à la conscription et à la guerre, au travail comme à tous les asservissements. Que l'homme droit soit promis à la pauvreté comporte deux aspects. L'un, constat cynique, l'autre, jugement moral à rebours, célébrant l'honorabilité d'une pauvreté intègre.

page(s) 20
• Une lumière toujours là

Les pāramitā sont comme les éclats de toutes les couleurs du spectre d'une lumière toujours là, dont nous avons simplement oublié la présence évidente.

page(s) 18
• Méditation du thé

Le thé appelle la vision de cabanes, de montagnes et de déserts, de voyages et d’horizons lointains, de rencontres entre voyageurs. Dans la solitude, il incite à la réflexion, à la méditation et au souvenir. Même lorsque nous sommes seuls, les gestes rituels du thé nous relient aux autres hommes. Lorsque, près de la cabane, on fait chauffer l’eau sur la braise dans une bouilloire en fonte, le monde est vaste et sans limites.

page(s) 40-41
• Au plus profond de l’expérience immédiate, plus empêtré avec soi-même

Par implicite on pense communément qu’une philosophie bien maîtrisée mènerait à la sagesse. La sagesse orientale procède autrement. Son idée est d’aller au plus profond et au plus subtil de l’expérience immédiate. Ce n’est qu’une fois l’expérience de l’ultime faite qu’elle développe sa philosophie comme un long commentaire. Asseyez-vous, abandonnez le corps et l’esprit (l’ego), dit-elle, et vous verrez ce qu’il en est. Ou bien partez bâton en main sur ce sentier qui mène parmi les pins à une cascade. Dans la senteur de résine et le bruit du torrent, vous réaliserez naturellement, spontanément, automatiquement, ce qu’il en est, pour peu que votre promenade coïncide avec un de ces rares moments où vous n’êtes pas empêtré avec vous-même.

page(s) 169
• La réalité une, divisée et fantasmée

[D]ans le cours habituel des choses (saṃsāra), les signes distinctifs (lakshana) de l'image sensorielle objective sont aussitôt oblitérés par une computation avec les données subjectives, et donc teintés par les impressions psychiques. C'est lors de cet instant second de discrimination, qui fait intervenir une connaissance appropriatrice dont le fonctionnement implique le filtre binaire de désirs et aversions, qu'apparaît le moi. La réalité une est alors divisée et fantasmée comme un «  moi ici » et un « monde là-bas ».

page(s) 20
• Changer le monde

Dans la tradition orientale, l'homme, dit-on, avant de songer à changer le monde pense à se changer lui-même. Mais ne s'agit-il pas de la même chose ?

page(s) 7
• Une philosophie de la nature sans philosophie

En Amérique, la philosophie populaire de la nature est une philosophie sans philosophie. Les rudes garçons comme Thoreau jugent sans doute que tant d'intellectualisme est indigne de l'homme des grands espaces ou, selon l'expression de Stevenson, du « Grand Dehors ». C'est en cela, malgré quelques malentendus, que la pensée de la nature américaine est assez proche de celle du zen.

page(s) 74
• Acquiescement au grand mouvement des choses

Il pleut, le niveau du ruisseau monte. Que l'impermanence soit bouddhéité, comment le comprendre au jour le jour, juste là où l'on est ? Sans doute y faut-il une acceptation, un accord. Une disposition intérieure, et non de la pensée.

Prenons les choses autrement, mettons-nous dans la disposition des moines-poètes de l'Extrême-Orient, et disons : l'éphémère lui-même est l'absolu. C'est là ce qu'ont montré les grands maîtres du haïku de l'école Bashō : Issa, Buson, Santoka, Masaoka Shiki. Un absolu qui se révèle dans les faits les plus insignifiants en apparence. Cet absolu, où est-il ?

« Vous me demandez pourquoi je vis au profond des montagnes, je souris mais ne réponds point » formule Libai – ou Li Po, le grand poète des Tang - dans un de ses poèmes. Voilà une réponse silencieuse qui, de quelque façon, témoigne d'une compréhension du fond des choses. Celle-ci n'est pas de l'ordre d'une acquisition, elle serait bien plutôt de l'ordre d'une perte !

Ainsi de ma vie dans les monts, qui est peut-être plutôt du côté d'un abandon que d'un esprit de recherche – d'un acquiescement au grand mouvement des choses.

page(s) 45-46
• Compassion et solidarité sont naturels

[P]our remonter aux racines de l'altruisme, si l'on observe l'afflux de nouvelles données en éthologie qui paraissent aller en ce sens, il semble que l'humanisme soit préprogrammé dans le somatique, et que ce soit nos représentations tardives (après Descartes et ses animaux-machines, là où le Roman de Renart était plus fin) d'une inintelligence animale qui nous aient empêchés de voir que la compassion est un sentiment, et la solidarité un comportement, à l'origine naturels.

page(s) 34
• Dans l’ordinaire, quelque chose qui transcende l’ordinaire

Entre les branches des arbres, dans les sous-bois, passe un je-ne-sais-quoi d'espace et de lumière qu'on ne verrait peut-être pas si certains peintres ne l'avaient mis en évidence. Il y a dans l’ordinaire, quelque chose qui transcende l’ordinaire, la formule est de l'ancien maître de haïku Bashō.

Notre travers est de toujours situer cet au-delà du monde dans un ailleurs, là où il est dans une présence invisible.

page(s) 29-30
• Là où la totalité n’est pas encore fragmentée par la pensée pensante

Dans la méditation assise, le pratiquant du zen fait retour à un éveil indifférencié, là où la totalité n’est pas encore fragmentée par la pensée pensante. Dans le quotidien ordinaire, celui-ci apprend à reconnaître que l’ainsité, la réalité non phénoménale avec laquelle il s’est familiarisé dans la méditation, est égale aussi à la diversité du phénoménal. Dit autrement, il apprend l’identité du nirvāna et de la roue des existences (saṃsāra).

page(s) 110
• Une harmonique de notre nature profonde

Prajñā, la sagesse bouddhique ou perfection de sapience, ainsi, d'emblée est une pierre de touche, dès le premier contact cette pénétrante est reconnue, car elle constitue une harmonique de notre nature profonde. Après, intuitivement, il suffit d'avancer, car ce que que nous avons rencontré nous l'avons reconnu comme plus vrai que nos vérités anciennes. C'est ainsi qu'imperceptiblement notre centre de gravité se déplace, et son assise se révèle une fondation inébranlable. De fait, celle-ci, car nous avons atteint une dimension métaphysique, s'est élargie, très au-delà des limites maintenant périmées de notre moi.

page(s) 13
• Joie profonde

Je reprenais la lecture de Han Shan. Au fond de la tristesse, il existait quelque chose de transparent et d’inaltérable qui semblait pouvoir être la source d’une joie profonde, qui résistait au froid, à la pauvreté, à la solitude, à tout. Parfois il me semblait l’apercevoir. Cette joie profonde, bizarrement, pouvait coexister avec la tristesse. Han Shan était triste, parfois, et parce qu’il acceptait sa tristesse, sa tristesse semblait devenir limpide. L’eau du torrent est glaciale, joie profonde !

page(s) 27
• Générosité au-delà du mérite

Dāna [la générosité], en réalité, fonde la vertu d'un altruisme qui dépasse de loin l'idée de rétribution du mérite. Le don matériel ou spirituel, dans les civilisations d'Extrême-Orient qui pratiquent l'idéal d'humanité confucéen (le ren), l'esprit de non-agir taoïste (chin. wuwei), comme l'esprit de non-profit bouddhiste (jap. mushotoku), sont souvent cachés.

page(s) 23
• Retrouver notre condition cognitive originelle

[C]e que propose le bouddhisme, le salut ou éveil, en réalité […] procède […] d'une rupture épistémologique. L'éveil bouddhique ne consiste pas en l'acquisition d'une nouvelle connaissance, il est tout au contraire un renversement des bases habituelles de la cognition, ou plutôt s'agit-il du rétablissement de notre condition cognitive originelle, précédant une aliénation que nous avons configurée nous-mêmes à notre insu lors de la mise en forme de nos processus conceptuels, au cours de nos années d'éducation.

page(s) 5-6
• La post-modernité, déceptive car déracinée

[E]n laissant toute latitude à l'homme de décider ce qu'est l'homme, on en vient à passer d'un irrespect de la nature dans le contrôle de soi et de ses apparences – le tatouage, le piercing, l'ingestion de substances optimisantes – à l'eugénisme, à l'homme augmenté, au transhumanisme, à un meilleur des mondes qui est sans doute la pire des folies.

Houellebecq et [Baudoin de] Bodinat, finalement, sont des urbains qui ne voient pas comme le monde est immense, l'horizon de leurs macérations est tout petit. Ce manque de compréhension entrave le cœur, et y fait monter une bile noire. […]

[Leur pensée] est exilée des savoirs du corps propre et ne peut plus se spiritualiser. Elle se cérébralise en de vaines pensées toujours déceptives. Déceptives car déracinées et donc impropres à toute montée de sève venant de cette spontanéité qui, très précisément, dans la pensée chinoise, est l'essence sans essence (vide) de la nature, le Tao.

page(s) 17-18
• Dans leur dimension véritable

Austérité, simplicité, naturel. Asymétrie, patine, respect. Imprégné de l’esprit des lieux, la beauté d’une fleur unique dans un vase, un geste, le son d’une cloche se révèlent dans leur dimension véritable.

page(s) 37
• Accordé au cours des choses selon le sans-penser

Ce que l'école Huayan pense dans les termes d'une totalité binaire, l'homme du chan renonce à le penser d'une façon théorique ou abstraite. Héritier du taoïsme, il s'accorde au cours des choses selon le sans-penser. Cette union vide à la vacuité d'un monde non pensé est une adhésion au principe même du vivant. Ceux qui, dupes du langage objectivant, ne comprennent pas intimement cette réalisation sans sujet ni objet la conçoivent comme une « fusion », mais ce terme est trompeur. Là où le sage se libère automatiquement du percept au profit de l'état primordial du sans-penser, ils sont restés enfermés dans la pensée pensante et donc dans l'aliénation à leur nature foncière.

page(s) 68
• « Les pieds sur la terre, la tête dans le ciel »

« Les pieds sur la terre, la tête dans le ciel » est une définition de l'homme de la voie, de celui qui pratique une sagesse sublime et incarnée. La spécificité de la condition humaine est de faire le lien entre Ciel et Terre, à savoir entre le divin et une vie triviale. La définition, par ailleurs, implique que seule cette posture existentielle, réaliste et divine, est accomplissement de l'humanité. C'est là une définition de ce que doit être la posture humaine accomplie que l'on rencontre souvent dans les textes chinois du bouddhisme de l'école chan – soit zen en japonais. On remarquera comme, dans cette assertion, la posture spirituelle est corporelle aussi.

page(s) 17-18